Tirer le fil de l’évolution des modes de financement des campagnes électorales, c’est observer deux ordres de dynamiques : d’une part l’ingéniosité développée par les intérêts privés pour garder la main sur le financement des campagnes, des victoires électorales et en définitive sur les décisions prises par l’État ; et d’autre part le parallélisme entre les mutations des modes de financement et les dynamiques politiques à l’oeuvre. Depuis le début de la Vème République, trois périodes se sont succédé : l’ère des financements privés largement alimentés par des commissions occultes, système permis par la manne offerte par le capitalisme d’État et la décentralisation ; l’ère des financements publics ; et l’ère des campagnes inspirées par le gigantisme américain dont l’affaire Bygmalion est le paroxysme. Toutefois, de plus en plus de mouvements politiques – Bernie Sanders aux États-Unis, la France Insoumise en France – font appel aux campagnes de dons et récoltent de nombreux petits montants. On semble donc entrer dans l’ère des souscriptions populaires.
L’ère du financement privé, des trucages de marchés publics et des commissions occultes
Jusqu’aux années 1990, les réminiscences du capitalisme d’État mènent les partis politiques à se financer essentiellement par le canal des ressources privées, entraînant des montages financiers complexes qui visaient à assurer la pérennité du financement d’un parti en percevant des commissions occultes versées par des entreprises en échange de l’octroi de marchés publics. Ce mode de financement crapuleux a largement été permis par la décentralisation qui a ouvert les vannes du clientélisme – les marchés publics étant transférés des mains de l’administration vers celle des élus locaux.
En 1990, une dalle de béton s’effondre sur un chantier de construction ordonné par la communauté urbaine du Mans. Deux salariés trouvent la mort. Au cours de l’instruction, le juge Jean-Pierre arrive à obtenir d’un responsable socialiste l’aveu que plusieurs bureaux d’études perçoivent des commissions auprès d’entreprises désireuses de s’assurer l’octroi des marchés publics délivrés par les collectivités territoriales socialistes. Ces pots de vin visent ensuite à assurer un financement pérenne au Parti Socialiste. C’est le début de l’un des plus grands scandales de corruption et de financement illégal des partis politiques : l’affaire Urba. Elle révèle un système de corruption généralisée, mis en place par le Parti Socialiste depuis 1971, pour collecter les fonds issus du racket d’entreprises privées.
Pour tirer les socialistes de ce chausse-trappe, le gouvernement dirigé par Michel Rocard intervient par le biais d’une loi d’amnistie, ce qui permettra à la plupart des responsables socialistes nationaux d’échapper aux condamnations. Le 14 septembre 1992, Henri Emmanuelli, est tout de même condamné pour recel et complicité de trafic d’influence.
La droite n’est pas en reste. Une série d’enquêtes judiciaires a ainsi révélé de nombreux montages financiers visant à assurer le financement du RPR par le biais de commissions occultes et d’emplois fictifs.
C’est ainsi que Jacques Chirac et Alain Juppé furent tous deux condamnés dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris. Un certain nombre de permanents travaillant pour le RPR étaient en réalité payés par cette dernière. Dans cette affaire, Jacques Chirac est condamné à 2 ans de prison avec sursis, tandis qu’Alain Juppé écope de 18 mois de prison avec sursis, lui aussi, assortis d’une peine d’inéligibilité de 5 ans.
Autre affaire symbolique : celle des HLM de Paris. Si le juge Riberolle n’est pas parvenu à établir formellement l’implication personnelle de responsables du RPR, de nombreux témoignages concourent à établir que Jean-Claude Méry, homme de confiance de Jacques Chirac, aurait reçu pour mission de financer le RPR par le biais de commissions occultes versées par des entreprises prestataires de l’OPAC de Paris. Cela dit, aucun financement politique occulte n’a pu être mis en évidence, en raison de l’utilisation de sociétés-écrans basées dans les paradis fiscaux. Trente-sept prévenus sur 49, dont l’ancien directeur général de l’OPAC, Georges Pérol, ont été condamnés.
Dans l’affaire des lycées d’Île-de-France, le conseil régional dirigé par le RPR a passé des marchés publics pour une valeur de 24 millions de francs de rénovation concernant des lycées. Sur ces montants, il a été prélevé 2 % de « commissions occultes », que se sont partagés les partis représentés au conseil régional : PS, PCF, et RPR.
Ce mode de financement n’était pas seulement la norme en France. De l’autre côté des Alpes, un autre scandale, d’une toute autre ampleur, révèle que la quasi-totalité du système politique italien est financé par le biais de commissions occultes versées par des entreprises à qui l’ont accorde des marchés publics (encore).
Tout commence le 17 février 1992, lorsque la police italienne interpelle, en flagrant délit, Mario Chiesa, homme fort du Parti socialiste italien, promis à la mairie de Milan, alors qu’il empoche une enveloppe de 7 millions de lires. Détail rocambolesque : pendant son arrestation, Chiesa tente de faire disparaître un autre pot-de-vin, d’une valeur de 37 millions de lires, en le jetant dans l’eau des toilettes. Petit à petit, les enquêtes révèlent un système de financement des partis politiques caractérisé par une corruption généralisée.
Comme les socialistes français, les Italiens tentent de maquiller l’affaire par le biais d’une amnistie, à travers le décret Conso. Sous le feu des critiques, ce décret n’est pas signé par le Président de la République, Oscar Luigi Scalfaro. Les corrompus n’en démordent pas. Le 29 avril 1993, les députés refusent de lever l’immunité de Bettino Craxi, afin de permettre au président du parti socialiste italien de ne pas être inculpé. Au bout du bout, Craxi finira pas être condamné à 27 ans de prison. Au total, les juges ont prononcé 2 000 condamnations dans cette série d’enquêtes.
Ce mode de financement délictueux est caractéristique d’une époque : celle de la décentralisation et du capitalisme d’État. Ce dernier assure l’octroi d’une manne financière importante que l’on peut distribuer. Cela dit, la décentralisation, en donnant le pouvoir de décision aux élus locaux, et non plus à l’administration, a permis à ce système de corruption généralisée d’être mis en oeuvre avec bien plus de facilité.
L’ère du financement public des campagnes électorales
En 1988, le financement public des partis politiques représentés au parlement et le remboursement des dépenses liées aux campagnes présidentielles, législatives et sénatoriales sont instaurés. Les dépenses de campagne sont également plafonnées. En 1990, les financements issus des entreprises sont plafonnés à 500 000 francs par an. En 1995, les financements des entreprises sont purement et simplement interdits. En 2001, les fonds spéciaux ne peuvent plus alimenter les primes de cabinet en liquide.
Toutefois, le gigantisme des campagnes politiques américaines – on s’ennuie moins avec la lutte contre la corruption outre-Atlantique – et l’effet de souffle produit par les images des meetings rassemblant des centaines de milliers de personnes ont conduit à l’explosion des plafonds de dépenses de campagne et à des systèmes de double-facturation mis en place pendant la campagne présidentielle de 2012. L’affaire Bygmalion signe le chant de cygne de cette époque. C’est la dernière campagne faite par et pour la télévision.
Dans cette affaire, la société Bygmalion aurait établi un système de double-facturation pour masquer l’explosion des dépenses de campagne de Nicolas Sarkozy. Le 24 mai 2014, Libération indique en effet que près de 70 conventions plus au moins fictives auraient été facturées à hauteur de 18 millions d’euros à l’UMP. Ces factures auraient servi à déporter les dépenses du candidat Sartkozy de ses comptes de campagne vers ceux du parti. L’affaire est encore en cours.
L’ère des souscriptions populaires
Aux États-Unis, le financement des campagnes électorales par les entreprises est autorisé. C’est la raison pour laquelle les campagnes présidentielles américaines sont en général financées par des Super Pac, des Super political action comitees créés par des lobbies pour influencer les décideurs publics. Ils rassemblent les sommes qu’un groupe de pression souhaite abonder en faveur d’un candidat. Or, un arrêt Citizens United v FEC (2010) rendu par la Cour Suprême abolit les plafonds de dons des PAC réputés indépendants des partis politiques et des candidats. Bernie Sanders a fait de la dénonciation de ces Super PAC, un des axes centraux de sa campagne et de l’indépendance vis-à-vis de ceux-ci un des points cardinaux de sa stratégie de financement.
Résultat : en 2016, 57% (134 millions de dollars) des donations en faveur de Bernie Sanders provenaient de dons inférieurs à 200 dollars. En tout, 218 millions de dollars ont été collectés par le biais de dons en ligne, pour un montant moyen de 27 dollars. En 2019, 24 heures après le lancement de sa campagne, Bernie Sanders avait déjà rassemblé 5,9 millions de dollars, en provenance de 233 000 donateurs, dont 40% sont des nouveaux donateurs. Dans la première semaine, ce chiffre s’élève à 10 millions de dollars et 350 000 donateurs. Par ailleurs, les contributeurs ont souscrit à des donations mensuelles à hauteur de 600 000 dollars.
La stratégie de fundraising de Bernie Sanders s’inscrit dans une cohérence globale qui relie communication fondée sur des thématiques politiques structurantes (gratuité de l’enseignement supérieur et des soins, dénonciation des lobbies corrupteurs, hausse des salaires), valorisation de l’apport de chaque soutien, campagne de dons et stratégie digitale.
Alors qu’Hillary Clinton multiplie les dîners de galas pour attirer les grands donateurs qui peuvent donner dans une limite de 2 700 dollars et mobiliser les super PAC, Bernie Sanders souligne l’importance des petits dons et intensifie sa dénonciation des super PAC, perçus comme des lobbies corrupteurs.
La stratégie de Bernie Sanders s’appuie essentiellement sur des listings de mails vers lesquels son équipe cible des call-to-action. Pour accroître, sans cesse, la taille de ces listings, Sanders s’appuie sur tous les canaux des réseaux sociaux, sur la signature de pétitions, sur des événements physiques ainsi que sur sa plateforme NGP Van. Au cours de la campagne 2016, il rassemble ainsi plus de 2,5 millions de donateurs inscrits dans ces listings. Tous ces canaux servent également à appeler les soutiens de Bernie Sanders à effectuer des dons, bien que les call-to-action par mail soient les plus efficaces.
L’équipe de Bernie Sanders s’appuie sur les moments clés de la campagne pour opérer des levées de fonds records. Ainsi, dans les 24 heures qui ont suivi sa victoire dans le New Hampshire, il a réussi à collecter 7 millions de dollars. Les mails sont conçus de manière à valoriser chaque participation et à créer une communauté de valeurs autour de Bernie Sanders. Le sentiment de communauté est créé par l’adresse brothers and sisters, par l’usage de we et la destination des fonds paid for by Bernie 2016 (not the billionaires).
Au sein de la société Revolution Messaging, Tim Tagaris, Robin Curran et Michael Whitney pilotent la stratégie digitale et la stratégie de financement du candidat. Ils capitalisent sur les moments forts de la campagne pour les transformer en dons sonnants et trébuchants. Ils s’appuient sur des analyses fines en matière de big data pour cibler leurs mails et leurs campagnes publicitaires. L’enjeu central est de garder à l’esprit la connexion entre les idées motrices de la campagne et les dons.
Pour obtenir le soutien des millennials, l’équipe de Sanders recherche deux éléments : l’authenticité et une communication axée sur les sujets de préoccupation de cette classe d’âge. Si Sanders assume un lien affectif avec ses soutiens, ils ne s’adonne pas à la peopolisation américaine des candidats. Ainsi, les vidéos behind-the-scenes donnent une couleur authentique au candidat. On zoom sur des jeunes soutiens lors des meetings. Les soutiens présents aux meetings sont photographiés pour créer cette connexion authentique entre le candidat et les millennials. Ainsi, arrivé à la fin de la campagne, 42 millions de personnes ont visionné les 557 vidéos produites par l’équipe de campagne. Cette recherche d’authenticité est un des points majeurs mis en avant par l’équipe de Revolution Messaging pour obtenir le soutien des millennials.
L’équipe multiplie les canaux pour faire passer les messages du candidat et épaissir les listings mails : Facebook Canvas ads, Twitter conversational video ads, YouTube bumper ads, contenus sponsorisés sur Buzzfeed, The Hill ou Politico, filtres Snapchat ciblés géographiquement. Enfin, l’équipe de Sanders s’appuie sur Revere Mobile pour encourager les dons par le biais de smartphones. 42% des dons en ligne ont été effectués par le biais d’un téléphone mobile. L’un des événements marquants de cette stratégie fut le « Bernie’s Organizing Kickoff », durant lequel 3000 house parties réunissant 100 000 personnes furent organisées. Ces house parties se sont transformées en livestream qui ont poussé les participants à envoyer WORK à un numéro de téléphone. Sanders a ainsi pu récupérer la moitié des numéros des participants.
Bernie Sanders a également lancé une text-to-donate technology, par le biais d’Act Blue Express. Il fallait envoyer un mot clé pour donner 20 dollars en utilisant son compte Act Blue. L’équipe s’est également servie de la messagerie instantanée Slack.
En abordant la nouvelle campagne, Bernie Sanders était déjà fort d’une solide base de soutiens. Depuis 2016, celle-ci a cru par le biais d’ActBlue, la plateforme de financement participatif du parti démocrate. Les démocrates ont levé 1,6 milliards de dollars lors de la séquence électorale de 2018, pour une moyenne de 39 dollars par don. Les chiffres fournis par la plateforme indiquent que Bernie Sanders possède la plus grande communauté avec 2,1 millions de donateurs.
En France, cette nouvelle vague émerge également. Pour financer sa campagne pour les élections européennes, la France Insoumise a ainsi lancé un grand emprunt populaire, par le biais de la plateforme Finactions. En une semaine, la France Insoumise a récolté 199.287 euros de dons et 2.210.734 euros de prêts. Le prêt moyen a été d’environ 700 euros.
Si la France Insoumise parvient à rassembler des sommes aussi importantes en si peu de temps, c’est qu’elle possède les mêmes atouts que Bernie Sanders. À ses débuts, elle utilisait la même plateforme que nombre de groupes de soutien à Bernie Sanders, Nation Builder, avant de développer sa propre plateforme en interne. Cela lui permet de cibler plus facilement ses potentiels donateurs et d’acquérir des listings mail nettement plus étoffés que les partis traditionnels. Par ailleurs, à travers cet outil et les réseaux sociaux, elle désintermédie les relations qu’elle entretient avec sa base de soutien, et se rend capable de les mobiliser sur des moments clés, comme la campagne des européennes. Enfin, la France Insoumise a développé une stratégie globale qui relie dénonciation de l’oligarchie et de figures médiatiques répulsives, forme mouvementiste de mobilisation et latéralisation populiste des conflits politiques. Comme Bernie Sanders, elle aborde les prochaines échéances avec une solide base, puisqu’elle avait déjà récolté 1 million d’euros sous la forme de dons modestes en 2017.
Ce changement fera probablement des émules en France. Ainsi, le Rassemblement national vient de lancer son “emprunt patriotique”, tandis que Générations a annoncé vouloir lancer une plateforme internet du même acabit pour lever des fonds.
Au fond, cette évolution du financement des campagnes électorales épouse les dynamiques politiques actuelles : la forme mouvementiste de la mobilisation politique et le caractère populiste que prennent les conflits politiques se marient parfaitement avec les campagnes de fundraising fondées sur des dons modestes, motivées tant par le durcissement des conditions de prêts imposées par les banques que par l’exigence d’indépendance vis-à-vis des lobbies perçus comme corrupteurs.
© Benjamin Kerensa from Portland, OR, USA