Comment appréhender les discours déclinistes qui gagnent l’univers médiatique ? Le pays est-il condamné à osciller entre le pessimisme réactionnaire des uns, selon qui tout ira nécessairement plus mal demain, et l’optimisme béat des autres ? À l’heure de la fin de l’histoire, de l’individualisme triomphant, de la mort des grands récits, c’est avant tout l’absence d’horizon commun qui a produit cette impasse. Si après-guerre la sécurité sociale et la reconstruction industrielle du pays ont fait office de modèle français, permettant aux citoyens de s’unir autour d’un idéal commun, rien n’est venu le remplacer lorsqu’il a progressivement été détricoté. C’est la thèse que défend David Djaïz dans son nouveau livre, Le nouveau modèle français (Allary Éditions), dont cet article est issu.
De 1968 à nos jours, la longue déliquescence du modèle français a conduit au constat d’un déclin de la nation. Pour certains, ce déclin s’est même mué en décadence, puis en déchéance. De crise en crise, incapable de s’adapter, de se réinventer, tandis que la France basculait dans la mondialisation, notre modèle est peu à peu devenu inopérant. Sans modèle fédérateur, la société française se voit traversée de tensions politiques et sociales toujours plus vives, et se fragmente. La crise politique et culturelle que nous traversons ainsi que la perspective d’un profond bouleversement écologique déjà à l’oeuvre ne doivent cependant pas conduire au fatalisme. Comme l’a montré la crise liée au Covid, de nouvelles lignes de force apparaissent dans le paysage français ; des manières novatrices d’entreprendre, de produire et de consommer, mais aussi de s’impliquer dans la citoyenneté émergent. C’est en s’appuyant à la fois sur ces nouveaux paradigmes et sur les fondamentaux républicains de notre nation que nous pourrons faire émerger un nouveau modèle, seul moyen concret de reprendre notre destin en main.
La forme du monde a changé en quarante ans ; nous vivons désormais à l’heure de l’hypermondialisation, de l’interconnexion généralisée. Rien ne l’illustre mieux que l’urbanisation planétaire. En 2050, 75% de l’humanité devrait vivre en ville et 43 mégapoles compter plus de 10 millions d’habitants. Or, la grande ville est le lieu par excellence de l’interdépendance. Tout y circule de manière accélérée : les marchandises, les capitaux, les informations, les humains, et également les légions de micro-organismes qu’ils transportent avec eux. La diffusion exponentielle du virus Sans-CoV2 à l’échelle du monde nous a obligés à prendre pleinement conscience de l’importance de ces interdépendances dans un monde globalisé. Comme l’écrivait déjà en 1933, le prix Nobel de médecine Charles Nicolle, lointain disciple de Pasteur : « La connaissance des maladies infectieuses enseigne aux hommes qu’ils sont frères et solidaires. Nous sommes frères parce que le même danger nous menace, solidaires parce que la contagion nous vient le plus souvent de nos semblables. » Si le virus a pu circuler aussi vite, c’est parce que le réseau de contacts interpersonnels n’a jamais été aussi dense. Et cette interconnexion concerne pas seulement les êtres humains. L’extrême vulnérabilité de nos circuits économiques a été mise en lumière dès le débat de la crise sanitaire : lorsque la Chine a été placée en quarantaine, de nombreux industriels européens ou américains ou connu des pénuries d’intrants, en raison de leur dépendance vis-à-vis de la sous-traitance chinoise. Une étude du Financial Times a ainsi révélé que 75% des producteurs américains étaient, d’une manière ou d’une autre, dépendants de l’appareil industriel chinois.
Cette interdépendance planétaire achève de nous montrer qu’il est totalement artificiel et illusoire de séparer santé, économie et contrat social : la propagation exponentielle d’un virus a mis l’économie planétaire à genoux et a suspendu le cours normal de la vie politique dans la plus grande partie du monde. Toutes les nations, pour la première fois de l’histoire à l’unisson, se sont mobilisées sans relâche dans une course contre la montre afin d’empêcher une hécatombe, refusant l’absurdité aléatoire et statistique de la mort de masse. Il n’existe pas un seul gouvernement qui ait réellement appliqué la stratégie dite de « l’immunisation collective ». Certains pays comme le Brésil ont flirté avec la ligne rouge, mais les conséquences ont été si catastrophiques qu’ils ont dû rebrousser chemin. Contrairement à ce que l’on a pu lire ou entendre ici ou là, il n’y a donc guère eu d’arbitrage entre santé, économie et contrat social. La multiplication des maladies infectieuses, comme le Covid, n’est qu’une manifestation parmi d’autres de l’influence majeure qu’a désormais l’homme sur l’écosystème Terre à l’ère anthropocène : la rapidité et la gravité de leur expansion mondiale sont directement liées à l’urbanisation galopante et à la vitesse et densité des flux internationaux de marchandises et de personnes.
Des institutions pour le temps long
Il s’agit donc de repenser l’équilibre de nos institutions afin de retrouver des lieux au sein desquels puissent s’établir de tels diagnostics consensuels sur des visions à long terme. Nous pourrions par exemple créer une Chambre de l’avenir en lieu et place de l’actuel Conseil économique, social et environnemental (Cese). Elle réunirait des citoyens tirés au sort, des élus locaux, également des représentants de la société civile organisée, à commencer par les chefs d’entreprise et les représentants des salariés, ainsi que des experts. Son rôle serait de réfléchir aux grandes transitions, écologique bien sûr, mais aussi démographique, numérique et productive, dans des projections sur plusieurs années. Elle définirait ainsi les grandes orientations politiques, économiques et sociales à privilégier afin de faire face aux enjeux de demain. Elle assumerait ainsi un rôle budgétaire déterminant, en fixant les montants des investissements d’avenir nécessaires ainsi que leur calendrier pour financer les politiques de prise en charge de ces transitions, aussi essentielles qu’incontournables. Cette feuille de route devrait, bien sûr, être ratifiée par l’Assemblée nationale et le Sénat. Si notre démocratie représentative actuelle ne permet qu’imparfaitement de prendre en compte le long terme, en particulier les intérêts des générations futures qui ne disposent pas du droit de vote, une telle institution permettrait de corriger cette myopie politique et institutionnelle. […]
Le système politique actuel est d’autant plus déconnecté de la réalité politique de la France que l’offre politique se fragmente de plus en plus, une évolution que l’on observe dans la plupart des pays démocratiques occidentaux. Le paysage politique n’est plus structuré par deux grands partis, l’un de sensibilité sociale-démocrate, l’autre d’obédience conservatrice, récoltant chacun 35 à 40% des suffrages comme c’était le cas presque partout en Europe durant les « Trente Glorieuses ». Désormais, l’heure est à la différenciation extrême de l’offre partisane. Il existe une myriade de partis obtenant entre 5% et 15% des voix aux différentes élections, sans parler de la considérable hausse de l’abstention, et les allégeances des citoyens sont fluctuantes – la science politique parlant à ce sujet de « volatilité électorale ». Pour prendre en compte cette nouvelle donne, le mode de scrutin aux élections législatives devra faire une large part à la proportionnelle, pour au moins 40% des sièges à pourvoir. Ainsi l’Assemblée nationale sera-t-elle plus représentative de la réalité des rapports de force politiques dans le pays. Toutes ces réformes sont complémentaires : l’instauration de la proportionnelle à l’Assemblée nationale n’est pas pensable sans la création d’une Chambre de l’avenir et le repositionnement de la fonction présidentielle sur le temps long. Et réciproquement.
En transformant le Cese en Chambre de l’avenir ; en dégageant la fonction présidentielle de la dictature de l’immédiateté ; en lui donnant un véritable bras armé en la personne du haut-commissaire au Plan ; en introduisant enfin une dose importante de proportionnelle à l’Assemblée nationale, on se donne les moyens de forger à nouveau les fondations du nouveau modèle français. Bref, on remet la préparation de l’avenir au cœur du contrat social, comme à la Libération.
L’attachement à l’unité républicaine
Enfin, troisième et dernier facteur de rassemblement : l’unité républicaine. Celle-ci est intimement liée au concept de « souveraineté » qui réunit trois dimensions essentielles dans notre pays : la forme républicaine du gouvernement, un territoire indivisible, un peuple de citoyens. La forme républicaine de notre pays fait aujourd’hui l’objet d’un très large consensus et se trouve gravée dans les marbre de la Constitution, à l’article 89, qui ne peut faire l’objet d’aucune révision. Personne ne songe désormais sérieusement à renverser la République. Pourtant, l’histoire politique française du XIXe siècle a bien été celle d’un cheminement erratique et sinueux d’un régime à l’autre : la Restauration bourbonienne en 1815, la Monarchie absolue en 1824, la Monarchie constitutionnelle en 1830, la IIe République en 1848, le Second Empire en 1852, puis la IIIe République en 1870… Jusqu’en 1940, quand la « Révolution nationale » du maréchal Pétain prétend à son tour en finir avec les errements du gouvernement de nature républicaine. Le renversement de la « Gueuse », comme on la calomnie alors, a été l’obsession constante d’une partie du corps social français au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est qu’avec l’instauration de la Ve République, en 1958, que le général de Gaulle se vante d’avoir stabilisé la forme du régime, en affirmant avoir réglé une question « vieille de 166 ans ». […]
Notre pays jouit en outre d’une unité et d’une intégrité territoriales parmi les plus solides d’Europe. Plusieurs de nos voisins, notamment l’Espagne, l’Italie le Royaume-Uni ou encore la Belgique, sont en proie à des mouvements sécessionnistes durs qui remettent en cause l’espace de la nation. Le gouvernement catalan par exemple a organisé un référendum, déclaré illégal par la Cour suprême espagnole, au cours duquel une majorité de votants se sont prononcés pour l’indépendance de la communauté autonome. L’Écosse, elle, a déjà tenu trois référendums sur son statut et son avenir au sein du Royaume-Uni : le 1er mars 1979, le 11 septembre 1997, et enfin le 18 septembre 2014 qui voit 44,7% des votants se prononcer pour l’indépendance. La Première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, a d’ailleurs annoncée la tenue d’un quatrième référendum de ce type, pour tirer les conséquences du Brexit. La Belgique, quant à elle, traverse une crise constitutionnelle quasi continue en raison des volontés sécessionnistes du parti NVA (Nieuw Vlaamse Alliantie) de Bart de Wever, dont le projet est la création d’une république flamande indépendante. En 2010-2011, la Belgique s’est retrouvée sans gouvernement pendant 541 jours consécutifs. Durant cette période de crise institutionnelle, la possibilité de la « fin de la Belgique » a été clairement envisagée. À l’inverse de ces voisins, la France jouit d’une intégrité territoriale pleine et entière. S’il existe bien un régionalisme breton ou alsacien, celui-ci ne va pas jusqu’aux prétentions sécessionnistes, ses partisans les plus véhéments se contentent de demander un « droit à la différenciation » accru par les lois de décentralisation. Quant au nationalisme corse, après une intense activité durant les années 1990, il semble s’être apaisé au profit d’un autonomisme raisonné. Souvenons-nous en comparaison que la génération des pionniers de la IIIe République avait vécu durement la perte de l’Alsace et de la Moselle après la guerre franco-allemande de 1870, et que les litiges frontaliers étaient nombreux et vivaces. Alors que mille urgences l’attendaient, que mille incendies s’allumaient, l’une des premières tâches de De Gaulle à la tête du gouvernement provisoire de la France libérée était d’ailleurs de régler des conflits frontaliers avec la nouvelle république italienne.
Le retour de l’État investisseur
La France dispose d’immenses atouts dans les secteurs phares de l’économie du bien-être que sont l’agriculture et l’agroalimentaire, la santé ou l’éducation. Ces secteurs sont tirés par une dépense publique importante et les professionnels qui y travaillent sont en général bien formés. Là où le bât blesse, c’est dans le cloisonnement, voire la méfiance réciproque, entre les différents acteurs de ces écosystèmes. La médecine hospitalière est par exemple trop réticence à travailler en synergie avec celle de ville, et il en est de même pour les établissements scolaires et universitaires envers les acteurs français de la EdTech. […] De plus, le démantèlement depuis les années 1980 de certains géants industriels dans ces secteurs, comme la Compagnie générale de radiologie cédée par Thomson à General Electric en 1987, nous prive d’un avantage compétitif pour l’avenir. Enfin, les approches comptables et bureaucratiques à courte vue se sont généralisées de l’hôpital public à l’enseignement supérieur et à la rémunération médiocre des agents publics, qu’il s’agisse des personnels soignants ou des enseignants grève l’attractivité de ces emplois.
Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.