Le lien franco-algérien s’était-il à ce point délité depuis l’indépendance ? Tandis qu’Alger réactive un imaginaire anticolonial à l’encontre de Paris, de nombreux dirigeants français dénoncent les accords bilatéraux de 1968. Au-delà des contentieux bien réels entre les deux pays, cette crise semble moins résulter d’enjeux diplomatiques que de questions de politique intérieur. Des deux côtés de la Méditerranée, l’entretien des frictions franco-algériennes permet d’envoyer un signal à une base sociale. Une confusion dont l’empiètement du ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau sur le « domaine réservé » du Quai d’Orsay est emblématique. Si l’interdépendance franco-algérienne semble trop importante pour qu’une véritable rupture diplomatique se produise, la surenchère demeure source d’inquiétudes.
Du Sahara occidental à la surenchère
Depuis l’indépendance, les relations entre l’Algérie et la France n’ont fait qu’osciller entre crise diplomatique et réconciliation affichée. Mais l’été 2024, par la prise de position française sur le Sahara occidental, pourrait marquer un tournant.
En juillet 2024, le président français a adressé un courrier au roi Mohamed VI pour acter la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidentale, territoire que se disputent depuis un demi-siècle le Maroc et le mouvement indépendantiste du Front Polisario soutenu par l’Algérie. Celui-ci occupe une place importante dans la diplomatie algérienne, qui affiche un héritage anticolonialiste dans sa politique étrangère. Alger cherche à inscrire son soutien à la cause du Sahara Occidental, au même titre qu’à la Palestine, dans la lignée de sa guerre d’indépendance.
Jusqu’alors, la France avait joué un rôle d’équilibriste, choisissant de ne pas prendre officiellement partie sur cette question, même si elle s’orientait en réalité déjà vers la reconnaissance de la souveraineté marocaine. Ce nouveau positionnement constitue ainsi une ligne rouge franchie, touchant à un point sensible de l’affichage diplomatique algérien. La France, n’ayant pas pris la peine d’engager une discussion avec l’Algérie avant d’envoyer ce courrier, connaissait sans nul doute les conséquences qui en découleraient – et notamment le rappel de l’ambassadeur d’Algérie à Paris, ainsi que la réduction de la coopération bilatérale au strict minimum.
De nombreux gestes mémoriels, à peu de frais pour la France, n’ont pas été réalisés, malgré leur importance pour l’Algérie
Depuis lors, les deux parties ont entrepris une escalade. Le 16 novembre 2024, l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal est arrêté par les autorités algériennes. Ancien cadre algérien, récemment naturalisé français, il est accusé d’atteinte à l’intégrité territoriale et à la sécurité de l’Etat après avoir déclaré que l’ouest de l’Algérie appartenait au Maroc. Au-delà de l’aspect juridique – la contestation de l’intégrité territoriale du pays est délictueuse dans le droit algérien -, les autorités d’Alger savaient, à leur tour, que cette arrestation provoquerait un tollé diplomatique. Emmanuel Macron n’a pas manqué de déclarer que l’Algérie se « déshonorait » en envoyant un écrivain en prison.
Malgré le retrait de l’ambassadeur algérien à Paris, la tension semblait demeurer contenue – avant que la débat se déporte vers la question des Obligations de quitter le territoire français (OQTF) et des flux migratoires algériens en France. Le 22 février 2025, un Algérien de 37 ans, qui avait fait l’objet d’une dizaine de mesures d’expulsion, toujours refusée par l’Algérie, a assassiné une personne à Mulhouse. Cet événement a réactivé un débat ancien sur les OQTF, qui avaient déjà fait les gros titres au début du mois de janvier à la suite du refus d’Alger d’accueillir sur son sol l’influenceur Doualemn. La mauvaise volonté d’Alger dans la coopération vis-à-vis de ses ressortissants visés par une OQTF a fait les choux gras de la droite française.
Elle a tôt fait de mettre en cause les accords bilatéraux de 1968 relatifs à la facilitation de la circulation, de l’emploi et du séjour en France des ressortissants algériens. Plusieurs personnalités publiques, dont l’ancien ambassadeur de France à Alger Xavier Driencourt, ont même évoqué leur suppression. En réalité, ce cadre franco-algérien, déjà été révisé trois fois, ne concerne pas les reconduites à la frontière – et a moins bénéficié à l’Algérie à mesure qu’il a été revu. Si les OQTF soulèvent de réelles questions diplomatiques, leur traitement politico-médiatique les a rabaissés au rang d’enjeux de politique intérieure.
Relents coloniaux et frictions mémorielles
Si la crise a atteint un tel seuil de gravité, c’est parce qu’elle est survenue sur fond de frictions mémorielles qui fragilisent depuis longtemps les rapports entre les deux pays.
En 2017 pourtant, un traitement apaisé de mémoire coloniale faisait partie intégrante des promesses et engagements d’Emmanuel Macron. Si la France a essayé d’aller au-delà de discours généraux en adoptant plus d’une dizaine des recommandations du rapport de Benjamin Stora comme la reconnaissance de l’assassinat d’Ali Boumendjel ou l’ouverture de certaines archives, cette initiative avait avant tout pour but de combler des factures franco-françaises et non franco-algériennes. Cet apaisement temporaire des mémoires s’est effectué aux dépens d’une réconciliation de long terme, qui aurait impliqué la construction d’un récit partagé.
De nombreux gestes mémoriels, à peu de frais pour la France, n’ont pas été réalisés, malgré leur importance pour l’Algérie. Du nettoyage des déchets nucléaires datant des essais des années 60 aux sources relatives aux disparus de la guerre d’Algérie – dont l’absence empêche les familles de faire le deuil de ce passé -, la réparation escomptée n’a pas eu lieu. Les historiens algériens de la commission mixte ont, en outre, réclamé le Coran personnel, le bâton de commandement, l’épée et le burnous de l’émir Abdelkader. Autant d’objets qui n’ont pas été restitués à l’Algérie.
Dans ce contexte inflammable, les crépitements se multiplient. Ainsi Bruno Retailleau, outrepassant ses fonctions de ministre de l’Intérieur, a invité à instaurer « un rapport de force » avec l’Algérie. Cet empiètement sur le domaine dit « réservé » de la politique étrangère est lesté d’une forte charge symbolique : avant son indépendance, l’Algérie ne dépendait pas du ministère des Colonies mais relevait de l’Intérieur. Une continuité institutionnelle qui a pu séduire une partie de l’électorat d’extrême droite nostalgique de l’ère coloniale.
Elle n’est pas passée inaperçus côté algérien : suite à l’expulsion des douze agents de l’ambassade de France en réponse à l’arrestation d’un consul algérien, l’Algérie a déclaré faire porter « la responsabilité entière » des regains de tensions au ministre de l’Intérieur. La partie française a surenchéri en expulsant à son tour douze agents du réseau consulaire et diplomatique algérien de son territoire.
La France a souvent reproché à l’Algérie de faire de la relation bilatérale un enjeu de politique intérieure – mais n’assiste-t-on pas à un processus similaire en France ?
Relations fusionnelles
Selon l’historien Benjamin Stora dans une interwiew accordée à l’AFP, il est difficile d’entrevoir une rupture diplomatique au sens classique du terme. Malgré les frictions mémorielles, l’Algérie et la France entretiennent des relations étroites sur les plans humain, économique et culturel. La présence en France d’une proportion importante d’Algériens, de Franco-Algériens et de leurs conjoints génère une proximité singulière entre les deux pays. Envisager une rupture diplomatique impliquerait de ne plus délivrer de visas de l’Algérie vers la France et inversement : une étape impensable, si l’on garde à l’esprit la présence d’un million d’Algériens officiellement déclarés vivant sur le territoire français – sans parler des Franco-Algériens dont une partie de la famille demeure en Algérie, des Algériens qui viennent pour leurs études, etc. Ainsi, une rupture diplomatique concernerait deux à deux millions et demi de personnes directement liées à l’Algérie : son coût semble trop élevé pour être supportable.
Sur le plan économique, l’Algérie a toujours été un partenaire important de la France dont l’échange commercial s’élève à près de douze milliards de dollars en 2023. La coopération économique se structure autour de plusieurs domaines stratégique comme l’énergie, la sécurité et l’agroalimentaire. Son élément clef réside sans doute dans les hydrocarbures : selon les chiffres du ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, le secteur représente près de 80 % des exportations algériennes vers la France. Même si les volumes ont diminué en 2024 de plus de 10%, l’Algérie demeure le troisième fournisseur de la France en pétrole brut et gaz naturel. Il faut ajouter que du côté français, plus de 450 entreprises sont implantées en Algérie comme TotalEnergies, Engie, Aventis, BNP Paribas, la Société Générale et biens d’autres notamment dans le secteur agro-alimentaire.
La France, quant à elle, a longtemps été un fournisseur important de blé, de produits pharmaceutiques et d’équipements industriels de l’Algérie même si elle est aujourd’hui concurrencée par la Chine, la Russie, l’Italie ou encore la Turquie. Elle demeure aujourd’hui le deuxième partenaire commercial de l’Algérie. Dans ce cadre, il n’est pas simple de concevoir une rupture des relations commerciales.
Légitimations internes
Si les deux nations ont à ce point peu intérêt à la rupture, comment expliquer l’ampleur de la crise ? En réalité, ce non-dialogue, instauré depuis quelques mois, permet à de nombreux acteurs de légitimer leur positionnement des deux côtés de la Méditerranée. Chaque partie a intérêt à présenter l’autre comme responsable de l’accroissement des tensions – quitte à surjouer l’indignation.
La France considère que l’Algérie refuse de coopérer sur la question des OQTF : l’Algérie a refusé le retour de plus de 35 de ses ressortissants depuis la mi-janvier. Il faut cependant rappeler qu’Emmanuel Macron avait déjà divisé par deux les distributions de visas depuis janvier sans en informer l’Algérie, qui s’est dite « surprise » de ses mesures de restrictions.
De son côté, Alger réactive un vocabulaire et un imaginaire liés à la colonisation, instrumentalisée pour justifier sa politique intérieure. L’intensité et l’omniprésente des leitmotivs anticoloniaux fait peu de doutes. Jusqu’à aboutir à des revendications hasardeuses : ainsi que le rappelle Benjamin Stora, une fraction considère que l’Algérie devrait défendre sa « pureté ethnique » en se débarrassant de la « francité » que l’on y trouve. Ces factions restent foncièrement minoritaires, mais constituent le miroir du racisme anti-algérien latent que l’on trouve dans la droite et l’extrême droite française.
Ce statu quo mémoriel leur permet de se réapproprier la crise diplomatique pour en faire une question de politique intérieure. Ou même partisane : ainsi, la surenchère affichée par Bruno Retailleau vis-à-vis de l’Algérie peut se comprendre dans le cadre de une stratégie de conquête au sein des Républicains. Le gouvernement laissera-t-il une relation aussi fondamentale, pour la France, être sacrifiée sur l’autel d’enjeux politiciens de court terme ?