François Bégaudeau : « L’écriture, c’est le lieu de la paix »

François Bégaudeau – Francesca Mantovani © Editions Gallimard

Écrivain, scénariste, critique de cinéma, François Bégaudeau occupe une place singulière dans le paysage intellectuel français. Au terme d’une année 2020 particulière, où son nouveau projet Autonomes a vu le jour, il nous livre son regard sur les mondes de la culture et de l’éducation. Figure de la « gauche radicale » selon ses dires, Bégaudeau tente d’esquisser les contours de ce qui pourrait être un renouveau et propose une réflexion sur sa condition d’artiste. Entretien réalisé par Godefroy G.

LVSL – Après quinze ans de carrière, un coup d’œil dans le rétro s’impose. Considérez-vous que vous êtes devenu le personnage romanesque que vous évoquez dans Deux singes ou Ma vie politique ? Vous écrivez en effet qu’il s’agit de « devenir ce grand personnage romanesque et entrer dans ce grand roman national qui allie à la fois littérature et politique » et vous précisez à la fin qu’« on le devient nécessairement ». Qu’en est-il et quel regard portez-vous sur votre œuvre ?

François Bégaudeau – Deux questions très différentes. La première, je pense que je me moque un peu de moi dans ce passage, d’ailleurs toute la première partie du livre est assez tendrement caustique à mon égard. Ce n’est pas de l’auto-flagellation parce que c’est un registre que je n’aime pas mais plutôt une espèce de déconstruction de soi-même et de ses propres fables. J’ai très peu de mythologie par rapport aux domaines dans lesquels j’évolue. Car, comme toujours avec les mythes, ils n’existent que de loin. Quand on se met à écrire un livre, on s’aperçoit que c’est de l’artisanat. J’ai passé beaucoup de temps à écrire un livre récemment et ce qui me frappe de plus en plus quand je suis dans un gros livre, c’est qu’il y a quand même un côté « on va au boulot le matin ». Même si bien sûr, je ne dirais pas pour autant que c’est un boulot d’ouvrier parce que je connais bien ce qu’il y aurait d’obscène à dire ça, c’est seulement ce point commun du travail quotidien qui compte.

De la même façon, la position de l’écrivain dans le champ public, je m’en suis beaucoup moqué. Il y a une espèce de mythologie en France là-dessus – peut-être dans d’autres pays aussi mais particulièrement en France – que j’ai toujours essayé plus ou moins de déjouer, et qui de toute façon se déjoue d’elle-même quand on regarde le concret d’un écrivain. Le concret d’un écrivain, ce n’est pas la grande scène littéraire. Globalement, à quinze ans je me disais que j’aimerais écrire des livres, enfin en tout cas que ma vie s’organise autour de l’Art et c’est à-peu-près ce qui s’est passé et même très au-delà de ce que j’aurais pu imaginer parce que j’ai eu la chance de pouvoir œuvrer dans des domaines que je n’ambitionnais même pas de pénétrer comme par exemple le théâtre, la BD ou le cinéma. Je me considère comme un grand chanceux parce que je fais partie de cette minorité de gens dans le corps social qui peuvent dire que leur destin est relativement ajusté à leur désir.

LVSL – Revenons sur le film Entre les murs, acclamé par la critique et lauréat d’une Palme d’Or. Qu’en reste-t-il selon vous et, pour s’inscrire dans une perspective un peu plus globale, comment percevez-vous le système éducatif français actuel ?

F.B. – Il y a deux choses, une chose qui concernerait disons le champ artistique et l’autre le champ politique. Il se trouve que la grande difficulté d’un film comme celui-là – peut-être plus que le livre encore – est qu’il se situe précisément au croisement des deux. Réalisé par Laurent Cantet, dont j’étais assez admiratif du travail, le film aborde une question brûlante qui est celle de l’école. La réception critique a été, effectivement dans sa tonalité, plutôt favorable mais dans son contenu, éminemment confuse. Appréhender un objet comme celui-ci, c’est un grand défi pour la critique – en tant que critique de cinéma je peux le dire, c’est très compliqué de faire la part entre ce qu’il y aurait de proprement « artistique » ou cinématographique dans une proposition de cinéma et dans ce qu’elle exprime politiquement sur une question sur laquelle tout le monde a un avis, le plus souvent, extrêmement tranché, épidermique. Et je suis bien placé pour le savoir, me retrouvant un peu dans l’œil du cyclone à ce moment-là.

En définitive, j’ai trouvé la séquence intellectuellement désastreuse, je l’ai souvent écrit. Une des difficultés politiques du film c’était bien sûr, comme il s’emparait d’une question éminemment politique, chacun avait très envie de lui faire dire beaucoup de choses politiquement, or que ce soit de la part de Cantet ou de la mienne, notre idée n’était pas vraiment de trancher des débats idéologiques en faisant ce film. On savait bien ce qu’on faisait, on manipulait un matériau qui de toute façon serait immédiatement saisi idéologiquement, donc on essayait de précéder un certain nombre de choses mais notre travail a surtout été de déjouer les interprétations idéologiques et d’ailleurs plus de la part de Cantet que de moi, je suis plus idéologue que lui sur la question de l’école, j’avais des opinions plus tranchées et lui, qui a une sensibilité plutôt de gauche, était plutôt dans un souci d’être le plus juste possible, d’être le plus émouvant et ainsi de suite. Ainsi il a été lui-même très surpris de la façon de l’interprétation idéologique, telle un tsunami, qui s’est déversée sur ce film et je maintiens que ce n’est pas possible de faire dire quoique soit au film idéologiquement, si on regarde bien son détail. Je le prendrai comme une qualité mais aussi comme une grande faiblesse du film. De fait pour penser politiquement l’école, il faut penser la structure même de l’école ; pas telle école de banlieue ou telle école d’un quartier populaire de Paris avec un collège classé ZEP. Si vous voulez penser politiquement l’école, il faut la penser telle qu’elle se joue à Passy au collège Mozart où j’ai enseigné, au collège Dolto où on a tourné, dans un collège de Trappes puisqu’il en a été question dans l’actualité récente et partout.

Si j’avais à refaire un livre ou un film sur l’école qui se voudrait une déconstruction politique de l’école, je situerais mon livre ou mon film dans un collège de classe moyenne ou de petits bourgeois, ainsi il n’y aurait plus de malentendus et là on pourrait peut-être aller à la racine même structurelle de l’école qui s’est jouée dès les années 1880 à savoir une grande machine à trier, une grande machine à humilier les pauvres et une grande machine à légitimer la classe dominante. Là on arrive à des choses très radicales mais qu’en aucun cas on ne peut faire dire à Entre les murs. Je trouve le film d’un point de vue cinématographique vraiment une réussite – en sachant que je n’y suis pas pour grand-chose, c’est vraiment Cantet et Robin Campillo qui étaient à la manœuvre – mais politiquement zéro.

LVSL – Vous n’êtes pas un spécialiste du supérieur mais il y a un point précis où votre avis m’intéresse. Aux concours des grandes écoles, la question de la culture générale revient souvent. Je vous laisse le soin d’en délivrer une définition et, selon vous, quelle place doit-elle occuper dans l’accès à ces grandes écoles qui sont particulièrement exigeantes sur cette discipline ?

F.B. – La culture générale en tout cas telle qu’envisagée classiquement aurait tendance à discriminer des gens qui n’ont pas de capital culturel parce que la culture générale c’est précisément ce qu’on assimile par un effet strict d’habitus comme dirait Bourdieu. Ainsi je pense que ceux qui œuvrent pour que l’épreuve de culture générale soit minorée sont des gens qui œuvrent, selon eux, au nom de l’égalité, au nom de la non-discrimination et d’une accessibilité supérieure ou plus aisée des classes populaires aux grandes écoles. Dis comme ça, si je me mets en position un peu sympathique-réformiste, j’ai envie de dire que je suis plutôt du côté des gens qui essaient d’abonder dans ce sens-là mais au bout du compte, j’ai vraiment du mal à me sentir concerné au nom, encore une fois, d’une pensée beaucoup plus structurelle sur les choses. Je dirais deux choses, la première qui tient à ma radicalité structurelle et la deuxième qui tient à ma radicalité de tempérament.

Celle qui tient à ma radicalité structurelle c’est que ce n’est sûrement pas un débat aussi anecdotique que celui de la culture générale aux concours d’entrée des grandes écoles. Le mal est fait depuis très longtemps et c’est drôle cette espèce de machine à trier qui de temps en temps se pique, se targue d’avoir des petits scrupules de non-triage mais vraiment à la marge, ça paraît tout à fait dérisoire comme souvent d’ailleurs les réformes paraissent dérisoires à un esprit radical comme le mien… C’est un petit peu comme les écoles de commerce qui sont toujours intarissables pour lancer des grands projets « égalité des chances », ça sent un peu le rattrapage presque moral, ça sent presque le nettoyage de conscience beaucoup plus que quelque chose qui serait effectif ; dans une société fondamentalement inégalitaire, l’école ne peut pas rectifier les inégalités puisque l’école est au service de la classe dominante. Une fois qu’on a dit ça, on a tout dit et on peut après produire des amendements ici ou là, je pense que ce sera dérisoire.

Ce qui tient à ma radicalité de tempérament est plus inavouable mais que je vais quand même avouer, c’est que pour moi, l’accès des prolétaires aux grandes écoles, non seulement je n’y crois pas dans une société fondamentalement inégalitaire mais en plus quand bien même ce serait possible – et ce serait d’autant plus rendu possible par un certain nombre de petites réformettes comme celle qu’on vient d’étudier –, ce n’est pas du tout désirable pour un prolétaire d’accéder à une grande école ; je n’ai pas du tout envie que pour les classes populaires, le destin social, ce soit de devenir des bourgeois et les rares qui sont passés par là ne sont pas des gens qui me fascinent énormément. En fait ils sont un peu les idiots utiles objectifs de la cause de la bourgeoisie, de plus eux-mêmes ont tendance à épouser plus qu’un autre les valeurs de la classe qui a bien voulu les admettre, qui a bien voulu les assimiler et donc ils s’assimilent, ils deviennent pareils et ils deviennent des bourgeois parfois plus bourgeois que la bourgeoisie elle-même… Je viens plutôt de l’idée de l’éducation populaire, et celle-ci n’est pas l’éducation du bas-peuple par des gens très intelligents et par des grands bourgeois qui éduqueraient les prolos à devenir des bourgeois, c’est l’éducation du peuple par le peuple, c’est la classe populaire, la classe laborieuse c’est-à-dire des gens plutôt du bas de l’échelle qui se dotent eux-mêmes de leurs propres outils d’éducation et qui s’éduquent les uns les autres, c’est à ça que je crois. Il ne s’agit pas de devenir des bourgeois, il s’agit de se fortifier les uns les autres, de s’éduquer, de s’émanciper avec pour objectif de supprimer les grandes écoles plutôt que d’y accéder.

LVSL – Quel serait alors votre modèle d’éducation ? Vous avez commencé à esquisser quelques traits mais précisez ce qui vous semble le plus judicieux pour améliorer le système éducatif ?

F.B. –
Au préalable je dois quand même dire quelque chose, c’est qu’il me semble que la perspective éducative – y compris les réformes de l’école ou penser une autre école – dans un premier temps je n’ai pas envie de m’y associer pour une raison simple, c’est que j’ai bien vu que la place qu’on a accordé à la réflexion sur ce que pourrait être une autre école émancipatrice, une école égalitaire a pris la place de la question de l’émancipation et de l’égalité tout court ; je vais le dire plus clairement j’ai vu beaucoup de gens qui à partir du moment où ils n’ont plus vraiment d’idée pour « changer la vie » comme on disait en 1981, pour changer la donne sociale alors on s’en remet totalement à l’école. Ce n’est pas prendre les choses par le bon bout, il faudrait prendre les choses par changer la vie des gens ici et maintenant, pas en passer par l’école ! L’école est devenue un sas : c’est par l’école qu’on transformerait la société mais pas du tout, on ne transforme pas la société par l’école. Parce que l’utopiste ce n’est pas moi, les utopistes ce sont ceux qui pensent que les mêmes causes pourraient produire de nouveaux effets – comme disait à peu près Einstein en définissant la folie – c’est-à-dire des gens qui pensent que dans une société inégalitaire on pourrait réformer l’école de sorte qu’elle puisse devenir égalitaire.

L’école c’est une entreprise d’ordre fondamentalement. De fait je me balade beaucoup dans les écoles, les lycées je vois bien l’évolution, il y a une paupérisation, un déclassement du métier d’enseignant et quand un métier est déclassé, il est de plus en plus investi par des gens issus des classes populaires. Le réalisme c’est quoi ? Le réalisme c’est créer un service public d’éducation non obligatoire sur le modèle de l’hôpital public, vous avez besoin de vous éduquer sur quelque chose, vous avez besoin d’apprendre sur quelque chose ce service est à votre disposition ; des enseignants seront là et d’ailleurs seront plus heureux parce qu’ils auront affaire à un public qui aura désiré être présent… Dans ma réforme, je pense beaucoup aux enseignants, j’en connais beaucoup et je sais ce que c’est d’enseigner – je l’ai senti passer dans mon corps –, je sais de quoi je parle et je crois qu’ils seront tout à fait ravis, ça changera magnifiquement leur métier que d’avoir affaire à des gens qui veulent être là, qui désirent être là.

LVSL – Pour revenir à Entre les murs sur un autre aspect, est-ce que vous pensez que le recours permanent à l’adaptation en films ou en séries dès qu’un roman ou une pièce rencontre un certain succès public, ça ne dit pas quelque chose justement de la prééminence du cinéma sur la littérature ?

F.B.
– Tout d’abord ce n’est pas si nouveau, il faut se souvenir que dans les années 1920-1930, énormément de films sont des adaptations d’œuvres littéraires ; à l’époque c’est vrai de Renoir, c’est vrai de Grémillon et, d’ailleurs tous les classiques de la littérature vont être adaptés à un moment ou un autre dans le cinéma français. Ainsi ce n’est quand même pas d’hier que le cinéma soit allé chercher dans la littérature des sujets ; c’est pratique d’ailleurs car les scénarios sont presque tout faits, il y a l’adaptation à faire bien sûr, par ailleurs si vous adaptez Le Rouge et le Noir ça vous assure quand même une audience de base parce qu’il y a un certain nombre de personnes qui ont lu le bouquin et qui auront envie d’aller voir si ça leur procure la même émotion ou pas… donc la manœuvre commerciale, je dirais, elle n’est pas d’hier.

Après je pourrais ajouter qu’on pourrait à l’inverse de votre hypothèse dire que ça prouve que la littérature a encore un peu la main, ça prouve qu’il y a encore des lecteurs et ça prouve que le cinéma considère qu’un livre peut être un produit d’appel. À l’inverse on sent parfois chez certains éditeurs qu’ils pensent que la poule aux œufs d’or est vraiment le cinéma et donc dans l’écriture même de certains écrivains ils anticipent déjà sur ce qui pourrait être adaptable, c’est à dire qu’ils formatent, préformatent leurs livres pour l’adaptation éventuelle dont ils savent que ça va être une démultiplication de leurs revenus. Bien sûr que le cinéma a la main par rapport à la littérature qui est toujours très minorée, ce cinéma qui brasse beaucoup plus d’argent et on peut s’en rendre compte dans les pages des journaux où il y a de moins en moins de place pour la critique littéraire et de plus en plus de place pour la critique audiovisuelle, sachant bien qu’au sein même de celle-ci, la part du cinéma est très sérieusement en train d’être grignotée par la part des séries, ce qui serait encore une autre ligne de front et qui, moi, m’intéresse peut-être davantage.

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J’ai plus d’inquiétude là-dessus que sur le sort de la littérature, de fait j’ai toujours été conscient avant même d’être publié que la littérature est de toute façon un art minoritaire. Mais ce qui rend aussi la littérature plus libre, c’est-à-dire qu’autant dans le cinéma j’ai eu des déconvenues en tant que scénariste parce que vous vous retrouvez dans une chaîne de production où vous êtes extrêmement dépendant de tout un tas de gens qui décident à votre place et qui parfois, selon vous, décident dans le mauvais sens alors qu’en littérature on vous fout royalement la paix, l’écriture c’est le lieu de la paix.

LVSL – Dans un épisode de La gêne occasionnée, vous dites que, Black Mirror mise à part, vous êtes assez insensible au genre sériel. Quel est votre regard sur les séries et comment appréhendez-vous l’explosion des plateformes de streaming ? Est-ce qu’il est légitime de s’inquiéter ?

F.B.
– J’ai été aux premières loges pour voir advenir les séries « nouvelle mouture », fin des années 90, début des années 2000 ; il faut l’avoir vécu parce que nous venions d’un passif dans lequel les séries télé étaient mal-considérées. La première époque des séries télé, les années 60/70, même les soap-operas, tous ces trucs étaient vraiment considérés comme des sous-objets. Et là arrivent à la fin des années 90, début 2000 par la chaîne HBO des produits sériels qui vont être très vite considérés comme légitimes et artistiquement aussi puissants que de la fiction cinématographique classique dont l’exemple originel est sans doute Les Sopranos. J’étais aux Cahiers à l’époque et je trouvais la série tout à fait brillante, appréciant aussi Six Feet Under, l’autre série un peu paradigmatique de l’époque. Par contre il y a eu un deuxième moment chez moi, d’abord je regardais assez peu à l’époque puis après j’en ai regardé régulièrement, et est arrivé le fameux The Wire considéré comme un chef-d’œuvre de l’histoire de l’audiovisuel fictionnel et puis quelques autres comme Homeland, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à voir arriver l’hégémonie des séries c’est-à-dire que nous n’avions plus besoin de faire des efforts pour les légitimer, elles étaient sur-légitimées.

Cette forme va me paraître de plus en plus douteuse, je veux dire la forme sérielle en tant que forme sérielle, ce format qui en gros canoniquement dure six saisons de quinze épisodes, c’est ça la série et ainsi je vois vraiment qu’il y a des effets structurels de la série qui font que de toute façon elle est vouée tout le temps à s’affaisser mécaniquement. Il y a toujours un moment où toutes les séries, y compris les plus louées d’entre elles, se liquéfient totalement parce qu’en fait ce n’est pas tenable cette durée-là et il y a toujours un moment quand je regarde une série où je me dis mais ça devient n’importe quoi… une espèce de principe d’écriture même de la série qui fait qu’on s’expose toujours au n’importe quoi. Je m’étonne et je finis là-dessus – par ailleurs je pense que c’est la forme attitrée du libéralisme comme je le disais dans Histoire de ta bêtise – il aurait été tout à fait normal qu’une fois passée la première période de légitimation, il y eut un effet retour. Je n’aime pas le spectateur qu’elle fait de moi, voilà. Pour moi c’est simple et c’est le cœur de ma pensée critique : qu’est-ce que fait un film de moi en tant que spectateur, dans quelle posture veut-il me mettre, ça pour moi c’est la clef de la critique. Ce que fait de moi la série quelle qu’elle soit, même si elle est brillante, s’il y a des dialogues brillants, des trouvailles narratives brillantes.

LVSL – Même Martin Scorsese est sur Netflix…

F.B.
– C’est pour cette raison que je ne suis pas complètement négatif. Je ne vois pas arriver les plateformes Netflix comme forcément le diable qui seraient là pour détruire un système que par ailleurs je ne trouve pas du tout viable. Un système où justement Antony Cordier fait trois films en quinze ans, où Nadège Trebal qui a un talent dingue, a du mal à faire ses films où plein d’autres exemples… À la rigueur tout ce qui peut changer la donne est bon à prendre donc je pense qu’il y a quelque chose que les plateformes vont rendre possible, ensuite elles vont peut-être aussi rendre des choses impossibles mais il est vrai que pour l’instant Netflix a permis à Alfonso Cuarón de faire Roma et à Scorsese de faire son meilleur film depuis trente ans donc gratitude à Netflix.

LVSL – Dans votre conférence à l’École normale supérieure vous émettiez l’idée que la pensée ne peut surgir que dans une certaine radicalité, ce qui explique d’une certaine manière aussi l’inanité d’une pensée modérée. Pouvez-vous définir précisément ce que vous entendez par le terme de « radicalité » et, pour recentrer sur le thème qui nous intéresse aujourd’hui, est-ce que vous pensez que l’Art doit être radical ou qu’il l’est peut-être naturellement ?

F.B.
– Je commencerai par une banalité sur la radicalité parce qu’elle est souvent resservie mais elle n’en est pas moins vraie à savoir que le mot « radical » vient de « racine » et donc « penser radical » reviendrait à « prendre les choses à la racine » ; alors la traduction immédiate serait la fameuse pensée structurelle. Tout à l’heure j’en ai donné un exemple sur l’école, c’est-à-dire que si votre pensée sur l’école c’est de dire il faudrait donner plus de moyens aux profs, vous n’avez pas pensé. Ça ne vous empêche pas cependant d’avoir peut-être raison, parfois la non-pensée est la raison peuvent être pratiquement pertinentes. Ainsi effectivement il est sans doute pertinent d’augmenter le salaire des profs, de mettre plus de moyens dans les quartiers populaires dans les écoles populaires, je ne crache pas là-dessus, ce que je veux dire c’est qu’à ce moment-là nous n’avons pas fait acte de penser. Penser l’école c’est donc la penser structurellement : qu’est-ce que cette structure induit ? Je ne dis pas que j’ai raison d’ailleurs, je ne dis pas que cette pensée ne soit pas discutable, peut-être que je vais trop loin mais ça c’est ce qui s’appelle penser, c’est un exemple de comment la pensée est toujours radicale, qu’il n’y a de pensée que dans la radicalité, qui ne se contente pas seulement d’ajustements aussi utiles soient-ils.

En ce qui concerne la deuxième partie, je ne pense pas que l’Art doit être absolument radical dans le sens où il devrait absolument renverser les structures formelles existantes, déconstruire radicalement les codes en vigueur, ce qui n’est pas vrai parce qu’on a tout un tas de films qu’on aime, de livres également qui ne sont pas dans la distorsion radicale des formes existantes. Un de mes écrivains préférés c’est Jean Echenoz, il est subtilement subversif mais ce n’est pas quelqu’un qui a complètement envoyé paître les formes littéraires existantes. Je peux aimer beaucoup Tarantino qui lui n’est pas un grand déconstructeur de formes mais souvent un recycleur de formes… Après je m’inquiéterais beaucoup d’un champ esthétique où le geste de radicalité formelle n’existerait plus, c’est pour cette raison qu’à chaque fois que je vois un film ou que je lis un livre qui a cette espèce de radicalité formelle, je m’en réjouis toujours. Je trouve qu’il est réjouissant qu’il y ait encore des gens qui soient dans cette expérimentation-là et on va trouver ça dans les marges. La dernière chose que je peux dire c’est que ce qui m’importe le plus et, peut-être plus précisément, c’est quand je sens qu’un artiste fait fermement ce qu’il est en train de faire. Donc en fait il est radical dans ce qu’il a décidé de faire. Ça, ça me paraît beaucoup plus pertinent comme axe critique. Par exemple, j’ai fait un document sorti l’année dernière et on a fait le bonus DVD dernièrement avec la monteuse et l’idée c’était justement qu’on autocritique ce qu’on avait fait en montage et plus je pense à ce film que j’aime bien, qui est un bel ouvrage, plus je regrette de ne pas avoir été plus net dans le geste. Évidemment ceux qui n’ont pas vu le film trouveront ce discours abstrait mais ce que je suis en train de dire c’est que c’est peut-être ça la radicalité en Art, la netteté du geste. Je vois des Hong Sang-soo en ce moment et je redécouvre pourquoi j’avais tellement été ébloui par ça dans les années 2000, voilà quelqu’un qui arrive avec son air bonhomme, pas du tout prétentieux, ne prétendant pas du tout au grand artiste qui va tout révolutionner. Hong Sang-soo est tranquillement radical dans son geste. Peut-être que « tranquillement radical» serait la définition de l’artiste que j’aime…

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