« En Bretagne l’État œuvre à sa propre destruction » – Entretien avec Françoise Morvan

Éditrice, essayiste, traductrice et dramaturge, Françoise Morvan est spécialiste de la culture bretonne. Depuis plusieurs années, elle tente d’alerter le public sur les dérives du mouvement nationaliste breton, en particulier à travers la publication d’un essai Le Monde comme si (Actes Sud, 2002). Elle aborde ici les liens historiques qui unissent le nationalisme breton à l’extrême droite et à la collaboration, mais aussi le rôle éminent du patronat dans le développement d’une identité bretonne falsifiée, la complicité des élus, la cécité de l’État et l’aide apportée par l’Union européenne à un mouvement qui vise à couper la Bretagne de la France.

LVSL – Passionnée de culture bretonne, vous avez été amenée à étudier l’histoire du nationalisme breton et à dénoncer ce que vous analysez comme une mainmise croissante sur les institutions régionales. Comment l’expliquez-vous au vu de votre parcours ? 

Françoise Morvan – Mon parcours est à la fois banal et atypique. Banal parce que je me suis intéressée à la culture populaire bretonne et principalement au conte pour des raisons purement familiales (j’ai baigné dans la culture populaire du centre de la Bretagne) et littéraires (je me suis très tôt passionnée pour la poésie du conte) ; atypique parce que, étant déjà agrégée et docteur d’État mais souhaitant travailler au théâtre, j’ai demandé un congé pour études et il m’a fallu inscrire un sujet de thèse. Vu que cette thèse n’était pas destinée à servir une carrière quelconque, j’ai accepté la proposition du directeur du département de Celtique de l’université de Rennes (un nommé Pierre Denis, dit Per Denez) de m’inscrire sous sa direction pour rédiger une thèse sur le folklorisme en Bretagne. Au cours de mes recherches, j’ai découvert que l’œuvre du plus grand folkloriste de Basse-Bretagne (la Bretagne à l’ouest où l’on parle breton) était en bonne partie inédite et dormait dans la poussière des bibliothèques. Pourquoi ? Je le sais à présent mais j’étais alors loin de m’en douter : François-Marie Luzel avait affronté le père du nationalisme breton, le vicomte Hersart de La Villemarqué, auteur du Barzaz Breiz ; il avait démontré que le Barzaz Breiz était composé de chants trafiqués ou inventés. Or, c’est dans ces inventions fulminantes, pleines d’une haine de la France totalement étrangère à la chanson populaire bretonne, que se situe l’origine du nationalisme. Les bardes Stivell et Servat les entonnent avec un patriotisme martial (ainsi « An alarc’h », chant de combat appelant à l’extermination des Français) et rappeler que ce sont des faux est évidemment impossible sans se faire traiter d’« antibreton ». Quoi qu’il en soit, Luzel, folkloriste républicain, était honni et il l’est toujours…

LVSL – Vous aviez mis les pieds où il ne fallait pas… Mais quel rapport avec les institutions régionales actuelles ?

F. M. – Quel rapport ? Un simple exemple peut le montrer :  le bicentenaire de la naissance de Luzel qui avait lieu en 2021 a été étouffé tandis que l’on s’apprête à célébrer à grands frais (et sur fonds publics) le faussaire nationaliste appelant à la haine de la France… Dans le même temps, mon édition de Luzel a disparu : dix-huit volumes, la seule édition scientifique d’un folkloriste breton, et la seule qui ait échappé aux nationalistes, une édition qui amenait à poser des questions bien dérangeantes… Ayant mis en chantier en 1993 une édition méthodique des œuvres de Luzel, je me suis subitement vu ordonner par mon directeur de thèse de récrire les carnets de collecte de Luzel en orthographe surunifiée. Qu’est-ce que l’orthographe surunifiée ? L’orthographe mise au point sous l’Occupation sur ordre des nazis, celle qui est maintenant l’orthographe officielle du breton (son symbole est le BZH que l’on voit partout et qui désigne, non pas la Bretagne, mais la nation bretonne). J’ai refusé. Alors a commencé une saga au cours de laquelle j’ai peu à peu découvert le mouvement breton dont mon directeur était l’éminence grise. C’était apparemment un homme de gauche, mais il faisait l’apologie des pires nazis et rééditait les textes antisémites d’un auteur comme Youenn Drezen… Tant qu’on ne lisait pas les productions en breton de ces militants, on ne se doutait de rien et il est vrai que je ne les avais pas lues car je ne m’intéressais pas à la politique, mais il s’était créé une sorte de contre-société constituée de militants animés par l’espoir de détruire la France haïe. Qui les subventionnait grassement. Ils avaient pris le contrôle des institutions créées par Giscard d’Estaing, Institut culturel, Conseil culturel de Bretagne… et, sur fonds publics, publiaient ainsi leur propagande. Un petit système lucratif et bien rôdé. C’est d’abord pour me faire taire que Per Denez m’a fait un procès en diffamation (qu’il a perdu), à partir de quoi je me suis efforcée de comprendre au terme de quelle histoire on en était arrivé là. C’est ce qui a été l’objet de ma thèse sur Luzel, puis de mon essai Le Monde comme si paru en 2002.

LVSL – Comment résumeriez-vous cette histoire ? 

F. M. – Je la résumerais en trois phases : dans une première phase, au XIXe siècle, avec La Villemarqué et les cercles légitimistes, le mouvement breton naît comme moyen de s’opposer à la Révolution française : le rêve de reconstituer une nation de race celte pure voulue par Dieu contre la France républicaine est appuyé par les réseaux cléricaux issus de la chouannerie. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le groupe Breiz Atao prend la suite :  d’abord d’obédience maurrassienne, sous l’influence et grâce aux subsides des services secrets allemands, il est poussé au séparatisme. La défense de la race celtique s’accordant avec la défense de la race aryenne, la base idéologique du mouvement breton l’amène inéluctablement à s’allier avec les nazis et la période de l’Occupation est pour lui une période faste. Cette deuxième phase s’est terminée par une fuite des militants les plus compromis en Irlande (ou en Allemagne, en Espagne, en Argentine, via la rat line…) d’où ils ont poursuivi le combat. La troisième phase qui se prolonge de nos jours voit le recyclage de l’idéologie nationaliste d’abord sous habillage culturel (musique, danse, éditions, cours de langue bretonne), puis sous habillage de gauche après 68 et enfin, à partir de 1991, date de la création d’un puissant lobby patronal rassemblé à l’Institut de Locarn, sous habillage affairiste. L’association Produit en Bretagne (créée par l’Institut de Locarn) est une véritable pieuvre imposant partout le kit mis au point par Breiz Atao, hymne, drapeau, néobreton, celtitude partout célébrée et labellisation de tout ce qui peut être mis au service de cette fabrique identitaire. Je montre dans Le Monde comme si comment un mouvement réactionnaire, raciste, infime en nombre, sorti discrédité de l’Occupation a réussi à dicter sa loi… Fin novembre dernier, le conseil régional a promu le « Bro goz ma zadou » (en breton surunifié « Bro gozh ma zadoù ») au rang d’hymne officiel de la Bretagne – hymne d’une « nation celtique » appelée à prendre son indépendance (c’est d’ailleurs ce que disent les paroles). Les Bretons, sans être consultés, sont invités à vivre en plein Barzaz Breiz.

LVSL – Comment expliquez-vous ce succès ? 

F. M. – Je l’explique par le projet politique mis en œuvre par le lobby patronal breton de manière concertée, en relation avec les réseaux affairistes européens, les réseaux chrétiens et les partisans d’une Europe des régions débarrassée des pesanteurs des États-nations (la présence d’Otto de Habsbourg à l’inauguration de l’Institut de Locarn signe tout à la fois l’influence de l’Opus Dei et celle de la Paneurope). La dénonciation de la France « rancie », « jacobine », hostile au règne des « tribus » s’accompagne d’un recours systématique à la subvention publique, et en Bretagne l’État œuvre ainsi à sa propre destruction. Il le fait par suite de la soumission des élus à ce lobby.

LVSL – Quels rapports le patronat breton, notamment représenté par l’Institut de Locarn, entretient-il avec le mouvement régionaliste ?

F. M. – Je ne vois pas de « mouvement régionaliste » en Bretagne. Le terme « régionaliste » ne sert selon moi qu’à éviter le mot « autonomiste » qui, pour les Bretons, évoque encore le rôle des collabos. C’est le visage aimable et béni-oui-oui des autonomistes qui entendent ne laisser à l’État que les fonctions régaliennes. Mais il va de soi que l’autonomie n’est qu’un stade destiné à mener à l’indépendance, comme on peut le voir en Catalogne ou en Écosse, pays donnés pour modèles à la Bretagne par Jean-Yves Le Drian du temps où il était encore socialiste. Les termes d’autonomisme et d’indépendantisme sont à employer avec précision, d’autant que les déclarations des partis sont aussi floues que possible pour ne pas effrayer le chaland. Je préfère parler de « nationalisme » puisque les autonomistes et les indépendantistes se définissent par leur désir de « faire nation ». Le lobby patronal de l’Institut de Locarn n’est pas régionaliste ; il est lié à un parti, le Parti breton, qui se présente comme autonomiste, mais dans la mesure où son but est de faire de la Bretagne une nation d’Europe, tout cela n’est que confusionnisme entretenu pour brouiller les cartes. Les patrons de Locarn ne parlent d’ailleurs plus de Bretagne mais d’Armorique (pour revenir même avant le duché de Bretagne et « l’annexion » de 1532). Je n’évoque le Parti breton que pour me rapprocher du noyau idéologique du lobby mais, à dire vrai, c’est l’appui apporté par Jean-Yves Le Drian à l’Institut de Locarn qui a été décisif. Du jour où ce dernier, président du conseil régional théoriquement socialiste, est allé présenter son programme à l’Institut de Locarn, l’allégeance des élus a été totale. Elle n’a fait qu’aller s’aggravant. Ainsi, en mars 2020, c’est Loïg Chesnais-Girard, président du conseil régional, théoriquement, lui aussi, socialiste, qui entendait « fédérer les nations celtes » (Bretagne, Irlande, Pays de Galles). Aux dernières élections régionales, toute ambiguïté a disparu puisqu’il a admis sur sa liste Loïc Hénaff, président de Produit en Bretagne. Depuis les origines, les dirigeants de l’entreprise Hénaff, incarnation de l’agro-alimentaire breton et de l’identitarisme qui fait vendre, ont été les fers de lance de l’idéologie de Locarn. J’évoquais leur rôle dans Le Monde comme si voilà bientôt vingt ans, précisément pour alerter la gauche… et c’est cette prétendue gauche qui fait du politique l’instrument du lobby patronal. Dans ce contexte de soumission généralisée, j’ai trouvé courageuse la prise de position de Kofi Yamgnane qui a signé la pétition « Nous, Bretons, refusons la différenciation », mais il s’est fait aussitôt invectiver par les nationalistes et sa prise de position est restée bien isolée. 

LVSL – L’actualité récente a été marquée par l’adoption de la loi Molac sur les langues régionales, par la mobilisation en faveur du rattachement de la Loire-Atlantique mais aussi par le débat sur la création d’une Assemblée unique de Bretagne.

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F. M. – Tout cela s’inscrit dans le même projet autonomiste. Molac vient d’ailleurs de l’UDB, parti autonomiste ; il est membre du parti Régions et peuples solidaires qui rassemble les autonomistes de Catalogne, de Corse, d’Alsace, du pays basque, d’Occitanie, etc. Il va de soi que la langue est une arme politique et laisser accroire que la France veut exterminer les langues régionales alors que des sommes considérables sont versées pour leur enseignement (et ce alors que l’enseignement du russe, de l’italien, du portugais, de l’arabe et autres « langues rares » est sinistré) est un alibi politique. Entendre Molac parler breton avec l’accent français est une offense à cette langue et je ne connais rien de plus ridicule que l’interprétation du « Bro gozh » par les députés bretons sur les marches du Palais Bourbon pour célébrer la victoire de la loi Molac. Comme le faisait observer Ouest-France, pourtant si peu critique, les députés emmenés par Molac étaient bien contents d’être masqués pour cacher leur ignorance de leur hymne national. Pour conclure cette bouffonnerie, les 37 députés de Bretagne et de Loire-Atlantique ont d’ailleurs reçu un « package Spécial Bro Gozh » destiné à leur faciliter l’apprentissage de cet hymne écrit par un druide antisémite condamné à la Libération. Quant à la prétendue « réunification » (terme adopté sous l’influence des militants autonomistes), c’est, bien sûr, un préalable à l’autonomie (en attendant l’indépendance) et la création d’un Parlement de Bretagne aussi : tout va dans le même sens.

LVSL – Quel est le rôle de l’Union européenne dans le développement des régionalismes comme celui qui se développe en Bretagne ? S’agit-il prioritairement d’affaiblir les États-nations ?

F. M. – Là encore, le terme de régionalisme me semble trop flou puisqu’il ne s’agit pas de faire advenir des régions mais des nations sur base ethnique (dans le cas de la Bretagne qui est composée de deux parties, l’une gallèse, l’autre bretonnante, l’ethnicisation consiste à élargir le domaine du breton à la partie gallèse pour constituer une nation celtique – fantasme et tour de passe-passe d’autant plus absurdes que le breton n’est plus parlé que par un pourcentage infime de jeunes locuteurs : le but n’est pas de permettre aux autochtones de parler leur langue mais de se servir d’une langue pour définir un territoire). Le terme d’ethnorégionalisme conviendrait mieux, dans la mesure où le rôle joué par certaines institutions européennes est capital, on l’a vu dans le cas de la Fédération Peuples et Ethnies solidaires à l’origine de la charte des langues régionales qui a mobilisé l’opinion sur des débats complètement faussés. Le Groupe Information Bretagne a fait tout un dossier à ce sujet. Ce n’est là qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. Il s’agit, bien sûr, d’affaiblir les États-nations, la France en tête, coupable d’égalitarisme, de républicanisme et de respect d’une laïcité susceptible de résister aux communautarismes. Comme le disait Susan George, « dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, le mot le plus dangereux est “universelle” ». Il est tellement plus commode d’amener le plus grand nombre possible de gens à croire qu’ils appartiennent à une communauté maltraitée victime de discriminations qu’il s’agirait de réparer en leur offrant des gratifications symboliques – manière de détourner leur attention des décisions prises contre leur intérêt : la Bretagne est l’une des régions de France les plus polluées ; pendant qu’on fabrique une identité bretonne à coups de celtitude fantasmée, l’artificialisation des sols la place en tête de toutes les régions après la région parisienne. Il est plus avantageux pour les capitalistes bretons de se soustraire aux réglementations nationales : tel était le but de la pseudo-révolte des bonnets rouges organisée en 2013 par le lobby patronal breton et le lobby nationaliste : « Décider au pays », c’était bien le mot d’ordre. L’État a cédé, et la bataille contre l’écotaxe changée en révolte des Bretons contre la France a coûté, d’après la Cour des comptes, onze milliards d’euros pour rien, sinon montrer au lobby nationaliste qu’il était en mesure de faire régner sa loi et progresser vers l’éclatement de l’État. La liberté demandée à grands cris, c’est la liberté de faire régner la loi du plus fort.

LVSL – Comment expliquer que ces thèmes s’imposent à l’ensemble des forces politiques ? Quels problèmes soulèvent-t-ils ?

F. M. – Premier problème : celui de la censure. Comme les médias bretons sont membres de Produit en Bretagne, le discours nationaliste s’impose jour après jour avec la force d’une propagande à quoi rien ne s’oppose puisque les voix dissidentes sont interdites. J’en suis  l’illustration même : depuis 2002 et la parution du Monde comme si, je suis l’objet d’une espèce de fatwa qui m’interdit de travailler en Bretagne(mais ne m’empêche pas de travailler « en France », comme disent les militants). Menaces de mort, invectives, diffamation, violences dès que j’apparais et, bien sûr, interdiction de tout débat : ce n’est là qu’un symptôme mais un symptôme qui montre bien l’évolution de la situation. Ce problème est considérablement aggravé, comme je l’ai dit, par la soumission des élus, comme entraînés dans une course folle à la surenchère identitaire. L’image offerte par les dernières élections régionales était consternante : entre la liste « Nous la Bretagne », « La Bretagne avec Loïg », « Bretagne ma vie », « Hissons haut la Bretagne » et « Une Bretagne forte », la bretonnitude était à son comble (exception notable, Pierre-Yves Cadalen, pour la France insoumise, a fait une campagne très digne). Les Bretons ne se sont pas déplacés pour voter – c’était une réponse – mais ont-ils compris à quoi menait l’injonction obsédante d’avoir à être fiers d’être bretons ? Le troisième problème, et peut-être le plus grave, est que tout cela se fait à visage masqué, sans qu’ils se doutent du projet politique que dissimule la grande croisade identitaire menée en leur nom. En fin de compte, la dérisoire séance « Bro Gozh » devant le Palais Bourbon était le symbole de ce détournement du politique. « Un symbole fort », comme l’annonçait à l’unisson la presse bretonne.

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