La loi de finance 2021 a offert de nouveaux moyens intrusifs à Pôle Emploi pour traquer les fraudeurs. Une mesure en phase avec le sentiment général selon lequel la fraude aux prestations sociales serait un fléau à éradiquer. Mais derrière ce discours, c’est bien la légitimité du système de protection sociale, accusé d’encourager « l’assistanat », qui est directement mise en cause. La Cour des comptes et l’Assemblée nationale ont produit chacun un rapport sur ce sujet : malgré les discours alarmistes, la fraude se révèle difficilement mesurable et sensiblement limitée. Elle se situe entre 1% et 3% des montants distribués. Si la combattre s’avère justifié par le profond sentiment d’injustice qu’elle suscite, les moyens de contrôle traditionnels se révèlent peu efficaces. Leur fonctionnement alimente en effet une présomption de culpabilité à l’égard des bénéficiaires qui, parfois et face à la complexité des démarches, en viennent à renoncer à leurs droits.
Une fraude difficile à mesurer et multifactorielle
Accédant à la requête de la Cour des Comptes, le gouvernement a accepté d’armer Pôle Emploi pour dénicher les fraudeurs présumés. En autorisant l’accès aux relevés bancaires des bénéficiaires, il contribue au basculement progressif de notre système de protection sociale : d’un système de droits acquis, il est devenu un instrument de contrôle social renforcé sur fond de chantage aux allocations.
Ce renforcement du contrôle est en fait inspiré par deux rapports sur la fraude sociale, produits en septembre respectivement par la Cour des comptes et l’Assemblée nationale. Bien que ce thème ait envahi le débat public ces dernières années, le calendrier s’avère surprenant. En effet, en pleine crise économique et sociale, ces mécanismes ont surtout permis d’en amortir l’ampleur. Dans le même temps, les services de l’État se montrent peu regardants sur les sommes versées aux entreprises comme l’a révélé récemment un inspecteur du travail sans susciter de débat.
Pour autant, cet intérêt est-il proportionné à l’ampleur de la fraude ? Déception pour les pourfendeurs de la fraude sociale : les deux rapports ne parviennent pas à en mesurer l’ampleur. La dernière estimation pour 2018, bien que sous-estimée, s’élevait à 8,4 milliards d’euros soit 1,6 % des montants distribués. Le pourcentage de fraudeurs était lui encore plus faible. Pour rappel, le chômage atteint 9% de la population active mais intéresse bien moins certains de nos responsables. Le débat sur les montants véritables n’est cependant pas clos : les députés à l’origine du rapport mettent directement en cause le témoignage des directeurs d’organisme. Les montants identifiés au titre de la fraude donnent pourtant une image incontestable de ces irrégularités, bien qu’incomplète : la CAF a identifié 324 millions d’euros de préjudices en 2019 ; l’Assurance maladie 287 millions ; la branche vieillesse 160 millions ; et Pôle emploi 212 millions de préjudices, soit un total d’un milliard.
La dynamique de la fraude, souvent mise en avant, doit être relativisée à deux titres. D’abord, la fraude accompagne mécaniquement la hausse globale des montants versés. Ensuite, elle reflète aussi l’efficacité croissante des dispositifs de détection. Enfin, elle est principalement concentrée sur certaines prestations. Ceci oblige à effectuer une analyse plus fine des cas, tout en considérant que certains processus déclaratifs sont plus sécurisés. Ainsi le RSA, versé par les départements, concentre une fraude sur deux de la branche famille pour des fausses déclarations. En revanche pour la branche maladie, la moitié des fraudes identifiées (136,4 M€ sur 286,7 M€) provient des professionnels de santé. Ceci suffit à tordre le coup à l’image des abus commis par les seuls bénéficiaires.
Un point de ces rapports doit interpeller, car absent des discours sur la fraude : l’action de groupes criminels organisés. En effet, du fait d’une complexité croissante des demandes, celles-ci sont la cible de groupes organisés familiers des procédures. S’il est difficile de mesurer précisément les montants de leurs gains, il est certain qu’ils représentent davantage que les montants individuels des fraudes particulières. L’ensemble de ces constats battent en brèche l’image caricaturale du voisin “assisté”. Et nous forcent à envisager la lutte contre la fraude dans la diversité de ses formes.
Le coût important de la lutte contre la fraude
Sous l’effet de la demande sociale, les moyens consacrés aux contrôles ont augmenté. Ils occupent désormais 4.000 agents, malgré le contexte général de baisse des effectifs dans la sphère publique. Le coût total de ces moyens a beau se montrer inférieurs aux montants des fraudes détectées, il n’en demeure pas moins élevé au regard des résultats observées.
À ce titre, la fixation d’objectifs qui régentent désormais les principales administrations n’a guère de sens en matière de lutte contre la fraude. Ou bien les objectifs portent sur des montants, par nature incertains – un seul dossier pouvant représenter une somme importante –, ou bien ils portent sur des volumes de contrôles, dont le nombre même peut altérer la qualité des investigations ou allonger leurs délais, faisant ainsi diminuer les espoirs de recouvrement des sommes.
Il s’agit là en effet d’une limite profonde du système de contrôle après versement. Si les sommes frauduleuses sont bien identifiées, les taux de remboursement à l’administration sont eux très réduits. Ainsi, en l’absence d’effet dissuasif, et faute de recouvrement efficace pour les organismes, la lutte contre la fraude s’assimile à un travail purement intellectuel. En revanche il alimente une vision répressive de la protection sociale, comme en témoigne le rapport des parlementaires :
Plus fondamentalement, au-delà d’une efficacité discutable, l’attention portée à la lutte contre la fraude risque de finir par faire émerger un système centré sur les fraudeurs, éloignant la protection sociale de sa philosophie originelle de secours aux citoyens. Ceci se traduit par des effets pervers. Ainsi, les exigences de plus en plus importantes pour bénéficier d’une aide ont pour effet de rendre les démarches dissuasives. 74 % des Français estiment ne pas bénéficier de toutes les prestations pour lesquelles ils pourraient postuler, selon une étude du Ministère de la santé. Au premier rang des obstacles, le manque d’information et la difficulté des démarches, sont cités par 69 % des répondants. Certes, il est tout autant difficile d’estimer le non-recours aux droits que la fraude. Les dernières estimations réalisées sur le RSA, datant de 2011, montraient que potentiellement 1,7 millions de personnes étaient injustement exclues du dispositif pour un montant non distribué de 430 millions d’euros. Plus récemment, une étude de l’Unédic a montré que seulement 40 % des inscrits à Pôle emploi étaient indemnisés, en partie en raison de critères restrictifs. Cette situation est de nature à accentuer le sentiment d’injustice lié à la supposée iniquité du système social à la française.
Paradoxalement, la complexité des démarches tend à écarter les bénéficiaires potentiels au profit des fraudeurs organisés.
Toutefois, c’est dans le domaine de la santé que le non-recours s’avère être le plus manifeste, avec un nombre croissant de personnes renonçant à des soins pour des raisons financières. Dans le même temps, le taux de non-recours pour la Couverture Maladie Universelle était situé entre 30% et 40%. Il atteignait entre 50% et 70 % pour l’aide à la complémentaire santé. Ce qui tord le cou aux fantasmes sur cette prestation.
Paradoxalement, la complexité des démarches tend à écarter les bénéficiaires potentiels au profit des fraudeurs organisés. Il en va ainsi de la dématérialisation des démarches : pour avoir facilité le travail des administrations et le contrôle des données, elle a également ouvert des portes aux fraudeurs, y compris ceux situés à l’étranger. Un autre exemple l’illustre : le rapport de l’Assemblée préconise d’ « imposer la transmission en couleurs et dans une qualité de résolution prédéterminée des copies de pièces d’identité » pour faciliter le travail de l’outil de vérification. Cette proposition a priori logique contribue pourtant à écarter des demandeurs légitimes. En effet, compte-tenu de la fracture numérique, nombreux sont ceux qui ne sont pas armés pour répondre aux exigences croissantes de l’administration.
Refonder le système
Pourtant, il est possible de repenser le système de protection sociale en poursuivant un double objectif : recentrer les aides sur les bénéficiaires potentiels et lutter contre la fraude. Pour cela, il est nécessaire de refonder la fonctionnement du système, en passant d’une logique déclarative dans laquelle le bénéficiaire doit faire la demande de son aide, contrôlée a posteriori, à une logique dynamique qui, en identifiant automatiquement les personnes éligibles, écarterait d’office les versements indus.
En devenant proactif, le système de protection sociale démontrerait vraiment sa vocation universelle.
Cette perspective permettrait de dessiner les contours d’un système de protection sociale efficient. En devenant proactif, ce dernier démontrerait vraiment sa vocation universelle limitant à la source le risque de fraude. Un contrôle mécanique des informations réduirait fortement le versement de sommes indues – ensuite difficiles à recouvrir. Un tel processus libérerait surtout le personnel de l’administration de son lourd travail d’accompagnement des bénéficiaires uniquement pour compléter leur dossier, pour les impliquer davantage dans l’accompagnement social plutôt qu’administratif. D’autant que les cas les plus complexes, non identifiés par le dispositif, continueraient de faire l’objet d’une procédure classique.
En premier lieu – et en constat général –, le rapport de la Cour des comptes indique que la hausse des contrôles n’a pas eu d’effet visible sur l’évolution de la fraude. Celle-ci progresse continuellement, sans effet dissuasif de la répression. Il faut aussi admettre que seule une petite partie des prestations peut être effectivement contrôlée, au regard du volume total des opérations traitées.
Dans leur rapport, les parlementaires proposent par exemple d’accroître les possibilités de croisement entre les informations des différents services publics. L’objectif est de permettre une meilleure vérification de l’identité des bénéficiaires, dans une visée répressive. Ces nouveaux moyens devraient plutôt être mis en œuvre au bénéfice du public. Il s’agirait de détecter directement et de verser les prestations attendues, pour réconcilier les Français avec cet idéal de justice.
Compte-tenu de la complexité des informations détenues par l’administration, cette transition pourrait débuter par des phases de tests, par exemple au niveau départemental. Pour autant, ce nouvel horizon donné au système de protection sociale à l’occasion de ses 75 ans irait, enfin, dans le sens de la conquête de nouveaux droits. Il permettrait également de réconcilier les Français avec leur système social en estompant la méfiance à son égard née d’une part de sa complexité, et d’autre part de la difficile estimation de la fraude.