Free Basics de Facebook : le nouveau visage du colonialisme numérique ?

© Danish Siddiqui

Facebook serait-il devenu philanthrope ? C’est l’image que souhaite se donner la compagnie américaine avec le lancement de son application Free Basics en 2013. À la clef, une promesse ambitieuse : garantir un accès universel à Internet. Alors que cette initiative reste largement méconnue en Europe, elle a permis à Facebook de s’imposer comme acteur incontournable dans l’hémisphère sud. Implantée dans 65 pays, Free Basics permet aux utilisateurs d’accéder gratuitement à une version limitée d’Internet, dont le contenu et les modalités sont définies par Facebook. Au carrefour entre le statut de réseau social et de fournisseur d’accès à internet, que dévoile ce projet pionnier sur la capacité de métamorphose de Facebook ? Suspectée d’incarner une forme insidieuse de cyber-colonialisme, la détermination de Facebook à rester maître du jeu est évidente.

« L’accès à Internet est un droit de l’homme », déclarait Mark Zuckerberg lors du discours officiel du lancement de l’application Free Basics en 2013. Justifiant son initiative par des considérations de responsabilité morale envers les 5 milliards de personnes démunies aujourd’hui encore d’accès à Internet, Facebook officialisa son ambition de s’imposer comme le pionner du projet de connectivité mondiale. Prônant une démarche à consonance philanthropique voire humanitaire, Facebook défend l’idée qu’au même titre que la liberté d’expression et la liberté d’association, l’accès à Internet doit être garanti à tous. La mobilisation par Zuckerberg d’une rhétorique techno-optimiste, largement dominante au sein des acteurs du numérique, tissant un lien causal direct entre expansion des technologies et développement économique, est manifeste. L’objectif affiché et défendu par la plateforme américaine est d’offrir un accès gratuit à Internet aux victimes de la fracture numérique, contribuant par là-même à dynamiser les économies des pays émergents.

Un accès universel à Internet ?

Sur le papier, le projet de connectivité mondiale de Zuckerberg paraît plutôt louable : Internet pour tous. Mais de quel Internet s’agit-il ? Certainement pas de celui que connaît l’Europe. Utiliser de manière interchangeable les termes Free Basics et Internet est un raccourci trompeur et fondamentalement inexact. La particularité de Free Basics porte un nom : la plateforme fermée. À l’inverse de la plateforme ouverte, généralisée en Europe et permettant un accès illimité à tous les contenus sur Internet, les utilisateurs Free Basics ont un accès limité à quelques services choisis avec soin par Facebook. Souhaitant préserver la « neutralité du réseau », un des principes érigés par les fondateurs d’Internet, qui suggère que chaque individu doit avoir un accès identique à Internet sans être soumis à une quelconque discrimination de prix, l’Union européenne a interdit les plateformes fermées en 2015 (Régulation 2015/2120). Toutefois, la régulation européenne sur la neutralité du réseau fait figure d’exception. À ce jour, aucun autre pays du monde n’est doté d’une législation équivalente ou similaire, ce qui explique la diffusion rapide et globale de Free Basics.

Conçu sur mesure, le nouveau statut que Facebook s’est façonné transgresse les catégories traditionnelles des acteurs du numérique. Hybride, la compagnie épouse à la fois les caractéristiques d’un réseau social et désormais aussi celles d’un fournisseur d’accès à Internet.

Les enjeux politiques soulevés par cette application sont évidents. Lorsqu’ils sont munis d’un téléphone mobile, les utilisateurs de Free Basics accèdent gratuitement à une série d’applications. On retrouve parmi elles Facebook, mais tout aussi souvent l’application de l’entreprise américaine Johnson & Johnson qui fournit des conseils médicaux et propose des traitements, des applications locales d’offres d’emploi, de même qu’une sélection d’organisations de défense des droits des femmes. Le constat est limpide : aujourd’hui, Facebook décide seul quelles applications font partie des « basics » d’Internet. L’enjeu est de taille pour Barbara von Schewick, professeure de droit à l’université de Stanford, qui affirme que : « Chaque personne doit être libre de choisir le contenu qu’il souhaite accéder sur Internet, sans que la compagnie qu’il paye pour se connecter n’essaie d’influencer son choix » [1] .

Jackpot commercial

Il s’agit d’un véritable changement de cap pour la compagnie mondialement connue pour le succès de son réseau social Facebook. Avec le coup d’envoi de Free Basics, Facebook ne poursuit pas seulement son objectif initial d’expansion de son réseau social, mais a entamé le financement d’un vaste projet d’infrastructures afin d’assurer à terme un accès à Internet pour tous, y compris à ceux résidant dans les régions les plus reculées. Concrètement, Facebook a noué des partenariats avec des fournisseurs locaux d’accès à Internet (également connus sous le nom d’« opérateurs téléphoniques ») principalement en Asie, en Amérique Latine et en Afrique afin qu’ensemble ils équipent chaque pays d’infrastructures numériques et atteignent un taux de pénétration d’Internet maximal sur la totalité des territoires. Il va sans dire que ces investissements infrastructurels massifs vont main dans la main avec l’implantation généralisée de Free Basics, ce logiciel proposant gratuitement une poignée de services et dont Facebook est l’application phare.

Site internet de Free Basics Facebook, 2021

Fait sur mesure, le nouveau statut que Facebook s’est façonné transgresse les catégories traditionnelles des acteurs du numérique. Hybride, la compagnie épouse à la fois les caractéristiques d’un réseau social et désormais aussi celles d’un fournisseur d’accès à Internet. Jamais auparavant on n’a constaté de la part d’un réseau social de si grands investissements dans les infrastructures numériques et les projets de connectivité. Alors que Facebook assure déjà un rôle de gardien sur le contenu des 2,9 milliards d’utilisateurs actifs sur son réseau social, son contrôle grandissant sur les infrastructures physiques, qui constituent l’épine dorsale d’Internet, a de quoi préoccuper. L’objectif à court terme de Facebook ne fait aucun doute : il s’agit d’enrayer l’implantation de tout concurrent potentiel, en s’assurant un monopole complet sur l’offre des réseaux sociaux et des infrastructures numériques dans tous les marchés émergents. Au vu de la quantité de données pouvant être collectées sur Free Basics, le projet représente une véritable manne financière. Des militants de Global Voices affirment que la configuration technique de l’application permet à Facebook de récupérer « des flux uniques de métadonnées provenant de toutes les activités des utilisateurs sur Free Basics » [2].

En effet, alors que le moteur économique de Facebook était précédemment limité à l’extraction des données sur son réseau social, il comprend aujourd’hui également l’extraction de toutes les données recueillies sur Free Basics. Concrètement, l’entreprise américaine peut, par exemple, se procurer de vastes bases de données au sujet de l’usage de toutes les autres applications présentes sur Free Basics, et plus seulement sur Facebook. En élargissant son domaine d’activité, Facebook a déniché une stratégie particulièrement efficace pour extraire, traiter et vendre un nombre sans précédent de données. De plus, l’absence de cadre législatif en Afrique, en Asie et en Amérique Latine sur la protection des données personnelles sur Internet permet à Facebook de récolter tous les types de données. Il y a de fortes chances pour que l’attrait de Facebook à l’égard des données personnelles, dont l’extraction est encadrée sous le droit européen, s’explique par leur grande valeur marchande. En effet, elles sont particulièrement lucratives et leur extraction permettra à la compagnie américaine de décupler ses revenus à très court terme.

Échec cuisant de Free Basics en Inde

Alors que l’Inde occupe la seconde place dans le classement des pays les plus peuplés du monde, seuls 15% de sa population bénéficiaient d’un accès à Internet en 2014. Avec un marché de potentiels consommateurs pouvant atteindre les 85% de la population totale, il est aisé de comprendre pourquoi l’Inde fut choisie comme premier pays d’implantation de Free Basics. Mais alors que le pays offrait initialement des perspectives commerciales tout à fait exceptionnelles, rien ne se déroula comme prévu.

Marc Andreessen, membre du conseil d’administration de Facebook, écrit dans un tweet : « L’anticolonialisme a été une catastrophe économique pour l’Inde. Pourquoi s’arrêter maintenant ? », insinuant ainsi qu’il serait dans l’intérêt des Indiens d’accueillir favorablement la forme de colonisation menée actuellement par Facebook.

Dès la mise en place des premiers contrats entre Facebook et les fournisseurs d’accès à Internet indiens en 2014, un groupe d’activistes de défense des libertés numériques se mobilisa autour d’un collectif nommé « Sauver Internet ». Ils organisèrent des manifestations d’une ampleur considérable dans les grandes villes du pays, en particulier New Dehli, et parvinrent à lancer un débat sur la « neutralité du réseau », dont l’écho fut national. Les manifestants brandirent des pancartes indiquant « Protégez la neutralité du réseau », « Sauvez Internet », « Non à Free Basics et au cyber-colonialisme».

Manjunath Kiran, AFP, 2016.

Pour les activistes et les manifestants engagés dans la campagne contre Free Basics, il s’agissait également de dénoncer ce qu’ils voient comme une forme de « cyber-colonisation ». Considérant le rôle des géants du numérique dans une perspective historique de persistance des inégalités Nord-Sud, certains journaux locaux indiens ont osé la comparaison entre Facebook et les pouvoirs coloniaux du XXème siècle. L’extraction des données personnelles par Facebook reposerait, selon eux, sur une logique similaire à celle de l’extraction des richesses et des ressources pendant la colonisation. Le débat sur la « neutralité du réseau » acquit une dimension éminemment politique. La prise de position de la majorité de Narendra Modi à l’encontre de Facebook s’inscrivit plus globalement dans la ligne politique du gouvernement, marquée par un large recours à une rhétorique anticoloniale . Celle-ci regagna particulièrement en véhémence lorsque Marc Andreessen, membre du conseil d’administration de Facebook, écrit dans un tweet : « L’anticolonialisme a été une catastrophe économique pour l’Inde. Pourquoi s’arrêter maintenant ? », insinuant ainsi qu’il serait dans l’intérêt des Indiens d’accueillir favorablement la forme de colonisation menée actuellement par Facebook. Nitin Pai, directeur du centre de recherche indien Takshashila Institution disait en 2015 : « Lorsque des étrangers parlant de haut aux Indiens en leur expliquant ce qui est bon pour eux, l’Inde ne se laisse pas faire et se défend » [3].

L’avertissement s’avéra bien réel car en 2016 l’Inde décida de bannir Free Basics. C’est au nom de la lutte contre la concurrence déloyale qu’une loi interdit finalement Free Basics. Le raisonnement derrière cette interdiction fut que l’incitation à utiliser les applications, pour la plupart américaines, accessibles gratuitement sur Free Basics se ferait au détriment des petits concurrents et de l’innovation. Ainsi, le gouvernement argumenta que le processus de sélection d’application imposé par Facebook manquait de transparence et contenait un biais occidental, défavorisant et excluant les applications locales indiennes.

L’implantation silencieuse de Free Basics en Afrique

On aurait pu imaginer que les controverses soulevées en Inde eussent marqué un coup d’arrêt soudain et définitif à l’expansion mondiale de Free Basics. En particulier dans les pays anciennement colonisés et dans lesquels la rhétorique anticoloniale bénéficie encore d’une certaine popularité, on aurait pu croire en une plus grande exploitation politique de l’argument sur la cyber-colonisation. Mais force est de constater aujourd’hui le contraire : l’implantation silencieuse et sans controverse de Free Basics se poursuit dans 65 pays, dont 30 dans le continent africain. Deux observations permettent de faire la lumière sur les principales raisons expliquant que le rejet massif exprimé en Inde n’ait pas été suivi dans le contexte africain.

La première concerne un changement drastique de stratégie par Facebook. Depuis l’opposition de la population indienne à Free Basics en 2016, la poursuite des projets de connectivité de Facebook dans le reste du monde est largement passée sous les radars. Une étude menée par le MIT montre en effet une chute drastique du nombre de sources médiatiques mentionnant le terme de « Free Basics » depuis 2016. En parallèle, Facebook a mis fin à toutes les activités publicitaires de promotion de Free Basics et a aussi cessé l’actualisation de son site internet officiel. On ne trouve par exemple aujourd’hui aucune source officielle de Facebook mentionnant les pays dans lesquels Free Basics est à ce jour implanté. Certains chercheurs ont d’ailleurs montré que Free Basics était présent dans bien plus de pays que le site internet ne l’indiquait.

Le constat est cru : Facebook utilise les populations désavantagées et les territoires disposant de régulation du numériques lapidaires pour mener des expérimentations numériques et réaliser une extraction massive de données.

Une analyse des écosystèmes d’activistes luttant en faveur des droits numériques est également nécessaire pour comprendre l’implantation rapide de Free Basics dans de nombreux pays d’Afrique. Dans le contexte de réguliers shutdown d’Internet pilotés par certains gouvernements, un dynamique réseau d’activistes numériques panafricain a émergé. Ceux-ci se sont coordonnés autour d’organisations militantes tel que « Africtivistes » et ont lancé des campagnes à l’instar de #BringBackOurInternet, en réaction à un shutdown d’Internet de 230 jours au Cameroun. Au centre du viseur : la dénonciation de la mise en place, par le pouvoir politique, de taxes sur l’utilisation des réseaux sociaux, de lois violant la vie privée et attaquant la liberté d’expression et d’arrestations de blogueurs. La répression et la surveillance menée sur Internet par les gouvernements constituent donc les menaces les plus sévères aux yeux de nombreux africains. Dans ce contexte, le danger est perçu comme venant du public, et moins du privé. C’est ce qui explique pourquoi les activistes numériques s’indignent davantage contre les mesures répressives menées par les acteurs étatiques que par les privés. Toussaint Nothias, chercheur à l’Université de Stanford affirme que : « les organisations de défense des droits numériques en Afrique se sont trouvées confrontées à des menaces qui leur semblaient plus urgentes, qu’il s’agisse de la fermeture d’Internet, de la surveillance numérique menée par les gouvernements ou de l’absence de réglementation sur la confidentialité des données, reléguant ainsi au second plan les questions de neutralité du réseau » [4].

Aussi ingénieux qu’un cheval de Troie, Free Basics a réussi à s’introduire dans un nombre considérable de pays de l’hémisphère sud, sans pour autant toujours susciter la méfiance. Derrière les belles promesses se cache une stratégie bien rodée et servant des intérêts économiques précis. Le constat est cru : Facebook utilise les populations désavantagées et les territoires disposant de régulation du numériques lapidaires pour mener des expérimentations numériques et réaliser une extraction massive de données. De plus, pour la compagnie américaine, Free Basics représente une porte d’entrée privilégiée dans le marché mondial, non plus seulement des réseaux sociaux, mais aussi des infrastructures numériques. La volonté de devenir maître de la totalité de l’architecture d’Internet a rarement abouti à un projet couronné par un aussi grand succès. Avec cette stratégie de multiplication des monopoles par un même acteur, les défis posés par la concentration non démocratique du pouvoir les acteurs du numérique acquièrent une toute nouvelle ampleur.

Notes :

[1] Barbara van Schewick (2010). Internet Architecture and Innovation, MIT Press.

[2] Global Voices (2017). « Free basics in real life ». 27 Juillet. Lien numérique: https://advox.globalvoices. org/wp-content/uploads/2017/08/FreeBasicsinRealLife_FINALJuly27.pdf. (Accédé le 22 Novembre 2019).

[3] Mukerjee (2016). “Net neutrality, Facebook, and India’s battle to #SaveTheInternet. Communication and the Public”, 1(3): 356–361.

[4] Toussaint (2019). “Access granted: Facebook’s free basics in Africa”. Media, Culture & Society, 42(3) 329–348.