Gilets jaunes : Le soulèvement de la France d’en-bas

Le mouvement des gilets jaunes se résumerait-il à une “grogne” des Français moyens, qui regardent Auto-Moto et Téléfoot le week-end en attendant le retour de la saison des barbecues ? C’est l’image qu’en donne la majorité des médias et des commentateurs politiques. Cette “grogne” n’est en réalité que la partie émergée d’un iceberg : celui d’une crise profonde qui fracture la société et le territoire français.


Lorsque les journalistes de C’est à Vous ont demandé à Jacline Mouraud ce qui pouvait apaiser la colère dont elle s’était faite la porte-parole, celle-ci avait répondu qu’il fallait que le président « rétablisse l’ISF ». Dès lors, les médias, commentateurs et analystes qui n’avaient vu dans la journée du 17 novembre que la manifestation d’une révolte contre la hausse du prix du diesel ont soit feint de ne pas comprendre ce qui se passait réellement, soit témoigné une fois de plus de la déconnexion entre le peuple et ses élites – alors même que Benjamin Griveaux s’illustrait dans la maladresse en voulant réconcilier le “pays légal” et le “pays réel”, pensant paraphraser Marc Bloch alors qu’il citait en réalité Charles Maurras.

Tout d’abord, le prix du gasoil à la pompe a bien augmenté de 23% et le prix de l’essence de 14% à cause de l’envolée du prix du baril de pétrole cette année ; cela est indéniable. Que les Français se préparent, l’essence et le gasoil verront encore leur prix augmenter au 1er janvier 2019 (la première sera taxée 4 centimes de plus au litre et 7 centimes pour le second). Le tout pour prétendument financer l’écologie et la transition énergétique comme se sont plu à le marteler les membres du gouvernement.

Premier problème, Libération a montré que dans le prochain budget, 1 milliard d’euros supplémentaires viendraient financer des mesures écologiques : sauf que cela demeure quatre fois moins important que les hausses de taxes prévues par le gouvernement. Les Français seraient donc taxés sans savoir à quoi sert leur argent ? Pire : le gouvernement se servirait de la question de la transition énergétique pour prélever davantage d’argent à une population qui paye toujours plus, sans faire preuve de la moindre transparence.

L’essence n’est pourtant que « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », comme l’ont martelé les gilets jaunes et les soutiens du mouvement pour tenter de se légitimer dans un débat où le simple fait de n’être issu d’aucune organisation politique, de vouloir bloquer un village ou un segment de route, suffisait à jeter l’opprobre sur le bien-fondé du mouvement et donnait l’autorisation aux commentateurs d’user des termes de « beauf » ou de « Français moyen » encore et encore.

Le carburant n’est que l’élément déclencheur de la colère d’un peuple qui subit depuis 20 à 30 ans des réformes économiques désastreuses.

Injustice et incompréhension : les piliers du 17 novembre

Non, mesdames et messieurs les commentateurs, alliés du pouvoir, les gilets jaunes ne sont pas uniquement des beaufs qui se promenaient une canette de bière à la main dès samedi matin sur leur rond-point communal comme certains ont tenté de le faire croire sur les réseaux sociaux. Le problème est bien plus profond.

Oui, mesdames et messieurs les commentateurs, les Françaises et les Français sont pour la plupart dépendants de leur voiture et ont besoin de rouler. La faute à qui ? A quoi ? A ceux qui ont encouragé par des politiques urbaines insensées et polluantes la déconnexion du lieu de vie et du lieu de travail. A ceux qui ont pensé que dévitaliser les métropoles pour construire des supermarchés en-dehors des villes était une idée viable et pérenne.

Oui, mesdames et messieurs, il serait bien que l’usage de la voiture diminue en France. Proposez d’abord aux Françaises et aux Français des moyens de transport alternatifs : nationalisez la SNCF au lieu de la démanteler, re-densifiez le réseau du rail français, développez les transports en commun sur de larges amplitudes horaires…

Tant que nous y sommes, si vraiment vous tenez à l’avenir de la planète, interdisez les vols intérieurs, puisque 20% des vols quotidiens sont des vols métropolitains et qu’un trajet en avion émet quarante fois plus qu’un trajet en train. Somme toute, permettez à ceux que vous vous plaisez à mépriser de se déplacer autrement, ensuite nous discuterons des taxes sur l’essence.

Un révélateur des fractures françaises

Surtout, c’est ce qui reste du consentement à l’impôt qu’Emmanuel Macron est en train de briser, il est le principal responsable du ras-le-bol fiscal actuel. Contrairement à ce que prétendent ceux qui font une analogie rapide avec le poujadisme, ce n’est pas pour moins d’Etat que se battent les gilets jaunes. Au contraire. A refuser de comprendre cela, les élites refusent de voir la dislocation de la société qui se prépare. Alexis Spire, directeur de recherche au CNRS et auteur de Résistances à l’impôt, attachement à l’Etat a mené une enquête sur 2 700 contribuables.

Il démontre que c’est le rapport à l’Etat et aux services publics qui traverse aujourd’hui une crise profonde. Ceux qui se situent « en bas de l’échelle » ne voient en effet plus la contrepartie de ce qu’ils payent. Ce n’est donc pas par hasard que le mouvement a pris forme dans les villes moyennes et les zones rurales. Ce sont ces territoires qui ont pâti de la dégradation des services publics organisée par les gouvernements successifs depuis maintenant plus d’une décennie. A fermer les hôpitaux, les tribunaux, les gares, c’est la contrepartie même de l’impôt qui n’est plus tangible et donc le sentiment de redevabilité qui s’estompe.

“Avec la disparition des services publics de proximité, la crise de confiance qui est placée en ces derniers, les politiques de dérégulation, c’est cette redevabilité qui s’effrite : pourquoi payer si on ne sait pas où va l’argent ?”

C’est un type de relation sociale qui est en danger. Mauss fondait son contrat social sur la logique de don/contre-don, c’est pour lui le principe de réciprocité qui fonde l’appartenance à une société : « une prestation obligeant mutuellement donneur et receveur et qui, de fait, les unit par une forme de contrat social ».

Ce n’est pas de l’altruisme, il rend en fait redevable celui qui reçoit. Mauss écrit ainsi que « le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d’une part, à ses patrons d’autre part. (…) L’Etat lui-même, représentant la communauté, lui doit, avec ses patrons et avec son concours à lui, une certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, la mort » (Essai sur le don).

La collecte de l’impôt par l’Etat nourrit un monopole : si un citoyen accepte de donner, c’est en attente d’une protection et de services. L’Etat est redevable. Avec la disparition des services publics de proximité, la crise de confiance qui est placée en ces derniers, les politiques de dérégulation, c’est cette redevabilité qui s’effrite : pourquoi payer si on ne sait pas où va l’argent ?

A cette injustice s’ajoute un sentiment de décalage sur fond de scandales fiscaux qui creusent la fracture entre le peuple et une élite privilégiée, chouchoutée par le gouvernement. Rappelons-nous : en musique de fond de la vie politique, l’affaire Bettencourt, l’affaire Thévenoud, l’affaire Cahuzac. Plus grave encore : la suppression de l’ISF et la baisse des cotisations sociales.

Souvenons-nous encore : en octobre 2017, c’était « la fin d’un totem vieux de 35 ans, qui était devenu inefficace et complexe » selon Bruno Le Maire ; c’était la fin de l’Impôt sur la Fortune, originellement appelé impôt de solidarité sur la fortune. Cet impôt progressif puisait ses fondements dans l’impôt de solidarité nationale assis sur le capital crée en 1945 pour ensuite voir renaître l’impôt sur les grandes fortunes en 1982 sous l’égide du gouvernement Mauroy. Crée en 1989, l’ISF avait pour finalité de financer le revenu minimum d’insertion (RMI). Il était basé chaque année sur la valeur du patrimoine des personnes imposées et avait par exemple rapporté 4,2 milliards d’euros en 2008, c’est-à-dire 1,5% des recettes de l’Etat.

Quand François Ruffin avait déclaré à l’Assemblée nationale que le gouvernement prenait « aux pauvres pour donner aux riches » et que c’était « eux les violents, la classe des riches », Amélie de Montchalin, députée LREM indiquait que cette mesure n’était « pas un cadeau » mais « un pacte pour l’investissement, que les entreprises trouvent des capitaux quand elles veulent grandir, exporter et surtout embaucher ».

Ce vœu pieu de voir un retour positif de la part des entreprises à chaque cadeau qui leur est fait est souvent plein de déception : rappelons-nous du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en 2012 et du pacte de responsabilité. Pierre Gattaz avait à l’époque promis que les baisses des cotisations permettraient de donner naissance à « 1 million d’emploi ». En 2017, France Stratégie évoquait une « fourchette large de 10 000 à 200 000 emplois » sauvegardés ou créés sur le quinquennat. A 800 000 ou 990 000 emplois près, la promesse était donc tenue !

Le retour de Jacques Bonhomme paysan ?

L’existence même de cette révolte populaire s’inscrit dans une filiation. Ceux qui souhaitent la discréditer limiteront la comparaison avec le poujadisme. Avec un peu de bonne volonté ou quitte à assumer la comparaison, il est possible de remonter aux jacqueries paysannes du Moyen-Age, la Grande Jacquerie de 1358 en premier lieu. Les Jacques se sont insurgés contre la noblesse et le régime seigneurial dans les campagnes.

Ces mouvements insurrectionnels durement réprimés s’opposaient notamment aux hausses d’impôt qui avaient pour objectif de financer la libération du roi Jean II qui avait été fait prisonnier par les Anglais et remettaient plus largement en cause de le fonctionnement du système seigneurial.

« On peut voir une parenté avec les jacqueries dans le sens où elles étaient des explosions populaires qui rassemblaient dans les campagnes bien au-delà des seuls travailleurs agricoles et qui n’avaient pas de représentant mandaté ni de vision cohérente de l’émancipation. Autre point commun, ces mouvements étaient dirigés contre la noblesse qui était vue comme une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple », indique le sociologue Alexis Spire.

Cet épisode n’est pas le seul à puiser son origine dans les campagnes françaises. Avant la Révolution française, ces dernières sont secouées par la guerre des farines, des insurrections paysannes après de mauvaises récoles successives entre 1773 et 1774 qui avaient engendré une hausse du prix du blé. Les “jacques” avaient été réprimés. Cette question de prix demeura néanmoins la cause structurelle d’un malaise profond : pendant la Révolution, la baisse du prix du pain figurait de nouveau parmi les revendications d’une partie des révolutionnaires. Aux origines de la Révolution française, on trouve déjà les questions fiscales. Le tiers état est le seul à payer l’impôt. Il revient à la classe la plus nombreuse de nourrir et financer les extravagances de la noblesse et du clergé. Si Louis XVI convoque les Etats généraux, c’est pour obtenir le consentement à l’impôt dans un royaume accablé par sa dette.

« Une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple »

Regarder plus en arrière permet de réhabiliter une démarche qui n’est pas une exception historique. Oui, les campagnes françaises, les territoires périphériques ont su à différents moments de l’histoire proposer des mobilisations.

Pendant les jacqueries, les insurgés percevaient la noblesse « comme une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple » précise Alexis Spire. N’est-ce pas à un nouveau moment populiste de ce type que nous assistons aujourd’hui ?

Les 5% des ménages les plus riches paient proportionnellement moins d’impôts que les autres comme le rappellent Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez dans Pour une révolution fiscale, un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle. A l’heure où l’impôt ne joue plus son rôle de gardien de la justice sociale. A l’heure où les plus hauts revenus sont toujours moins imposés alors que ceux d’en-bas subissent une injonction à toujours plus travailler et payer. Comment en effet justifier des taxes supplémentaires alors qu’il n’y a pas de taxe sur le capital et que l’ISF a été supprimé ? Comment donner confiance par exemple aux enseignants qui voient que leur point d’indice est gelé de manière presque continue depuis 2010 et que le jour de carence a été rétabli ?

Pour pallier ce mécontentement profond et légitime qui traverse également le pays, ce sont des mesures courageuses qui devraient être pensées. Au hasard, une revalorisation du SMIC et un plafonnement des revenus les plus élevés ? Au sein d’une entreprise, le salaire le plus élevé pourrait correspondre à 20 fois le salaire le plus bas, entraînant une hausse mécanique de ce dernier si le premier devait augmenter.

Pour l’impôt sur le revenu, pourquoi ne pas envisager un barème progressif avec davantage de tranches dont la dernière serait imposée à hauteur de 100%, instaurant de fait un revenu maximum là où le taux maximum d’imposition de l’impôt sur le revenu est de 45% ! L’héritage étant vecteur d’un accaparement des ressources sans aucune autre considération que la famille d’où l’on vient, pourquoi ne pas taxer davantage les héritages au-dessus d’un certain seuil ? Pourquoi ne pas moduler l’impôt sur les sociétés, alors qu’aujourd’hui les PME paient largement plus que les grandes entreprises ?

L’association Tax Justice Network mandatée en 2012 évaluait ce manque à gagner à hauteur de 200 milliards d’euros en additionnant fraude fiscale et fraude sociale.

Surtout, pourquoi faire peser davantage de taxes qui étouffent ceux qui ont à les supporter alors que l’évasion fiscale se fait de plus en plus importante chaque année ? Selon un rapport du syndicat Solidaires-Finances publiques la fraude fiscale atteint aujourd’hui 100 milliards d’euros, soit 20 milliards de plus que ce qui avait été montré lors de la précédente étude parue il y a cinq ans. L’association Tax Justice Network, mandatée en 2012, évaluait quant à elle ce manque à gagner à hauteur de 200 milliards d’euros en additionnant fraude fiscale et fraude sociale.

Ces 100 milliards d’euros représentent 1,5 fois ce que doivent payer les Français avec l’impôt sur le revenu. Il faut ajouter, car cela n’est pas suffisant, le patrimoine off-shore détenu par les ménages. Selon l’économiste Gabriel Zuckman, « 3 500 ménages français détiendraient 50 millions d’euros chacun en moyenne à l’étranger » et concentreraient à eux-seuls une fraude de 5 milliards d’euros chaque année. Rappelons-nous ici de Patrick Mulliez qui n’avait payé en 2012 que 135 euros d’impôt à l’Etat français sur 1,68 million d’actifs qu’il possédait car il résidait dans la charmante bourgade de Néchin en Belgique.

Si Uber, Apple, la famille Mulliez (groupe Auchan) peuvent user de montages fiscaux pourtant connus de tous, les Françaises et les Français qui sont à l’origine de leurs bénéfices payent, eux. Pourquoi ne pas prendre à ces derniers ?

Pour aller plus loin :

La France des déserts médicaux – Le Monde

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