Député européen depuis 2014, Guillaume Balas vient de rejoindre le M1717, le mouvement de Benoît Hamon. Auteur d’un rapport sur le dumping social, spécialiste du travail détaché, Guillaume Balas a accepté de répondre à nos questions sur la dernière proposition de réforme sur le sujet. Il parle de grande “opération de communication” et juge que celle-ci ne résout rien. Plus largement, il en appelle à la montée d’une parole alter-européenne qui porte l’ambition d’une démocratisation de l’Union européenne pour faire face aux rouleau compresseur néo-libéral.
LVSL : Un accord a enfin été trouvé au conseil de l’UE sur une réforme de la directive travailleurs détachés. Emmanuel Macron a obtenu une réduction de la durée des contrats de détachement des travailleurs. C’est pourtant une réforme qui ne s’appliquera pas au secteur des transports, qui est l’un des secteurs où le dumping est le plus grand…
Je ne peux que souscrire à cette analyse, mais je veux que l’on entende ce point. L’Europe sociale a beaucoup de mal à exister du fait d’une contradiction majeure : nous avons constitué un marché unique avec une liberté de circulation du capital quasi-absolue et une politique macro-économique qui se cantonne à respecter des critères budgétaires mais ne se donne pas pour ambition d’adopter une politique contra-cyclique. On a laissé se développer une concurrence entre les entreprises, les salariés, les Etats et les régions, qui s’appuie sur une asymétrie des systèmes sociaux. Les types de revenus sont différents, les développements économiques sont différents et les systèmes de protection sont différents.
Ayant à l’esprit ces éléments, la grande difficulté réside dans le fait que trouver des accords inter-gouvernementaux ambitieux dans le domaine social est quasi-impossible. Bien que l’on pourrait rêver d’autres stratégies de la part de la France, dans le cadre actuel, c’est quasiment impossible. Même si des égoïsmes nationaux le traversent, le Parlement européen reste la seule institution supra-nationale. Il a fait son travail en trouvant un accord qui est loin d’être la panacée. Ce texte rend possible des dérogations après les 12 mois, et cela pose problème. Il y a une fragilité sur le secteur des transports même si – et contrairement à celui du conseil de l’UE – le texte adopté par le Parlement intègre ce secteur dans sa réforme. Malgré ses faiblesses, ce qui a été adopté par le Parlement européen propose des avancées qui vont bien plus loin que ce que promet la Commission européenne.
Le drame, ici, c’est que l’on ne parle que de ce qui s’est passé au conseil et pas du tout de la position du Parlement européen. En conséquence, dans ce contexte de quasi-impossibilité de trouver des accords ambitieux sur le plan social au niveau du Conseil, il y a eu une opération de communication maximale de la part d’Emmanuel Macron. Elle a eu lieu en plusieurs étapes.
Laissez moi revenir un peu en arrière. Malgré ce qui m’a opposé à la politique sociale de François Hollande, il faut lui rendre hommage sur un point : les petits progrès qui ont été effectués jusque-là sur la directive ont été obtenus par le gouvernement précédent. Je pense à la question de la définition de la rémunération ou des frais afférents de détachement. A partir de cela, lors de sa campagne, M. Macron a voulu s’offrir un scalp : il a fait du passage de la durée des contrats de détachement de 24 à 12 mois son principal combat. C’est un combat avant tout symbolique et politique. Comme la population est mal informée sur ce sujet et que les médias mainstream s’attachent plus aux symboles qu’au fond des dossiers, cela lui permet de faire une opération de communication avec son voyage dans les pays de l’Est.
D’ailleurs, à cette occasion, on a eu de nombreux témoignages qui nous poussent à penser que Macron a été plus que complaisant avec de nombreux pays de l’Est sur la question de l’immigration pour les arracher à l’influence de la Pologne. Il y a des gros risques sur ce sujet là et il faudra suivre cela de près.
Dernière étape : il arrive au conseil et arrache une majorité pour une réduction des contrats de détachement de 24 mois à 12 mois. Non seulement c’est anecdotique puisque un contrat de détachement dure en moyenne 103 jours, mais en plus, le texte prévoit un contrat renouvelable de 6 mois supplémentaires. Lorsqu’on lit le texte, on se rend compte que ces 6 mois supplémentaires seront assez faciles à obtenir. C’est de l’ordre de la notification plus que de l’autorisation.
Au-delà, deux choses me gênent dans ce dossier. Il va en faire une victoire politique personnelle, fortement appuyée par les médias mainstream. Or, comme cette histoire ne résout rien – et qu’elle complique les choses pour les travailleurs détachés français qui sont en général sur des détachements longs – la grande crainte que l’on peut avoir est que la population s’en rendre vite compte et que cela soit vécu comme une illusion de plus.
“Dans le cadre austéritaire, les peuples n’ont qu’une solution pour s’en sortir : le dumping, qu’il soit fiscal ou social.”
Le second problème, c’est qu’on a renvoyé le traitement de la question des transports à plus tard. Or, c’est l’un des secteurs où le dumping social est le plus fort. La ministre en est tellement consciente qu’elle est venue à Strasbourg pour nous expliquer qu’elle se battra sur le paquet transport et qu’ils tiendront bon. On ne demande qu’à les croire mais cela relève du vœu pieux. D’autant plus que les Espagnols considèrent qu’ils ont obtenu des garanties. Il faut bien comprendre à quel niveau de réflexion l’Espagne en est, y compris la gauche et les syndicats espagnols. Ils disent “comme on a eu la crise, qu’on a du faire des coupes budgétaires drastiques, vous n’allez pas en plus nous embêter en empêchant nos transporteurs de travailler” en faisant ce qu’ils appellent du protectionnisme social. Vous trouvez en Espagne de nombreux syndicalistes qui défendent l’idée qu’il faut plus de concurrence dans le domaine des transports avec l’idée que c’est le seul moyen d’améliorer la situation espagnole.
Ce que vient de faire Emmanuel Macron, c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire en termes de pédagogie sur l’Europe sociale. Le retour de bâton promet d’être violent. Quand il y a une telle sensibilité sur le sujet, on ne joue pas à cela.
J’ajoute que 80% des problèmes que nous avons sur le travail détaché correspondent à de la fraude. On ne respecte même pas la législation en place, même si elle est insuffisante. C’est particulièrement vrai dans le secteur des transports où il faut avancer très vite sur le développement des tachygraphes intelligents qui permettraient d’hausser le niveau de contrôle d’une manière significative. On pourrait créer une agence sur le contrôle du transport routier européen. Elle n’existe pas. Le parlement l’a voté mais cela n’a toujours pas été fait. De manière plus globale, on pourrait enfin créer cette autorité européenne sur le travail promise par Juncker lors de son dernier discours sur l’Etat de l’Union.
Ce sont des batailles essentielles, étant entendu que je ne crois pas à une bataille sérieuse contre le dumping social sans changement de politique macro-économique. Ce n’est pas vrai que dans le cadre de l’austérité, de la mise sous contrôle des budgets nationaux, de faiblesse du budget européen, de non-acceptation d’une politique macroéconomique contra-cyclique, on peut lutter sérieusement contre le dumping social. Pour une raison simple : dans le cadre austéritaire, les peuples n’ont qu’une solution pour s’en sortir : le dumping, qu’il soit fiscal ou social.
LVSL : Arrêtons-nous un instant sur le secteur du transport justement. Que prévoit la Commission européenne dans le paquet mobilité ?
Sur le transport, il y a deux volets essentiels. Il y a le transport international et le cabotage. Sur la question du transport international, il est vrai qu’il est compliqué de changer de législation sur un transport de 24 ou 48 heures traversant plusieurs pays. Il faut donc réfléchir à des éléments de législation européenne. J’avais produit un rapport en ce sens. On s’est battu sur l’idée qu’il fallait des normes sociales européennes, notamment sur le salaire. Autant vous dire que notre affaire n’a pas duré longtemps. C’est pourtant la direction qu’il faut prendre.
Le cabotage correspond à des missons de transport comprenant de multiples opérations de chargement/déchargement sur un temps court. A la lumière de ce que je sais, rien d’ambitieux n’est prévu ni par la Commission ni par le Conseil pour changer les choses. Or, je ne vois pas pourquoi le cabotage ne tomberait pas sous le coup de la directive détachement des travailleurs. Ce n’est pas simple. Il faut des moyens techniques, des contrôles renforcés. Il faut des équipes de gens ultra-formés au niveau européen qui seraient capables de taper très fort les grandes entreprises qui organisent le dumping social ou les sociétés “boîtes aux lettres” qui s’enregistrent dans un pays pour détacher des travailleurs et payer des cotisations sociales plus faibles. Il faut leur faire payer des amendes colossales. On peut même imaginer une démarche pénale. Quant à des escrocs manifestes, leur place est en prison. Pas ailleurs. Quand vous commencez à en punir quelques uns, un message extrêmement clair est envoyé à tous les autres. Il faut organiser cela au niveau européen par une autorité européenne sur le travail.
LVSL : Le Parlement européen a adopté une position nettement plus ambitieuse, que l’accord entre les ministres vient court-circuiter. Elle n’exclut pas le secteur du transport, prévoit une application de tous les accords collectifs aux travailleurs détachés (au-delà des seuls salaires minima), ou encore renforce la directive avec une base légale plus sociale. Alors que des heures et des heures de négociations ont conduit à un compromis bâtard entre les Etats, pensez-vous encore pouvoir faire évoluer la directive ?
On entre dans un tri-logue entre le Parlement européen, la Commission européenne et le Conseil de l’UE. La négociation ne fait que commencer. Or, la rapporteuse du Parlement européen, Mme Morin Chartier (Les Républicains), a fait un très bon boulot. Elle est bien décidée à tenir le mandat que lui a donné le Parlement européen, y compris sur la question des transports. Je suis un apôtre du clivage gauche/droite au niveau européen mais je dois reconnaître que sur certains sujets, des députés de droite peuvent être plus progressistes sur le terrain social que pas mal de gens de “gauche”. C’est lié à des traditions politiques : certains gaullistes sociaux ou démocrates chrétiens sont dans une démarche plus hostile au néolibéralisme que bien des sociaux-libéraux. Je me suis battu aux côtés de députés belges, luxembourgeois ou français du PPE y compris face à des socialistes d’Europe de l’Est. Parfois, les intérêts nationaux dépassent les clivages politiques.
“Le bon clivage n’est pas entre l’Ouest et l’Est, mais entre les salariés, la population qui vit de son travail, et une oligarchie capitaliste qui pense que tout lui est dû.”
Cependant, je pense qu’il y a une erreur commune à Jean-Luc Mélenchon et à Emmanuel Macron. C’est de croire qu’il y a “les Polonais”, “les Français”, “les Allemands”. Tout cela n’est pas homogène. Solidarnosc, qui est dans une démarche de soutien à son gouvernement, le combat rudement sur certaines questions sociales et européennes. Le syndicat polonais est en faveur d’éléments d’harmonisation de la politique sociale européenne. C’est un allié au sein de la Confédération Européenne des Syndicats au même titre que les syndicats tchèques. J’ajoute qu’en France, ceux qui organisent le dumping social, ce sont bien sûr des entreprises privées mais également des entreprises publiques. C’est le cas d’EDF. Elise Lucet l’avait montré avec Geodis qui a une filiale en Roumanie qui fait de la concurrence déloyale aux travailleurs français. C’est la raison pour laquelle je pense que le bon clivage n’est pas entre l’Ouest et l’Est mais entre les salariés, la population qui vit de son travail et une oligarchie capitaliste qui pense que tout lui est dû.
Si on veut vraiment combattre le dumping social, il faut d’abord taper les grosses boîtes françaises qui l’organisent. Je suis gêné par ce nationalisme franchouillard qui dit “nous sommes les universalistes face aux méchants de l’Est qui nous volent notre travail”. C’est faux. D’ailleurs, dans le contexte austéritaire et libre-échangiste européen, quelle est la solution pour les Grecs, les Bulgares ou les Espagnols, si ce n’est la migration ou le dumping social voire l’ouverture aux investisseurs chinois ? Quand Emmanuel Macron est allé faire son discours en Grèce, Alexis Tsipras lui a demandé de ne pas contrôler les investissements chinois de manière trop importante. On peut le critiquer mais on peut aussi le comprendre. Quelle autre solution a-t-il ? Il y a urgence à reconstruire des instruments de convergence économique dans un contexte où les écarts continuent à augmenter entre les nations d’Europe et au sein même des nations européennes.
LVSL : Au fond, ces réformes ne sont-t-elles pas dérisoires tant que les cotisations sont payées dans le pays d’accueil ? Les chauffeurs routiers bulgares gagnent 200 euros par mois. Dans ces conditions, l’harmonisation sociale n’est-elle pas un vœu pieux ?
La situation est complexe. Nous avons fait des essais d’Europe politique avec la Communauté Européenne de Défense proposée par la France puis refusée par la France. Depuis, on a décidé de construire l’Europe par le biais économique. Cela a fonctionné tant que les pays intégrés au marché commun étaient plus ou moins homogènes. Au moment de l’élargissement, je faisais parti de ceux qui disaient qu’il fallait refonder l’Europe politique avant tout élargissement. On a fait l’inverse. Très sourcilleux sur l’Allemagne, François Mitterand a accepté l’élargissement que l’Allemagne souhaitait en échange de l’euro. Pour ce dernier pays, c’était l’occasion d’avoir une immense réserve de main d’oeuvre avec des possibilités de délocalisation. Pour Mitterand, l’euro ancrerait l’Allemagne dans une dynamique européenne.
“La première réponse possible consiste à obtenir des victoires symboliques en espérant que les gens croient toujours en l’Europe. Cela va être le rouleau compresseur Merkel-Macron-Renzi.A cette occasion, une partie du groupe socialiste va rejoindre Macron, je n’ai aucune illusion là-dessus.”
Ce devait être le début du processus car quand vous faîtes une monnaie sans instruments contra-cycliques, vous laissez la liberté du renard dans le poulailler. Une telle monnaie affaiblit les faibles et renforce les forts. Les investissements vont là où c’est le plus rentable. C’est la raison pour laquelle le coeur de la Rhénanie profite au maximum de l’euro. Le refus d’éléments de politiques contra-cycliques est catastrophique. La nouvelle majorité allemande ne va pas dans ce sens d’ailleurs. C’est cela qui nourrit la crise européenne. Comme elle ne permet pas la convergence, les peuples s’en détournent massivement.
Il y a trois manières de répondre à cette situation. La première consiste à obtenir des victoires symboliques en espérant que les gens croient toujours en l’Europe. Cela va être le rouleau compresseur Merkel-Macron-Renzi. A cette occasion, une partie du groupe socialiste va rejoindre Macron, je n’ai aucune illusion là-dessus. On va nous dire que les dirigeants des 30 dernières années ont été nuls. Mais surtout ne vous inquiétez pas bonnes gens, la nouvelle génération de dirigeants va faire beaucoup de choses enfin pour l’Europe ! Le problème, c’est que comme ils ne toucheront pas à l’essence de la crise – l’asymétrie des systèmes sociaux et la monnaie unique sans politique budgétaire conséquente – je ne vois pas en quoi la crise ne continuerait pas. Il vont prendre une nouvelle entrée : ce sera l’Europe de la défense. C’est le seul espace où il y a de la marge, car Angela Merkel doute du protectorat américain depuis que Trump est à sa tête. Elle autorise donc cette idée. Il risque d’y avoir des avancées sur ce sujet avec des effets corollaires compliqués y compris sur le rôle des grandes entreprises européennes d’armement. Toutefois, ce sera vendu comme une grande avancée européenne.
L’autre voie possible, c’est la reprise en main des instruments de souveraineté. Admettons que l’on remette la main sur l’outil monétaire et que l’on revienne au Franc. Cela va donner une bataille de dévaluation monétaire. Autre élément : ce n’est pas parce que vous sortez de l’Europe que la compétition sociale s’arrête. Dans ce cas, soit vous acceptez la circulation des travailleurs, et l’asymétrie des systèmes sociaux conduit aux mêmes problèmes qu’avant. Soit vous bloquez les frontières et cela aboutit à une dévaluation sociale interne.
C’est ce qui s’est passé avec la filière du porc. Elle ne s’est pas effondrée parce qu’il y a eu des travailleurs détachés en France. Elle s’est effondrée parce que des indépendants de l’Est sont venus en Allemagne, ce qui a permis à l’Allemagne de baisser ses coûts drastiquement et de faire une concurrence déloyale à l’agriculture française. Cette voie là n’est pas pérenne et donne l’illusion d’une alliance des grands capitalistes français et du reste de la population. Je crois que c’est fondamentalement faux.
“Il s’agît de poser la question de la démocratie de la zone euro et d’un processus de convergence sociale. On pourrait obliger tous les pays européens à avoir un SMIC qui soit de l’ordre de 60% du salaire médian de leur propre pays. Cela permettrait de faire converger les systèmes sociaux.”
La dernière voie, c’est l’alliance, au sein de toutes les sociétés européennes, de ceux qui veulent une Europe démocratique, écologique et sociale. C’est le vieux raisonnement de l’internationale qui a conduit à la naissance de la gauche en Europe. Je ne dis pas c’est la voie la plus facile. Je pense que c’est la seule. Il n’y en pas d’autres. Il s’agît de poser la question de la démocratie de la zone euro et d’un processus de convergence sociale. On pourrait obliger tous les pays européens à avoir un SMIC qui soit de l’ordre de 60% du salaire médian de leur propre pays. Cela permettrait de faire converger les systèmes sociaux. On pourrait avoir un budget européen conséquent qui aboutisse à la transition énergétique en Pologne pour sortir de l’exploitation du charbon et créer de l’emploi non-délocalisable.
On pourrait enfin avancer sur un dernier sujet : le commerce international. Si on continue à être les abrutis de la mondialisation en ouvrant à tout va et en n’ayant aucune politique protégeant des secteurs essentiels sur le plan social, écologique ou sur le plan de la nouveauté, pour des acteurs économiques qui ne sont pas encore assez forts pour survivre à la concurrence mondiale, alors nous courrons à la catastrophe. On pourrait créer des instruments pour demander de la réciprocité dans les traités de libre-échange sur des critères sociaux et écologiques.
Il faut affronter durement la logique de libre-échange. On a beaucoup parlé du CETA. Même les experts nommés par Emmanuel Macron disent qu’il y a un problème écologique avec le CETA. Pensant profiter du Brexit et de l’isolement de Trump, l’UE a annoncé qu’elle allait accroître cette logique en signant des contrats avec la Nouvelle-Zélande, l’Australie, et le Mercosur. Je préfère ne pas imaginer les impacts néfastes sur notre secteur agricole. Vous voyez bien qu’avec de la volonté politique, on peut avancer sur des actes très concrets, pas utopiques du tout et qui conduisent à la convergence des économies et des sociétés européennes.
LVSL : Sur les travailleurs détachés, sur l’accueil des réfugiés, sur le respect des traités, nous assistons à un affrontement Est-Ouest. L’intégration de pays de l’Est aux standards sociaux considérablement différents et aux intérêts géopolitiques divergents ne condamne-t-elle pas toute Europe politique unissant l’Europe slave et l’Europe héritière de l’Empire romain ?
Je n’y crois pas du tout. En tout cas, je n’y crois pas d’une manière essentialiste. Je réfute les propos de certains hommes politiques qui affirment que si un pays appartenait à l’Empire romain, il est en droit de participer à l’Union tandis que s’il n’en faisait pas partie, il est naturellement interdit de prendre part à l’UE. Cela va loin. Cette théorie a un nom.
Du point de vue factuel, ce n’est pas tout à fait faux. La réunification non complétée a abouti à cette situation. Par voie de conséquence, il y a une domination du grand capitalisme allemand sur le reste de l’Europe. Cela est aussi dû à des politiques imbéciles de la France qui s’est désarmée de manière unilatérale sur le terrain industriel. Par ailleurs, j’aimerais rappeler que la France profite de ce grand marché. Elle est le troisième exportateur de travail détaché. L’attachement des grandes entreprises françaises au fait qu’il n’y ait pas de lutte sérieuse contre le dumping social en est un signe.
“Au fond, je ne crois pas à l’idée d’un détour par le discours national pour revenir à un discours pro-européen. Pour moi, il faut organiser une parole alter-européenne (…) Je pense qu’il y a des moments dans l’histoire où il faut reprendre le flambeau de l’internationalisme.”
Mais, même si le grand capitalisme allemand domine aujourd’hui, est-ce une opposition indépassable ? Au fond, on voit de telles oppositions à toutes les échelles. Peut-être qu’un jour, les Bretons diront : “de manière indépassable, l’Etat français est mauvais pour nous. Au fond, il favorise l’Ile-de-France”, ce qui est un fait historique. Je crois que quand on est de gauche, la question qui se pose, c’est la démocratisation des espaces de pouvoir réel. Le sujet c’est la démocratie, c’est-à-dire le pouvoir du peuple contre la petite élite qui s’en sert. Si on ne se bat pour la démocratisation de l’UE, on ne se battra pas pour la démocratisation de la France et on retombe sur des logiques géopolitiques, sur des logiques qui vous font dire “Les Allemands”. Or, il y a aujourd’hui en Allemagne, un sous-prolétariat d’origine étrangère qui est exploité comme ce n’est pas permis. Il y a une jeunesse faible démographiquement qui doit accepter les réformes Hartz IV qui, malgré leur caractère indécent, inspirent des politiques dans notre pays.
Au fond, je ne crois pas à l’idée d’un détour par le discours national pour revenir à un discours pro-européen. Si on fait un détour, on restera dans le national. Pour moi, il faut organiser une parole alter-européenne. C’est un combat idéologique. Cela paraît difficile. Mais quand vous aviez une monarchie écrasante, une aristocratie dont les privilèges se sont accrus au cours du XVIIIème siècle, cela apparaissait écrasant que d’imaginer démocratiser cet espace. Pourtant, quelque chose s’est passé. Quand je rencontre des Portugais, des Espagnols, des Allemands, des Tchèques, des Grecs, en particulier des jeunes, je ne sens pas l’idée qu’on ne peut rien y faire parce que “c’est comme ça”. Il y a de l’énergie. Il y a de la volonté, d’ailleurs indécise, sans porteur politique, mais il y a cette volonté de vouloir faire autre chose.
Certes, il y a eu des accidents industriels majeurs. Après la Première Guerre Mondiale, certains ont raisonné dans des termes chauvins. Ils disaient “Au fond, les peuples sont les peuples. Vous voyez bien que c’est impossible. Les socialistes allemands ont voté les crédits de guerre et les socialistes français aussi.” Moi je pense qu’il y a des moments dans l’histoire où il faut reprendre le flambeau de l’internationalisme.
LVSL : Certains avancent que si on atteint ce point d’unité entre les peuples, l’Europe sociale et politique, alors l’Allemagne s’en ira. Elle préférera la dislocation de l’UE pour sauvegarder son hinterland et sa monnaie…
C’est assez mystérieux de se dire de gauche et de penser qu’il ne faut pas essayer. On a assez reproché à la sociale-démocratie d’intégrer la défaite et le compromis à bas niveau pour ne pas accepter qu’une gauche qui se dirait nouvelle et combative fasse exactement la même chose. Il est vrai qu’aujourd’hui, il y a une contradiction fondamentale entre la position de l’Allemagne, d’une grande partie de la population allemande et toute évolution en Europe, notamment par le fait qu’ils aient indexé leurs retraites sur des pensions liées à la valeur de l’euro, parce que c’est un pays vieillissant.
Cependant, je ne crois pas que sociologiquement, idéologiquement, la gauche soit morte en Allemagne. En vérité, les trois grands partis de gauche n’ont pas joué leur rôle. Le débat électoral a été terrible pour le SPD : en acceptant d’entrer dans une coalition avec la CDU, ils se sont privés de la possibilité de déjuger celle qui la menait. Die Linke a mené une campagne incompréhensible avec deux leaders qui se contredisaient. Quant aux verts, ils ne sont pas clairs sur le néolibéralisme, et ils vont probablement intégrer la coalition Jamaïque. Or, je suis persuadé que s’il y avait un front à la fois gouvernemental et de mouvement social, l’Allemagne bougerait. Des fractures éclateraient. L’Allemagne n’est pas homogène. Vous seriez surpris par la délégation socialiste allemande au Parlement. Il y a des gens très libéraux et il y a des gens qui, sur la question sociale, sont parmi les plus combatifs. C’est le cas de la coordinatrice des socialistes au sein de la commission des affaires sociales. Elle était la plus grande pourfendeuse de l’austérité.
LVSL : Pour finir, que pensez-vous des mouvements populistes de gauche qui émergent en Europe et proposent des stratégies de type Plan A/Plan B ?
La complexité de la stratégie populiste va se révéler en Espagne. Podemos va avoir des difficultés à affronter la question catalane. A force de proclamer “la patrie, la patrie, la patrie”, vous conscientisez des gens. De grandes contradictions vont être mises à jour. Plus généralement, je ne vois pas comment on peut prévoir une bataille de haute intensité sur le plan A tout en ayant un plan B aussi élaboré. C’est une question de dynamique. Je veux dire par là que s’il y a une alliance progressiste en Europe, à partir de là, on peut se poser la question de la stratégie pour surmonter les résistances. Soit on pense qu’on est assez fort, et on réunit une majorité, soit on imagine des stratégies de type plan B à quelques-uns.
“Il est compliqué de se battre sur un plan A et de faire essentiellement des réunions sur le Plan B. Cela veut dire qu’au fond, qu’on n’y croit pas et que le plan A est une gageure.”
J’y crois peu en vérité. Imaginons une Espagne dirigée par Podemos, une France dirigée par Jean-Luc Mélenchon et – par je ne sais quel miracle – un Portugal dirigé par le Bloco. Je pense que cela ne tiendrait pas plus que la France ne tient face à l’Allemagne. Il est compliqué de se battre sur un plan A et de faire essentiellement des réunions sur le Plan B. Cela veut dire qu’au fond, qu’on n’y croit pas et que le plan A est une gageure. Au fond, c’est une éducation politique. On met cela dans la tête des militants. Quand on met cela dans la tête de militants, c’est dur d’avoir un vrai combat sur le plan A.
Enfin, cela met à jour de fortes contradictions dans la gauche radicale et dans la gauche en général. J’ai regardé le discours de Jean-Luc Mélenchon à l’Assemblée nationale avec intérêt. Il y a 3 thèses en une dans ce discours. Il y a une première qui réfute l’accusation d’anti-européen, une seconde qui exprime des choses que j’aurais pu dire et une troisième qui se résume par l’expression “I want my money back”, c’est-à-dire l’inverse de ce qu’il a dit juste avant. C’est le reflet de contradictions profondes au sein de la gauche radicale sur ce sujet et au sein des mouvements progressistes en général.
C’est la raison pour laquelle je crois en la nécessité, pour faire face au rouleau compresseur néo-libéral, que ceux qui croient en une issue internationaliste donnent de la voix. La gauche, parce que j’appelle cela la gauche, ne peut gagner que si elle est unie. Pour être unie, elle doit être diverse et pour qu’elle soit diverse, il faut que cette gauche internationaliste existe.
Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL