Guillaume Blanc : « Aux origines du colonialisme vert »

Guillaume Blanc. Crédits : Flammarion

Guillaume Blanc est historien, maître de conférence à l’Université Rennes 2, spécialiste de l’histoire de l’Afrique contemporaine, en particulier de l’Éthiopie ; ses travaux le situent dans le champ des humanités environnementales. Il publie en 2020 L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, aux éditions Flammarion. Il avait déjà publié en 2015 Une histoire environnementale de la nation, qui comparait l’histoire de parcs nationaux au Canada, en Éthiopie et en France. Entretien réalisé par Nils Belliot et Tangi Bihan.

LVSL – Dans votre premier ouvrage daté de 2015, Une histoire environnementale de la nation : regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France, vous insistez sur l’aspect éminemment politique de la construction des parcs nationaux. Pouvez-vous nous parler rapidement des exemples français et canadiens ?

Guillaume Blanc – Il s’agissait pour moi d’une démarche d’histoire environnementale : je voulais étudier les rapports sociaux à la nature dans leurs dimensions institutionnelle, culturelle, mais aussi matérielle. La comparaison entre les trois cas, notamment les deux occidentaux, m’a permis de voir que la nature était toujours façonnée par le pouvoir et que chaque nation créait sa propre nature.

Le Canada, en pleine construction nationale des années 1950 aux années 1970, a choisi la nature comme ciment de l’identité nationale. Dans les années 1950 et 1960 ont été créés le drapeau avec la feuille d’érable et les pièces de monnaie avec le castor : l’objectif était de faire de la nature la première chose publique que les Canadiens avaient en commun, de la Colombie britannique jusqu’à l’île du prince Édouard. Dans les parcs, l’administration a donc naturalisé les lieux. J’ai étudié le parc de Forillon, dans l’est de la Gaspésie, au Québec. Au moment où le Front de libération du Québec, à Montréal, fait sauter des bâtiments, des banques, kidnappe un ministre, bref met en danger l’identité nationale, que fait le Premier ministre Pierre-Elliot Trudeau (le père de Justin Trudeau, actuel chef d’État) ? Dans le parc de Forillon, il fait expulser les populations, brûler leurs maisons et réenherber les lieux. Parcs Canada réinterprète également l’histoire de cette « nature » en affirmant que s’y trouverait un Canada vierge, atemporel et en fait apolitique. Tous les Canadiens partageraient cette nature (et cette identité) nationales.

La nature est façonnée par le pouvoir, chaque nation crée sa nature : on ne se dit pas que la France préserve son patrimoine rural, on est persuadé que la France est un pays rural.

En revanche, en France, l’idée de nation est différente. Au Canada, la nation manque de passé, ou celui-ci est trop conflictuel. En France, on est en présence d’une « nation-mémoire » où l’État s’appuie, dans le récit national, sur la « mémoire des lieux ». Dans les parcs nationaux est privilégiée une France paysanne, terrienne, agraire, c’est-à-dire une France des paysans sur le point de disparaître dans les années 1960. L’État se met à sauver les bergers, les paysans, va payer pour qu’ils effectuent la transhumance à pied et non en camion, pour que leurs bergeries ne soient pas en brique et en tuile mais en lauze et en schiste. L’État va sauver (et inventer) la « tradition » française, faire de la campagne un lieu de mémoire. L’objectif ? Montrer que si la France change, si l’on ne peut connaître le futur de la nation, celle-ci peut s’appuyer sur son passé traditionnel et paysan. Ainsi l’administration fait des parcs des lieux de mémoire vivants, avec l’agriculture et le pastoralisme qui sont soi-disant l’image de la France originelle, authentique, paysanne, nostalgique.

Parc des Cévennes. © Guillaume Blanc

On peut dire qu’en Occident, les parcs participent au roman national, comme les musées ou les grands romans de bataille. Nous considérons le patrimoine rural, l’espace-parc, comme naturels alors que ce sont des espaces façonnés par le pouvoir. L’opération est d’autant plus efficace que l’espace a l’air d’être tout à fait naturel. De ce fait, on ne se dit pas que la France préserve son patrimoine rural, on est persuadé que la France est un pays rural : et l’identité nationale devient ainsi naturelle, le roman national est ancré dans le sol.

LVSL – Dans ce même livre vous parliez déjà du parc national du Simien en Éthiopie, comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ce pays et ce parc en particulier ?

G. B. – J’ai réalisé ma maîtrise sur les parcs nationaux français. En master 2, j’ai décidé d’étudier l’Érythrée où les nouveaux dirigeants du pays créaient un parc national dans les îles Dahlak ; en réalité, il s’agissait pour eux de contrôler une zone indépendantiste et sécessionniste. Après, je me suis penché sur l’Éthiopie, pas uniquement pour étudier ce pays, mais pour sortir de « l’exceptionnalisme africain » (plus précisément « l’exceptionnalisme éthiopien »), une théorie dans l’historiographie selon laquelle on ne peut comparer l’Afrique ou l’Éthiopie à des nations nord-américaines et européennes. 

Ce qui m’a intéressé, c’était de prendre un État qui n’avait pas connu la colonisation afin de relire l’histoire postcoloniale de l’Afrique. L’Éthiopie, qui n’a jamais été colonisée, est pourtant soumise aux mêmes logiques globales de pouvoir que les autres États.

LVSL – Parlons maintenant de votre dernier livre, et plus particulièrement de son titre : qu’entendez-vous par « mythe de l’Éden africain » ?

G. B. – D’un point de vue purement intellectuel, ce sont des formations discursives régionales. C’est-à-dire qu’à chaque grande région ou aire culturelle correspond un certain nombre de clichés. L’omniprésence actuelle du mythe de l’Éden africain nous invite à nous demander d’où vient cette image d’une Afrique idéalement vierge, sauvage et naturelle – comme l’Éden – mais malheureusement dégradée et menacée – encore comme l’Éden.

L’histoire de ce mythe débute à la fin du 19e siècle lorsque les colons laissent derrière eux une Europe en pleine transformation, où les paysages changent radicalement sous les coups de la révolution industrielle et de l’urbanisation. Quand ils arrivent en Afrique, ils sont persuadés d’y retrouver cette nature qu’ils ont perdue chez eux. Ils vont alors y créer des réserves de chasse, qui sont à la fois un moyen de s’approprier le territoire et d’exproprier les populations colonisées.

L’omniprésence actuelle du mythe de l’Éden africain nous invite à nous demander d’où vient cette image d’une Afrique idéalement vierge, sauvage et naturelle.

Mais le mythe se développe surtout avec les produits culturels qui se construisent autour des récits de voyage. À ce moment-là, en Europe, la presse à grand tirage s’empare des récits de voyage de Stanley et Livingstone, les récits de chasses de Winston Churchill et de Theodore Roosevelt. Puis au début des années 1930 c’est Out of Africa de Karen Blixen, Les neiges du Kilimandjaro d’Ernest Hemingway, et juste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et à la veille des indépendances, c’est Romain Gary et ses Racines du ciel. Tous ces romans et ces produits culturels décrivent l’Afrique comme une planète verte, vierge et sauvage. Le problème est que cette Afrique n’a jamais existé. Sur le terrain, les réserves de chasse qui sont devenues des parcs nationaux dans les années 1930 reproduisent ce mythe, et les récits le renforcent. Mais les parcs qu’ils décrivent ne sont pas vides, ils sont vidés de leurs habitants.

Ce mythe va prendre toute sa force au lendemain des indépendances avec encore davantage de produits culturels, comme le magazine National Geographic ou le Roi Lion en 1994. L’objectif de mon livre est de montrer les conséquences sociales de ce mythe. Qu’il soit colonial, à la limite peu importe, l’important est de comprendre qu’il conduit, encore aujourd’hui, à des ravages sociaux.

LVSL – Pour faire écho au cas québécois présenté dans votre premier ouvrage, peut-on parler d’une adaptation africaine du mythe de la wilderness ? Peut-on dire que les mêmes causes produisent les mêmes conséquences dans les deux cas ?

G. B. – Oui et non.

Oui, on peut comparer ces deux cas car ils nous renvoient à des histoires de colonisation. On a affaire au même mythe d’un territoire vierge, mythe qui sert en fait à l’appropriation dudit territoire. Dans les premiers parcs nationaux, par exemple Yellowstone créé aux États-Unis en 1872, il y avait des habitants : ceux qui ont été appelés les Amérindiens. Le phénomène est similaire au Canada. Le mythe de cette wilderness, la « nature sauvage », permet à ceux qui l’énoncent d’exproprier les populations. Ces territoires ne sont pas « sauvages », ils ont été ensauvagés – pour reprendre un mot qui mériterait aujourd’hui d’être analysé…

La différence est que les violences associées à ce mythe ont cessé au milieu du 20e siècle en Amérique du Nord. En revanche, en Afrique, le mythe n’a jamais été aussi puissant que depuis les années 1960 car paradoxalement, les experts internationaux et les institutions internationales de la conservation sont allés plus loin que ce que les administrateurs coloniaux rêvaient de faire.

LVSL – Dans son livre L’Orientalisme, Edward Saïd explique que les écrivains occidentaux ont inventé une certaine image de « l’Oriental », qui serait foncièrement différent de « l’Occidental ». Cette image a servi de justification idéologique à la colonisation et aux ingérences étrangères. Selon vous, nous assistons au même phénomène avec la nature en Afrique…

G. B. – La thèse d’Edward Saïd doit en effet nous servir. Même s’il ne parlait pas de l’Afrique, sa théorie est tout aussi valable pour ce continent : Saïd analyse l’invention de l’altérité asiatique (ou orientale) que nous pouvons élargir à l’altérité africaine. On est exactement dans le même schéma : les Européens se sont construits en miroir avec l’Asie, et l’Afrique. Face à l’Asie, l’Occident était raconté comme la forme évoluée de la civilisation soi-disant orientale. Et face à l’Afrique, cela va plus loin : l’Europe s’est aussi construite en tant que version moderne d’une Afrique non civilisée.

Et la nature sert ce processus car lorsque les colonisateurs mettent sur pied les réserves de chasse, ils inventent aussi le mythe du bon et du mauvais chasseur : le bon chasseur est l’homme blanc, qui chasse le trophée au fusil et avec bravoure, exact opposé du braconnier noir qui chasse non pas le trophée mais la nourriture, non pas au fusil mais à la lance et à l’arc, non pas avec courage mais avec cruauté. L’Europe est un territoire où la nature est façonnée par les hommes qui sont de « bons » chasseurs, tandis que l’Afrique est un continent où la nature est vierge et les natifs, des braconniers. Voilà comment se construit l’altérité africaine, participant au mythe d’une Afrique et d’Africains qui seraient fondamentalement différents de nous, et qui par conséquent nous seraient totalement étrangers.

Populations locales dans le parc du Simien © Julien Horon

À cet égard, Saïd montre bien le poids des mots. Là où l’Europe a des « peuples », l’Afrique aurait des « ethnies », là où les Européens « défrichent », les Africains « déforesteraient », là où l’Europe « exploite » les ressources, l’Afrique les « dégrade ». Là encore, la justification de cette différence, c’est l’altérité africaine, l’étrangeté africaine.

LVSL – D’autant que vous rappelez que c’est d’abord le colonisateur européen qui est responsable de la dégradation de l’environnement, et non le colonisé africain.

G. B. – C’est cela qui est fascinant pour les historiens : l’écologie et le capitalisme vont main dans la main. Un historien en particulier, spécialiste de géographie historique, l’a montré dans les années 1900 : Richard Grove, avec le livre Green Imperialism. Grove montre que contrairement à l’idée selon laquelle les premières politiques écologiques seraient nées aux États-Unis à la fin du 19e siècle avec la création des parcs, en réalité elles ont été élaborées aux 17e et 18e siècles, au moment de la colonisation européenne de Sainte-Hélène, de Maurice et d’autres îles tropicales.

Les Européens vont y provoquer une déforestation inédite car les navires ont besoin de ravitaillement durant les escales, les métropoles ont besoin de bois pour l’armée, et les colons vont aussi mettre la terre en culture. Alors, dès le 18e siècle plusieurs scientifiques alertent les autorités : toutes ces ressources sont en train de disparaître, d’où la naissance des premières mesures de protection. Mais les Européens ne sont pas capables de voir que les destructions qu’ils dénoncent sont le fait de leur propre présence. Puis, fin 19e siècle, le processus se répète en Afrique.

Le capitalisme détruit et les colons blâment les Africains. L’idée selon laquelle les agriculteurs et les bergers seraient les premiers responsables des destructions écologiques se renforcera ensuite dans les années 1960, dans un contexte de peur mondiale de la croissance démographique – la fameuse « bombe P » de Paul Ehrlich. A l’exploitation des ressources qui croît toujours davantage, se substitue l’idée de la culpabilisation et de la criminalisation des Africains.

LVSL – Dans votre livre vous dites qu’« œuvrer pour la nature, c’est exercer le pouvoir ». Qui a intérêt à protéger cette nature ?

G. B. – Si on observe ce qui se passe des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, on constate au moins deux choses. D’un côté se trouvent les experts, de l’autre les dirigeants.

Les experts, dans les années 1960, ce sont des administrateurs coloniaux mis au chômage par les indépendances et qui se reconvertissent alors comme experts internationaux, au service de l’Unesco, de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) et du WWF (World Wildlife Fund). Ils veulent avant tout recréer (en fait créer) « l’Éden africain ». Voilà comment l’on passe du « fardeau civilisationnel de l’Homme blanc », légitimé par les théories racistes, au « fardeau écologique de l’expert occidental », légitimé par des théories déclinistes. Pour chaque expert, œuvrer pour la nature, c’est un moyen d’affirmer son pouvoir : ils pensent être les détenteurs d’une vérité universelle qui leur permet d’outrepasser les limites de la souveraineté d’une nation. Mais l’expert n’a de pouvoir que si le dirigeant lui en donne.

Les parcs sont un moyen de planter le drapeau national dans des territoires que l’État n’arrive pas à contrôler.

Parmi les dirigeants africains, l’exemple de Julius Nyerere est révélateur. Dans les années 1960, le Premier ministre tanzanien met en avant l’idée d’une conservation à poursuivre avec les experts internationaux. Pour Nyerere, mettre la nature en parc sert à stimuler l’industrie économique : il trouve absurde que des Occidentaux viennent observer des crocodiles, mais cela lui permet de stimuler l’industrie touristique.

Et les parcs sont aussi un moyen de planter le drapeau national dans des maquis, des territoires peuplés par des nomades autonomes ou des territoires sécessionnistes, que l’État n’arrive pas à contrôler. Les financements internationaux et la reconnaissance internationale donnent alors les moyens et la légitimité nécessaire au contrôle de ces territoires. Des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, le colonialisme vert fonctionne grâce à cette alliance entre l’expert et le dirigeant.

LVSL – On aurait en effet pu penser que la décolonisation serait une rupture dans l’approche coloniale de la nature africaine, mais ce n’est pas le cas. Vous montrez que des dirigeants africains se sont réappropriés cette idéologie coloniale. Comment l’expliquer ? Et comment expliquer la présence d’anciens administrateurs coloniaux à la tête de ces parcs ?

G. B. – Quand arrivent les indépendances africaines, beaucoup d’administrateurs coloniaux – que l’on a appelé les « bouchers repentis » du fait de leur passé de chasseur – se réunissent à Varsovie pour la 7e Assemblée générale de l’UICN. Ils mettent en place, en 1960, avec le soutien de l’Unesco et de la FAO, le « Projet spécial pour l’Afrique ». Ce projet doit se dérouler en trois étapes : rencontrer les nouveaux dirigeants nationaux pour discuter des principes de conservation ; organiser une grande conférence sur la conservation de la nature africaine ; et envoyer des experts « aider les gouvernements africains à s’aider eux-mêmes », pour citer les archives. Lors de cette conférence qui se tient en septembre 1961 à Arusha en Tanzanie, ces anciens administrateurs coloniaux le disent, l’objectif est de « poursuivre le travail accompli dans les parcs. » Ils imaginent alors la création d’une banque, dont la première mission serait de financer l’UICN et ses experts : ainsi naît le World Wildlife Fund – le Fonds mondial pour la nature.

Et tout au long des années 1960, on assiste au déploiement massif de ces administrateurs coloniaux reconvertis en experts internationaux. Ils imposent en Afrique des normes et des pratiques, et produisent des chiffres totalement erronés, par exemple sur la déforestation. Ces experts disparaissent à la fin des années 1970 mais sont remplacés par des « consultants » qui s’appuient sur les mêmes chiffres et recommandent les mêmes pratiques. Ils ouvrent la voie d’une troisième ère, la nôtre : celle de la consultance et de la gouvernance globale, qui débute dans les années 1980.

LVSL – Vous écrivez qu’« aux premières heures de la décolonisation, les politiques africaines de la nature ne sont pas néocoloniales mais postcoloniales ». Qu’entendez-vous par là ?

G. B. – On se trouve là dans le champ des postcolonial studies et des études africaines. Si l’on voyait cela comme du néocolonialisme, cela impliquerait une vision verticale du pouvoir : les sociétés et les États africains seraient de simples victimes passives. Or, et c’est toute la théorie de Michel Foucault, le pouvoir ne se divise pas de manière manichéenne entre ceux qui l’ont et l’exercent et ceux qui ne l’ont pas et le subissent : le pouvoir circule, il fonctionne.

Que constate-t-on lorsqu’on regarde les politiques de la nature ? L’expert veut créer l’Éden, le dirigeant veut gagner en prestige international et mieux contrôler son territoire, le fonctionnaire régional cherche la reconnaissance de son supérieur et va donc concrétiser le mythe de l’Afrique sauvage, le garde-chasse cherche lui aussi à s’imposer et à gagner du prestige et du pouvoir sur sa communauté, le guide touristique veut obtenir une rémunération intéressante et améliorer son statut social, et le paysan cherche à contourner les lois pour continuer à exploiter la terre.

Tous ces individus ne fonctionnent pas en vase clos, ils échangent et négocient au fil d’un rapport de force dont le cadre, lui, est cependant fixé : la représentation occidentale d’une « Afrique vierge, sauvage et naturelle ». C’est pour cela que le colonialisme vert marche, on y trouve des formes quotidiennes de consentement, d’instrumentalisation et d’appropriation, et ce de la part de tous les acteurs.

LVSL – Malgré cette appropriation et circulation du pouvoir, on ne peut occulter l’importance de la mondialisation liée notamment à l’idée phare de « développement durable ». Corollaire des arènes de la conservation de la nature, la mondialisation développe en effet le concept de « Patrimoine mondial de l’humanité », qui induit l’idée selon laquelle l’environnement serait un bien public mondial qu’il faudrait gérer de façon multilatérale, et ce malgré la prégnance des enjeux locaux.

G. B. – L’Unesco crée la catégorie de Patrimoine mondial en 1972 avec la Convention sur le patrimoine culturel et naturel, divisant ainsi le monde entre le « naturel » d’un côté, le « culturel » de l’autre. Aujourd’hui, on le voit encore, la « vieille Europe » détient 50 % du patrimoine culturel dans le monde avec environ 450 sites, tandis que l’Afrique n’en a que 50. L’Afrique n’aurait ainsi que 50 sites culturels, alors qu’en parallèle elle détient 25 % du Patrimoine naturel de l’humanité.

Edgar Morin, dans le cinquième tome de la Méthode (L’Identité), parle d’un « Léviathan planétaire ». Il montre comment depuis les années 1980 a émergé une classe d’experts, de managers, d’économistes, de spécialistes en développement, de consultants, qui sont des professionnels persuadés de parler au nom de l’universel. Ils représentent « une mégamachine qui circule dans tous les pays et qui impose des normes et des pratiques ». Dans mon livre, j’ai suivi le parcours et les trajectoires de ces consultants ; des gens qui accumulent les voyages et les séjours, et qui tirent leur légitimité de cette capacité à traverser le plus de pays possibles. Une légitimité qui repose précisément sur cette mondialisation des normes et des pratiques : localement, les experts et les consultants monopolisent l’octroi de la solution, car en amont ils monopolisent la définition du problème global.

C’est la « mégamachine » qui se reproduit. Le processus est révélateur de la mondialisation : on a la circulation de textes-réseaux qui sont diffusés partout sur la planète, mais avec des chiffres qui sont faux. Or plus ces chiffres circulent, plus ils vont être repris dans des réunions où ils seront reproduits par tous les experts qui se les partagent entre eux. Et cela, sous couvert de « rationalité », va légitimer l’action des experts internationaux.

LVSL – Si l’on revient à la gestion politique de l’environnement et du patrimoine ; selon vous, la protection de l’environnement naturel ou culturel doit-il plutôt être la prérogative des États, des institutions internationales, locales ? Comment devrait-elle s’organiser ?

G. B. – Il est difficile de répondre à cette question, mais je crois qu’il faut tout simplement privilégier le consentement. On le constate aujourd’hui, c’est une chose que l’on a négligée dans toutes les sphères de la société.

En Éthiopie, lorsque l’on demande aux populations vivant dans et autour des parcs ce que veut dire pour eux le mot « nature », ils répondent « ce qui se crée autour de nous » (en amharique, täfätro). Si l’on comprend l’idée qu’à leurs yeux, la nature est dynamique, cela nous montre alors une autre manière de la gérer.

Parc du Simien ©Julien Horon

Mon approche serait de redonner toute leur place à la complexité et à la diversité des situations. C’est plus complexe que de parler d’un problème global doté d’une solution également globale, c’est sûr, mais c’est ce qu’il faut urgemment faire si l’on veut résoudre la crise écologique et mettre fin aux ravages sociaux de ces politiques mondialisées de la nature.

LVSL – L’idée de « consentement » n’implique-t-elle pas aussi de repenser le concept même de parcs nationaux ? Par exemple en République Démocratique du Congo, le parc national des Virunga est entouré par quatre millions de personnes qui vivent à un jour de marche de celui-ci. On ne peut pas obtenir le consentement d’autant de personnes. Ces parcs ont été construits durant la période coloniale dans une optique de contrôle des frontières et du territoire, ne faut-il pas alors remettre en cause leur existence ?

G. B. – Ce qu’il faut bien voir c’est que les parcs nationaux sont la concrétisation de cette division culturelle très occidentale entre la nature et la culture. C’est la matérialisation concrète d’une nature sous cloche, séparée de la culture.

Or, croire que la nature est protégée là où il n’y a pas d’homme, c’est s’exonérer de tous les dégâts que l’on cause ailleurs, là où il y a des hommes. Il faut oser reconnaître l’évidence. Lorsque l’on recommande l’expulsion des populations dans ou autour de ces parcs, de qui parle-t-on exactement ? De cultivateurs et de bergers qui produisent leur propre nourriture, d’hommes et de femmes qui se déplacent la plupart du temps à pied, qui vivent sans électricité, consomment très rarement de la viande, ne s’achètent que rarement de nouveaux vêtements et qui, contrairement à 2 milliards de personnes, n’ont pas de smartphone ou d’ordinateurs. Ces populations qui vivent d’une agriculture de subsistance ne dégradent pas la nature.

Les parcs nationaux sont la concrétisation de cette division culturelle très occidentale entre la nature et la culture. C’est la matérialisation concrète d’une nature sous cloche, séparée de la culture.

Pourquoi s’en prend-on alors à eux ? Tout simplement pour éviter de s’en prendre à nous-mêmes, pour s’exonérer des dégâts que l’on cause partout ailleurs. Si on faisait l’effort d’accepter le constat selon lequel les politiques internationales ne marchent pas, ne préservent pas l’environnement, on en arriverait alors à un autre constat encore plus difficile à accepter : en fait, ces politiques internationales de la nature sont des trompe-l’œil qui masquent le vrai problème, la dégradation massive des ressources de la planète.

LVSL – La seconde idée à la mode : le « développement durable », apparaît en 1987 dans le rapport Brundtland. Celui-ci désigne un modèle de développement économique qui serait viable économiquement, respectueux d’un point de vue environnemental et équitable d’un point de vue social. De cette idée découle celle d’une « conservation communautaire » qui intégrerait les préoccupations des populations locales aux politiques de conservation. Qu’est-ce que tout cela vous inspire ?

G. B. – Dans le rapport Brundtland, Notre avenir à tous, il est indiqué qu’il serait à la fois futile et insultant de demander à des pauvres de rester pauvres pour protéger leur environnement. Cela aboutit en 1992, à Rio, à la signature de la Convention sur la diversité biologique, et à la mise en œuvre de la conservation communautaire. Le problème depuis, c’est l’échec sur le terrain : la conservation communautaire n’atteint jamais les objectifs sociaux qu’elle s’est fixée.

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En Ouganda par exemple, les populations vont bénéficier des revenus du tourisme, certes, mais elles n’ont aucun droit de regard sur la gestion politique de leur territoire mis en parc : alors elles en veulent aux conservationnistes (aux experts comme à l’État). Et puis nous avons les innombrables cas de déplacements volontaires qui se déroulent maintenant dans le cadre de la conservation communautaire : non seulement les soi-disant « savoirs autochtones » ne sont pas pris en compte, mais la conservation communautaire induit aussi des déplacements forcés de populations. Qui organise ces déplacements ? En Éthiopie c’est notamment l’agence internationale Interconsulting. Cette agence travaille pour les projets de conservation communautaire et de déplacements de Rio Tinto, Exxon, Total. En fait, on constate que ce sont les mêmes entreprises qui détruisent la nature qui vont favoriser la mise en œuvre de la conservation communautaire. Détruire partout, protéger dans les parcs.

Touristes dans le parc du Simien © Julien Horon

Al Gore est l’exemple même de ce paradoxe. L’ancien Vice-président des États-Unis a reçu avec le GIEC le prix Nobel de la paix en 2007 pour sa contribution à la lutte contre le changement climatique. Gore est un vrai écologiste. Il décrit avec une finesse assez exceptionnelle les effets sociaux du changement climatique. En revanche lorsqu’il s’agit des causes, l’homme est beaucoup plus discret : rien sur Google, rien sur Apple. Pourtant il finance la première et siège au conseil de direction de la seconde. Car il est important de le répéter : ceux qui détruisent sont aussi ceux qui protègent. On peut donc constater que, comme l’écrit Gilbert Rist, le développement durable – et la conservation communautaire qui l’accompagne – est un piège rhétorique qui permet de faire perdurer le système. C’est un échec social et écologique permanent, mais les mots nous rassurent et nous permettent de faire perdurer le système.

LVSL – Il y a une dichotomie profonde entre cette idée d’avancer des clés de développement qui seraient globales, à l’échelle de la planète, et de les inclure dans des considérations qui sont purement locales, à l’échelle des parcs. Je pense notamment à la « glocalisation » : la façon dont un produit global est décliné localement. Y a-t-il une opposition entre ces deux échelles ?

G. B. – On en revient au mythe de l’Éden africain. L’opposition réside dans la croyance selon laquelle l’Afrique est un tout homogène et qu’à ce titre, on peut trouver des solutions similaires partout. Il y aurait un constat unique pour toute l’Afrique, un continent qui serait partout miné par un cercle vicieux de type déforestation-désertification-érosion. Bien sûr que cette destruction de la nature existe, seulement elle varie selon les territoires, selon les écologies, selon les sociétés. Mais comme ce cercle vicieux est appliqué à toute l’Afrique, la communauté internationale cherche à atteindre un triptyque idéal, un cercle vertueux de type faune-flore-panorama. Non seulement cet état d’équilibre n’a aucune fonctionnalité empirique (ça ne peut pas marcher puisque c’est une approche hors-sol), mais les populations vont aussi réagir contre, car cela ne correspond pas à leurs systèmes socio-écologiques.

LVSL – Revenons sur les organisations internationales. Elles auraient fait ce que les administrateurs coloniaux avaient rêvé. Vraiment ?

G. B. – C’est vrai que je suis historien mais dans ce livre, j’ai presque choisi l’histoire par défaut, pour véritablement expliquer ce qu’est le colonialisme vert. Car la presse en parle de plus en plus mais sans jamais l’expliquer.

Que nous raconte l’histoire ? Les archives révèlent que dès la fin des années 1950, à l’époque coloniale, les administrateurs coloniaux reconvertis en experts vont marteler et diffuser un discours décliniste, selon lequel les Africains dégradent, sont des êtres destructeurs et qu’à ce titre, pour sauver la nature, il faut les expulser.

Ce discours n’a plus lieu d’être aujourd’hui, pourtant, l’histoire nous permet de voir sereinement que depuis les années 1980, les experts estiment qu’il faut non pas expulser, mais promouvoir un départ volontaire. Il faudrait donc encourager une conservation communautaire, mais toujours en suivant l’idée selon laquelle les communautés locales dégradent et doivent cesser de travailler la terre. En fait, seuls les mots du pouvoir ont changé. Tous ces experts internationaux qui soutiennent en Europe et en Amérique du Nord l’adaptation de l’homme à la nature continuent à dire qu’en Afrique, l’homme dégrade la nature et qu’il faut l’empêcher de l’habiter.

Les mots ont changé mais l’esprit reste le même : le monde moderne devrait sauver l’Afrique des Africains.

LVSL – D’un point de vue strictement écologique, n’est-il pas malgré tout justifié de mettre en place des politiques globales de protection de l’environnement ?

G. B. – Il faut reconnaître que toutes les sociétés africaines font face à la sixième extinction. Comme n’importe quelle autre société dans le monde, elles vont devoir y répondre. En revanche, la destruction qui est décrite en Afrique n’est pas celle qui est en cours. Le triptyque désertification-déforestation-érosion nie totalement la manière dont les sociétés africaines s’adaptent et façonnent leur environnement. Nous sommes encore dans le mythe néo-malthusien de la dégradation.

La destruction de la nature existe en Afrique comme ailleurs, mais c’est l’exploitation capitaliste et à grande échelle qui en est responsable. La vraie solution, c’est de s’en prendre à cette exploitation, pas à des agriculteurs ou des bergers qui vivent d’une économie de subsistance. La vraie destruction de la nature n’est pas celle mise en avant par les organisations internationales. Mon livre n’est pas anti-écologiste, au contraire. Je veux seulement dire que les parcs représentent plus une partie du problème, qu’ils ne sont pas une solution mais un trompe-l’œil. Le sous-directeur de l’Unesco a répondu à mon livre dans une tribune dans Le Monde, le 1er novembre. Et malheureusement, on voit combien l’institution refuse de reconnaître ses erreurs. La conservation est « communautaire », nous soutenons « les populations locales », être une institution internationale et non occidentale est « dans l’ADN de l’Unesco »… Le discours de la bonne gouvernance perdure donc, même contre l’histoire qui montre que les mythes et les pratiques nées de la fin de l’époque coloniale continuent de peser (bien trop lourdement) sur le présent…

Crédits pour la photo de couverture : Flammarion.