Hadrien Clouet a été en charge de la rédaction et de l’actualisation du programme L’Avenir en Commun de la France Insoumise pour les élections présidentielles. Membre du conseil d’orientation scientifique du laboratoire d’idées Intérêt Général ayant produit différentes notes sur la fiscalité du patrimoine ou encore la planification du système électrique, il est aujourd’hui candidat dans la première circonscription de la Haute-Garonne. À ce titre et dans un contexte politique en pleine recomposition suite à l’union des différents partis de gauche en vue des élections législatives, nous avons recueilli son analyse et son point de vue sur la situation. Entretien réalisé par Victor Woillet.
LVSL — Pour commencer, quelle est votre lecture de la séquence politique que nous traversons depuis les présidentielles ?
Hadrien Clouet — Premièrement, la situation actuelle est marquée par la réussite du duo Macron-Le Pen, dans la mesure où chacun des deux a besoin de l’autre pour exister. Macron ne peut gagner sans Le Pen face à lui et Le Pen ne peut exister politiquement qu’avec un Macron face à elle. Ce duo s’est révélé de manière flagrante dans les dernières semaines : Le Pen arrive au second tour et, après avoir perdu, elle abandonne complètement les législatives en assurant à Macron une majorité. Elle a deux semaines de gloire et lui récupère cinq ans de pouvoir.
Néanmoins, nous sommes parvenus, de manière assez frappante au regard de l’histoire politique récente, à obtenir un score au-dessus de 22% avec une gauche de transformation. C’est un score historique. S’impose maintenant l’idée de rebattre les cartes à zéro avec le troisième tour que constituent les législatives. À partir du moment où la complicité des candidatures de Macron et Le Pen est patente, il nous revient la tâche d’organiser un troisième tour car c’est un moment de politisation accrue où les individus votent pour leurs convictions. Nous sommes d’une tradition parlementariste et nous estimons que si nous prenons au sérieux les élections législatives, il faut en faire un enjeu national permettant « d’élire le premier ministre ».
Ce troisième tour, nous l’abordons en position de force et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la présidentielle a fait la démonstration qu’une ligne de rupture était plus forte qu’un accommodement défendu par d’autres à gauche. Deuxièmement, les autres forces politiques de la gauche ont accepté ce constat. La rupture est aujourd’hui majoritaire, non seulement dans le pays mais aussi au sein de notre famille politique. En ayant un constat commun, partagé, c’est ce travail-là que nous avons réussi à faire à travers la NUPES. Ce n’est ni une alliance de circonstance, ni un programme minimaliste de quelques mesures, mais bien un programme de gouvernement sur cinq ans, prenant pour principe que l’élection législative est un moment d’ébullition favorable à ce type de démarche. La campagne pour les législatives est un moment d’élévation de la connaissance de ses droits, du fonctionnement des institutions et des manières de lutter. Notre objectif est de faire converger tout cela par un mouvement populaire le plus large possible qui aboutit ensuite à une majorité parlementaire.
LVSL — Partagez-vous l’analyse, exprimée par François Ruffin récemment, sur la nécessité d’élargir le bloc électoral qui a permis le score de l’Union Populaire aux présidentielles en s’adressant notamment aux zones péri-urbaines et rurales ?
H.C. — À partir du moment où nous n’avons pas gagné aux présidentielles, il est absolument nécessaire de penser l’élargissement du bloc sur lequel nous avons construit notre stratégie durant les dernières élections. Les classes moyennes urbaines constituent le socle de cette population connectée aux grands réseaux de survie et donc enclines à des solutions collectivistes. Une question se pose : vers quels types de population élargir ce bloc ? Pour y répondre, il faut d’abord analyser quels sont les gens qui ne sont pas venus jusqu’à nous durant ces élections. Il me semble à cet égard qu’on peut en identifier deux. L’une est susceptible d’opérer un ralliement à ce que nous représentons politiquement, l’autre l’est moins.
Un premier type de population est celui du salariat intermédiaire. La question se pose de savoir où est-ce qu’il vit géographiquement. Je pense que les personnes qui parlent de « France périphérique » essayent de l’approcher, mais cela ne me semble pas suffisamment précis, ni rigoureux : de la Bretagne aux Alpes Maritimes, en dessinant une boucle par les Pyrénées, le péri-urbain a intensément voté pour Jean-Luc Mélenchon, aux côtés des locataires de grandes métropoles. Ce n’est donc pas le déterminant explicatif. En 2022, les zones de progression ont regroupé les salariés intermédiaires diplômés et le salariat d’agriculture alternative (mixte, extensive, biologique et sylviculture). L’avenir, c’est de briser la peur du changement chez ceux qui n’ont pas assez pour vivre dignement, mais trop pour craindre de perdre ce peu. C’est le paradoxe à briser.
Pour vous donner un exemple, ce sont les personnes qui ont hérité d’un petit corps de ferme et qui sont contre le droit de succession, alors qu’avec notre projet ils ne paieraient rien, tandis que les milliardaires si, et cela leur permettrait même de bénéficier d’un hôpital près de chez eux ou de nouveaux services publics. Ce sont les personnes qui ne saisissent pas leur position dans la structure sociale française que nous ne parvenons pas à toucher.
À l’opposé, les milieux de travailleurs et de travailleuses non-qualifiées comprennent parfaitement où ils en sont. Les salaires sont gelés, les prix montent : ils ont parfaitement conscience de l’impact que cela a sur leurs vies. Idem pour les milieux les plus bourgeois, qui ont des intérêts de classe mais aussi culturels très clairs et le savent. Entre les deux oscille parfois une fraction d’individus qui vivent comme les classes moyennes, alors que leur situation les rapproche bien plus de la catégorie que je décrivais précédemment. Je pense que c’est auprès de ces individus qu’il faut aller pour parler à leurs conditions de vie : leurs goûts culturels, le sport qu’ils pratiquent, leur métier, ce qu’ils mangent ou encore le logement qu’ils ont et celui qu’ils souhaiteraient avoir. Tout cela, ce sont des enjeux de souveraineté. Il faut arriver à faire comprendre à ces personnes que, si elles n’arrivent pas à atteindre ce dont elles rêvent, ce n’est pas d’après des causes purement individuelles, d’un échec ou d’un accident de la vie, mais bien pour des raisons politiques qui les concernent et qu’ils peuvent changer.
Un second type de population est celle des individus dont les intérêts matériels ne correspondent pas à ce que l’on porte. Ce sont ces quelques pourcents de la population qui seraient amenés à contribuer un peu plus aux dépenses publiques, pour rouvrir des hôpitaux et des écoles. Bien sûr, leur situation aisée ne dicte pas l’ensemble de leurs choix : certains sont avec nous ! Mais les milieux les plus bourgeois, eux, sont enclins à résister pour conserver des positions privilégiées. Surtout, ce sont des milieux qui ne parlent pas de politique au travail mais uniquement à la maison, qui cultivent une sorte d’évidence dans leur entre-soi et ne s’affrontent guère à la diversité des opinions – contrairement aux ouvriers ou aux employés, qui discutent avec leurs collègues en entreprise, fréquentent des syndicats d’obédience variée, bref, ont l’expérience quotidienne de l’altérité politique. Aujourd’hui, la petite et moyenne bourgeoisie a constitué un bloc homogène, le bloc libéral, qui a récolté 11,4 millions de voix, face au bloc populaire et ses 11,2 millions de voix.
LVSL — Dans le cadre de votre campagne pour les élections législatives dans la première circonscription de la Haute-Garonne, quelles sont les thématiques que vous souhaitez porter prioritairement ?
H.C. — La première des thématiques que je souhaite mettre en avant durant cette campagne est évidemment celle du pouvoir d’achat. Ce sujet touche un périmètre très large de la population dont le revenu qui ne bouge pas, gelé depuis des années dans la fonction publique mais aussi dans le privé, perclus de dépenses contraintes comme les assurances ou la facture téléphonique, un loyer important, l’essence ou encore des crédits. Toutes ces personnes vivaient déjà dans une situation très compliquée, mais maintenant qu’on arrive dans une séquence inflationniste, due notamment à la guerre en Ukraine avec une hausse des prix sur les minerais et le blé tendre qui se répercute sur les productions industrielles et donc sur les prix de vente, c’est encore pire. C’est une logique de crise qui s’est installée depuis le mois de septembre avec une perte de près de cent euros tous les mois. Il faut répondre d’urgence à cette situation, notamment par le blocage des prix.
La deuxième question centrale est, pour moi, celle de l’environnement. Tout le monde, dans ma circonscription comme ailleurs, espère respirer un air pur. Or, nous avons à Toulouse l’une des villes qui stocke le plus de produits cancérigènes dans l’air, ce qui a valu à l’Etat d’être condamné pour inaction environnementale. Dès lors, les transports propres, mais aussi l’interdiction des produits dangereux qui produisent de l’asthme ainsi que des infections pulmonaires bien plus graves deviennent une nécessité.
Enfin, ma circonscription est marquée par son industrie de pointe. La production et la distribution d’Airbus nous assurent de très importantes richesses. Nous avons également une recherche de pointe dans le spatial et l’aéronautique plus généralement. Mais, de manière paradoxale, cette situation crée également une forme de dépendance. La variation des cours boursiers du bien principal que nous produisons dans la région détermine massivement les revenus et l’emploi de milliers de personnes. Se pose dès lors la question du gouvernement de cette industrie et notamment les logiques de sous-traitance qui posent de nombreux problèmes, mais aussi celle de la diversification de la production industrielle. Car les qualifications des ouvriers spécialisés et des ingénieurs de la circonscription sont extraordinairement élevées. Ils sont capables de faire bifurquer la machine, inventer des process écologiques dans l’existant et développer d’autres domaines industriels
LVSL — Pouvez-vous à ce sujet revenir sur la réflexion que vous développez en ce moment même avec le laboratoire d’idées Intérêt Général au sujet de la propriété du capital dans l’entreprise ?
H.C. — Avec Intérêt Général, nous avons beaucoup travaillé sur la question démocratique en son sens le plus noble : savoir qui peut décider comment doivent vivre les gens. Or, nous vivons actuellement dans un monde où une petite minorité a bien plus de pouvoir de décisions que le reste de la population. Cette petite minorité, ce sont évidemment les dirigeants de grands groupes économiques, financiers et industriels, dont les décisions déterminent ce qu’on produit, comment on le produit puis le distribue et enfin comment nous le consommons. C’est un pouvoir qui nous semble exorbitant et soumis à trop peu de contre-pouvoirs, ce qui pose de sérieux problèmes face à l’urgence de la transition écologique.
L’enjeu de notre réflexion a donc été de savoir concrètement comment répartir la propriété du capital au sein de ces grandes entreprises. Il ne s’agit pas simplement d’une question de co-décision en donnant le droit aux salariés de « participer » à la prise de décision, mais bien de savoir si on peut donner également à ces derniers un droit de propriété sur l’objet de leur travail, du poste informatique à l’atelier dans lequel ils travaillent. La note d’Intérêt Général qui va sortir prochainement propose ainsi une formule de redistribution qui consiste à faire en sorte que l’équivalent de la part distribuée aux actionnaires soit distribuée aux salariés dans un fonds qui ne quitte pas les réserves de l’entreprise. Il ne s’agit pas d’une prime, mais bien d’un fonds sous contrôle des salariés sur lequel ils ont un droit de décision, en tant que co-propriétaires collectifs, et qui demeure incessible. Ce droit permet notamment la consultation des comptes mais aussi la prise de décisions réelles sur l’industrie par l’intermédiaire de ce fonds. Cette formule de redistribution serait progressive et se déroulerait en plusieurs années, car il ne s’agit pas d’exproprier massivement des investisseurs du jour au lendemain, mais aussi parce qu’il faut un temps d’apprentissage pour se former à ce type de compétences nouvelles avant de prendre des décisions. C’est un projet essentiel si nous souhaitons mettre en oeuvre la grande bifurcation nécessaire sur le plan social mais aussi écologique.
LVSL — Vous avez également travaillé, il y a quelques temps, sur une proposition de réforme de la fiscalité du patrimoine et de l’héritage. Pouvez-vous nous détailler brièvement votre position sur ce sujet ?
H.C. — Ce que je porte sur ce sujet est simple : il faut un héritage maximum, mais aussi relever le plafond d’exonération actuel. En dessous de 120 000 euros on ne paye rien, mais au-dessus de 12 millions d’euros d’héritage, c’est-à-dire cent fois plus, on prend tout. Cela ne signifie cependant pas que cela disparaît dans les caisses de l’Etat. L’argent récolté doit être utilisé pour réinvestir dans l’avenir du pays. En l’occurrence, nous défendons qu’au-dessus du seuil que j’ai mentionné, tout doit revenir à la jeunesse pour qu’elle puisse étudier sans avoir à travailler en parallèle, la nuit ou sur les week-ends comme c’est bien souvent le cas. D’une part, cela permettrait à un très grand nombre d’étudiants de réussir du premier coup leurs études, sans redoublement ou situation d’échec qui, sans qu’on le mentionne la plupart du temps, sont la vraie source de nombreux coûts dans l’enseignement supérieur.
Ensuite, nous proposons également, grâce à cet argent dégagé sur les très grands héritages, de soutenir les qualifications non-universitaires, du CAP au BTS. Nous avons besoin pour mener la bifurcation écologique d’une élévation drastique du niveau général de qualifications et, en particulier, dans les secteur de l’industrie. Il faut qu’une proportion accrue de la jeunesse bénéficie de diplômes reconnus nationalement, lui fournissant un niveau reconnu sur l’ensemble du territoire et non d’après telle ou telle chambre de commerce ou d’industrie locale ou selon la région qui a certifié un organisme prestataire. Il est nécessaire que nous développions des qualifications transposables, qui ne sont pas dépendantes d’un seul type d’outil technique, mais attestent de la compréhension du fonctionnement même de cet outil. Voilà ce qu’est, pour nous, une qualification et c’est ce qui permet ensuite de développer de nouveaux savoirs sans dépendre d’une machine en particulier.
LVSL — « Ensemble » a choisi d’investir, dans votre circonscription, Pierre Baudis, fils de l’ancien maire UDF de Toulouse. Comment réagissez-vous à ce choix ? Est-ce la marque locale d’une recomposition plus large qui s’est opérée au sein de LREM ?
H.C. — Ce n’est pas vraiment à une recomposition que nous assistons localement, mais bien à une décomposition. Pierre Baudis a effectivement été investi, mais je n’ai pas la chance de prendre la mesure de ses qualités, vu qu’il refuse de participer jusqu’à présent aux débats audiovisuels sur le service public. J’aimerais bien bien connaître quel est véritablement son programme. Je ne sais pas ce qu’il pense par exemple de l’ISF. Soutient-il, comme le gouvernement, l’abrogation de l’impôt sur la fortune ? Se positionne-t-il, comme le gouvernement, en faveur des pesticides de synthèse dangereux pour la santé de tous ? Est-il, toujours comme le gouvernement qu’il soutient, pour la liquidation de la négociation dans l’entreprise ? Pour la hausse des prix sans véritable mesure de réponse ? Voilà les vraies questions. Je ne connais pas Monsieur Baudis personnellement, mais en ce qui concerne ses idées en tant que candidat « Ensemble », je suis impatient de les entendre.
LVSL — Vous avez été en charge de la rédaction du programme de l’Union Populaire. En cas de cohabitation au soir du 19 juin, comment envisagez-vous les premières actions du gouvernement qui serait alors nommé pour faire face au contexte inflationniste et à la crise géopolitique que nous connaissons ?
H.C. — La situation va se dérouler de la manière suivante. Dans un premier temps, il va falloir laisser à Emmanuel Macron quelques heures pour reprendre ses esprits et comprendre que nous avons gagné. Ensuite, nous procéderons à l’investiture par l’Assemblée nationale du gouvernement de la Nouvelle Union Populaire, qui sera en capacité, une fois investi, de prendre immédiatement par décret un certain nombre de mesures. Pour commencer, la hausse du salaire minimum, qui va entraîner celle de tous les salaires jusqu’à environ 2200 euros, puis le blocage des prix de première nécessité. L’enjeu va être de résorber une crise par un effet de ciseaux en constituant d’une part un plancher pour éviter que les salaires ne baissent et d’autre part un plafond pour que les prix n’augmentent pas. De la sorte, on stabilise le niveau de vie et on garantit les revenus jusqu’à la rentrée scolaire.
Dès le mois de juin va également débuter la session parlementaire afin d’adopter les premières grandes mesures telles que la retraite à 60 ans. Il faudra également engager, avec le gouvernement, un travail diplomatique de fond pour retrouver la paix sur les frontières est-européennes. Enfin, l’enjeu sera de fixer un certain nombre de lignes rouges au niveau européen en annonçant à nos partenaires ce qu’il en est de nos projets. Nous disposons d’une boîte à outil très importante pour ce faire, qu’il s’agisse de clauses d’exonération de certains engagements, de révisions des traités sur des points précis ou d’opt-outs encore plus ciblés. À partir de la rentrée, il y aura une séquence législative forte durant laquelle il faudra se mettre en état de marche pour répondre aux alertes du dernier rapport du GIEC. Il nous reste trois ans pour faire la bifurcation, soit trois cinquièmes de notre mandat, ce qui va très vite. Lorsque la situation économique et matérielle des gens sera stabilisée, que nous aurons lancé les travaux diplomatiques pour la paix et affirmé notre position au niveau européen, il faudra engager la bifurcation écologique. Cela se fera notamment par un Conseil de la planification, qui déterminera des objectifs secteurs par secteurs, et un processus de consultation et de contrôle qui ira des communes au Conseil, et réciproquement, avec des rapports réguliers sur les objectifs fixés et les ressources nécessaires pour y parvenir. Voilà de quoi s’occuper pendant au minimum trois ans. Pour le temps de mandat restant, nous avons encore quelques idées.