Alors que l’île continue sa descente aux enfers, plongée dans la violence des gangs, la France détonne par son silence. Aggravant leur responsabilité dans la crise actuelle, Paris et ses alliés maintiennent leur soutien à un gouvernement illégitime décrié par tout un peuple. Contre un fatalisme au service des puissants, retour sur la crise et ses complicités. Par Frédéric Thomas1.
Chape de plomb
Pour les Haïtiens, pour ceux qui s’intéressent à Haïti, le silence des politiques et médias occidentaux ne cesse de surprendre a priori. Ne voient-ils donc rien ? Certes, le monde – de la Birmanie au Yémen – est secoué de crises « oubliées » et la guerre en Ukraine monopolise une grande part de l’attention médiatique européenne. De loin en loin, des alertes humanitaires et des dépêches catastrophiques remettent brièvement le pays caribéen à l’agenda. Mais, plutôt qu’encourager une prise de parole, elles confortent le mutisme, en le doublant d’une bonne dose de désespoir, voire de fatalité. N’y aurait-il rien à dire et à faire sinon regarder, impuissant, le spectacle d’un pays qui s’effondre ?
Au vu de ses liens historiques, le silence de la France interroge tout particulièrement. D’autant plus au regard de l’attention relativement plus marquée du principal quotidien francophone belge, Le Soir, aux événements que traverse l’ancienne perle des Caraïbes. On serait, en effet, en peine, au cours de ces trois dernières années, de trouver dans les principaux journaux français, de Libération au Figaro, en passant par Le Monde et La Croix, des analyses de la situation haïtienne. On s’en tient aux sporadiques communiqués des agences de presse, aux témoignages de l’antenne locale de MSF et à une information policée qui n’interroge jamais la responsabilité internationale, en général, et française, en particulier, dans la crise actuelle.
En France, c’est du côté de la radio, principalement RFI et France Culture, qu’il faut se tourner pour avoir une information de qualité sur ce qu’il se passe en Haïti. Et l’électrochoc qu’a constitué l’enquête du New York Times sur la rançon que Haïti a dû payer à la France à partir de 1825 démontre que les quotidiens français réagissent non pas à la crise haïtienne, mais à l’écho d’un journal prestigieux2. Pourquoi ce silence, sinon cette indifférence ? Pourquoi la France si prompte à intervenir – au moins en parole – sur la scène internationale est-elle passive et inaudible dans ce cas-ci ?
La descente aux enfers
Les raisons de parler, de dénoncer, de se mobiliser sont pourtant plus impératives que jamais. Faisons un bref tour d’horizon de la situation actuelle. Au niveau sécuritaire d’abord. Selon l’ONU, le pays est confronté à une violence liée aux gangs, inédite depuis des décennies3. Plus de 200 bandes armées ont été dénombrées. Elles opèrent, dans leur grande majorité, dans le département de l’Ouest, où se situe la capitale, Port-au-Prince, mais tendent, ces derniers mois, à s’implanter dans d’autres villes et régions. Les chiffres les plus optimistes estiment que 60% de la capitale est entre leurs mains, mais selon certaines organisations haïtiennes de droits humains, c’est la totalité de Port-au-Prince qui est maintenant, directement ou non, sous leur contrôle4.
Au cours de ces quatre dernières années, plus de 161 000 personnes ont été déplacées de force, du fait de la terreur des gangs ; une terreur qui cible davantage et prioritairement les femmes, en faisant du viol une arme de cette guerre qui ne dit pas son nom. Toujours selon l’ONU, il y aurait eu 2 183 homicides en 2022 ; 35% de plus qu’en 2021. Quant aux enlèvements, ils auraient plus que doublé par rapport à 2021 selon les chiffres officiels. Mais la majorité des kidnappings ne sont pas rapportés à la police et le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) avance une moyenne de dix personnes enlevées chaque jour en Haïti5.
Les principaux axes stratégiques de la capitale sont occupés par les bandes armées. Ainsi, la route nationale 2 est bloquée depuis juin 2021, coupant les départements du Sud du reste du pays. Les déplacements au sein et pour sortir de Port-au-Prince – dangereux, limités et qui font l’objet de stratégies revues quotidiennement –, mettent à mal l’économie du pays et hypothèquent tout progrès. Sans compter le stress et la peur…
La situation sociale et économique ? Plus de 60% de la population vit sous le seuil de pauvreté, près de la moitié des Haïtiens est en situation d’insécurité alimentaire, alors que l’inflation est de 47% et que le prix des aliments de base a augmenté de plus de 63%6. Nombre d’écoles restent fermées, les hôpitaux et centres de santé fonctionnent mal et irrégulièrement, confrontés souvent à des coupures d’électricité. Le choléra, qui est réapparu, est actuellement présent sur tout le territoire national.
Quant à la justice, les tribunaux ne fonctionnent quasiment pas et le palais de justice est contrôlé par des gangs armés depuis juin 2022. Toutes les enquêtes sont au point mort. L’impunité est totale ; que ce soit pour les affaires de corruption ou de violence, y compris pour la vingtaine de massacres commis au cours de ces quatre dernières années.
La situation politique ? Depuis janvier 2023, il n’y a plus aucun élu en Haïti à quelque niveau de pouvoir que ce soit. La population n’attend rien du gouvernement en place d’Ariel Henry, arrivé au pouvoir au lendemain de l’assassinat du président Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021, et qui est perçu comme « la chose » de la communauté internationale7. Il est d’autant plus impopulaire qu’il ne peut se prévaloir d’aucune avancée sur le plan sécuritaire, social ou politique, et ne répond qu’aux injonctions de Washington ; pas aux demandes pressantes de la population.
Silence et complicité
On s’en tient le plus souvent à cette vision impressionniste. À cette sidération qui interdit de s’interroger sur les causes et les responsables, sur l’histoire et les enjeux. Et la communauté internationale de renouer avec ses vieux réflexes d’ingérence. Encore une fois frappé par le malheur, Haïti, ce pays maudit, ne s’en sortirait pas sans l’intervention d’une force extérieure ; intervention d’ailleurs demandée par le gouvernement haïtien en octobre dernier.
Avec quelle légitimité ? Les interventions internationales passées n’ont rien réglé ; affaiblissant davantage les institutions publiques, accroissant la dépendance du pays, consolidant les inégalités et l’oligarchie en place. De plus, les principaux acteurs internationaux participent de l’impasse actuelle, en soutenant, à l’encontre de la population haïtienne, un gouvernement non élu et en bloquant l’alternative d’une « transition de rupture » mise sur la table depuis plus de dix-huit mois par l’Accord de Montana, large convergence de syndicats, organisations paysannes, mouvements de femmes, ONG, églises, etc8.
Le Canada multiplie les sanctions – dont le principe a été voté au Conseil de sécurité des Nations unies – envers les hommes d’affaires et politiques – dont l’ancien président Michel Martelly (2011-2016) et deux anciens ministres d’Ariel Henry – pour leurs liens avec les bandes armées. Mais sans changer ni d’interlocuteur – le gouvernement en place –, ni de politique. De leur côté, les États-Unis ont retiré le visa à quelques personnalités haïtiennes. La France et l’Europe, elles, restent impassibles. Mais tous de continuer à soutenir le gouvernement actuel et à appeler à la tenue d’élections au plus vite, en rejetant toute idée de transition et de rupture.
La France ne veut pas voir
Les Haïtiens souffrent d’un double défaut qui freine toute couverture médiatique : ils sont loin et ils contredisent le narratif dominant de la bonne conscience occidentale protectrice universelle des droits et libertés.
Si la crise actuelle a ses racines dans l’histoire coloniale et néocoloniale, elle revêt cependant un caractère exceptionnel dont on peut circonscrire avec précision les seuils récents : les gouvernements de Martelly (2011-2016) et de son poulain Jovenel Moïse (2017-2021) qui ont débridé la privatisation et la corruption ; la répression du soulèvement populaire de 2018-2019 ; le refus de Jovenel Moïse de quitter le pouvoir, en février 2021, et son assassinat, cinq mois plus tard ; le pourrissement de la situation sous Ariel Henry. Et, tout au long de ces années, au nom de la « stabilité », le soutien sans faille de Washington et de ses alliés – dont la France – au gouvernement en place.
En 2018 et 2019, la population s’est soulevée pour en finir avec l’impunité, la pauvreté et les inégalités ; pour un véritable changement. Les bandes armées ont servi à réprimer les manifestations, et ont vu leur pouvoir s’accroître à la faveur de cette répression et de la capture accélérée de l’État par l’oligarchie9. Les homicides se sont généralisés, les enlèvements ont été multipliés par vingt-sept, la terreur s’est installée. À la date du 15 mars, on dénombrait déjà 531 assassinats, 300 blessés et 277 enlèvements pour l’année 202310.
Les autorités françaises détournent le regard de la situation haïtienne car elles refusent de reconnaître leur responsabilité dans la crise actuelle. Changer d’orientation reviendrait pour elles à prendre la mesure de cet échec, faire leur mea culpa, écouter les Haïtiens, avoir la volonté et le courage de changer de politique, en se confrontant aux États-Unis qui maintiennent Haïti sous leur joug. Las, les journaux et le gouvernement français regardent ailleurs, entretiennent l’amnésie, prélude à l’amnistie.
Par lâcheté, la France s’entête à évoquer d’hypothétiques élections auxquelles personne ne croit et qui, de toute façon, sont impossibles dans les conditions actuelles. Quoi de plus facile que de s’en tenir au cliché autrement plus confortable d’un pays ingouvernable ou maudit, de Nègres incapables, et de la France, pays des droits de l’Homme, qui a tout fait – sans succès – pour Haïti.
Notes :
1 Docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental (www.cetri.be).
2 Série d’articles regroupés sous le titre de « La rançon » et publiés en ligne, le 20 mai 2022, New York Times, https://www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/haiti-france-dette-reparations.html?action=click&module=RelatedLinks&pgtype=Article.
3 Sauf indications contraires, les informations proviennent du Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH), Rapport du Secrétaire général, 17 janvier 2023, https://binuh.unmissions.org/sites/default/files/rapport_du_sg_de_lonu_sur_binuh_-_17_janvier_2023.pdf.
4 « Haïti : ‘Les gangs contrôlent désormais 100% de la capitale’ », RFI, 6 mars 2023. Entretien avec Marie Rosy Auguste Ducéna, du RNDDH, du Réseau National de Défense des Droits Humains, https://www.rfi.fr/fr/podcasts/journal-d-ha%C3%AFti-et-des-am%C3%A9riques/20230306-ha%C3%AFti-les-gangs-contr%C3%B4lent-d%C3%A9sormais-100-de-la-capitale.
5 « Respect des droits humains en Haïti : le RNDDH dresse un état des lieux préoccupant », Rezo Nodwes, 3 mars 2023, https://rezonodwes.com/?p=305575.
6 BINUH, Ibidem.
7 Frédéric Thomas, « Haïti, État des gangs dans un pays sans État », LVSL, 6 juillet 2022, https://lvsl.fr/haiti-etat-des-gangs-dans-un-pays-sans-etat/.
8 Commission pour la recherche d’une solution haïtienne à la crise, https://crshc.ht/.
9 Sur ce phénomène de capture, lire « ‘C’est le chaos, le chaos généralisé, mais c’est un chaos qui a été construit’ ». Entretien avec Fritz Jean, élu président de la République à titre provisoire par les membres de l’Accord de Montana », Frédéric Thomas, Haïti : crise, transition et rupture, Cetri, mars 2023, https://www.cetri.be/Haiti-crise-transition-et-rupture.
10 « More Than 530 Killed In Haiti Gang Violence This Year: UN », AFP, 21 mars 2023, https://www.barrons.com/news/more-than-530-killed-in-haiti-gang-violence-this-year-un-e870c005.