Hécatombe silencieuse sur la façade atlantique : quand la France asphyxie les dauphins

Un cadavre de dauphin sur une plage française. © Sea Shepherd France

Les hivers se suivent et la situation ne cesse de s’aggraver pour les dauphins de la façade atlantique. Le 29 janvier, en une seule matinée, 11 cadavres de dauphins ont été découverts sur 18km de plage en Vendée. Macabre aperçu d’une hécatombe qui se déroule d’ordinaire loin des côtes, provoquée par des méthodes de pêche non sélectives. Le gouvernement feint de découvrir ce problème vieux de 30 ans, qui a déjà ôté la vie à près de 100 000 dauphins, mais les mesures annoncées ne sont pas à la hauteur.

« C’est simplement inadmissible, ceux qui se font amadouer ou attendrir par ce type de comportement, ils ont tort. Ils ont tort parce que c’est un scandale ce qui s’est passé hier ». Inadmissible. Un scandale. La ministre de la Mer, Annick Girardin, adopte un ton ferme et solennel lors d’une audition devant la commission des Affaires économiques le 3 février 2021. Interrogée par le député David Corceiro sur la responsabilité des pêcheurs dans la silencieuse hécatombe qui décime depuis 30 ans les dauphins communs sur la façade Atlantique, l’ancienne ministre des Outre-mer déplorait-elle une énième découverte de cétacé perforé et amputé gisant sur une plage ? La réponse est négative. Son courroux s’abattait alors sur Sea Shepherd, une association engagée pour la protection des océans, qui le 2 février, exposait devant l’Assemblée nationale les corps de victimes d’une pêche non sélective défendue par le Comité des Pêches et protégée par le gouvernement.

Une scène de crime délaissée

L’opération de sensibilisation de Sea Shepherd devant le Palais Bourbon s’inscrit dans le cadre de l’Opération Dolphin ByCatch 5, qui vise à alerter sur le sort des dauphins. Depuis plusieurs semaines, les équipes de l’ONG patrouillent dans le Golfe de Gascogne afin de documenter les captures toujours plus nombreuses de ces cétacés. Sur les côtes françaises, l’océan est vidé de plus de 10 000 dauphins chaque année. Crime presque parfait. Sur les étals, merlus, cabillauds, bars, thons et sardines soigneusement mis en scène ne laissent en rien deviner le carnage qui règne dans l’arrière-cuisine : environ 40% des organismes marins pêchés ne seront jamais ramenés sur la terre ferme ni vendus. Et pour cause, ils font l’objet de capture accidentelle, dite « by-catch », ce qui signifie que ces animaux n’étaient pas ciblés mais ont été pris dans les filets aux côtés des espèces visées.

« Emportés au large sans être comptabilisés, les dauphins sont victimes d’une hécatombe discrète, peu contrôlée et encore moins sanctionnée »

Le dauphin commun, Delphinus delphis, décroche ainsi la triste palme de la principale victime accessoire de la pêche sur la façade atlantique. Scène de crime insondable dépourvue de témoins. Déjà noyés ou remontés vivants, leur bref passage à bord des navires ne leur est d’aucun secours. Une fois les cétacés empêtrés dans les filets, plutôt que de les en extirper, les pêcheurs tranchent leurs appendices avant de les rejeter à la mer, mutilés. Emportés au large sans être comptabilisés, les dauphins sont victimes d’une hécatombe discrète, peu contrôlée et encore moins sanctionnée. N’en reste que les entailles, membres sectionnés et rostres fracturés sur les corps des centaines de ces dauphins qui s’échouent sur les plages. Échantillon visible d’un drame silencieux qui menace la survie de ces cétacés à moyen terme.

Saison estivale : un répit qui n’est plus

Au mois d’août 2020, le sillinger Clémentine n’aurait pas dû sortir nuit et jour le long des côtes bretonnes. Le bateau a pourtant sillonné les zones de pêche de Bretagne Sud au cœur de la saison estivale, avec à son bord les bénévoles de l’association Sea Shepherd. La campagne Dolphin ByCatch, lancée pour la première fois en 2018, se tient d’ordinaire dans le golfe de Gascogne entre fin décembre et début avril, car la période correspond à la saison du merlu et du cabillaud, pendant laquelle s’accroit conjointement la présence des fileyeurs, des chalutiers et des dauphins. À titre d’exemple, au mois de février, les densités de dauphins observées sont 5 à 10 fois supérieures au reste de l’année.

En hiver, la présence massive de dauphins sur la façade Atlantique – environ 200 000 individus sur le plateau continental entre la Manche Ouest et le Golfe de Gascogne – s’explique par des raisons alimentaires. La cause de leur extermination aussi. En effet, les cétacés chassent leur nourriture, des petits poissons pélagiques comme les anchois et les sardines, auprès de poissons carnassiers, comme le merlu et le bar, qui eux-mêmes sont ciblés par les pêcheurs. Les dauphins se retrouvent alors captifs de cette équation et en meurent.

En 2020 cependant, le bateau s’est engagé dans les eaux de la façade atlantique dès le 1er août. Un pic de mortalité estivale a émergé ces dernières années en Bretagne (Finistère sud et Morbihan), sans que la saisonnalité ne puisse l’expliquer. L’hypothèse avancée serait celle du changement de distribution des bancs de dauphins, désormais très proches des côtes… et des filets. En quête de nourriture, les cétacés se concentrent en effet là où l’effort de pêche est le plus important. Ces déplacements alimentaires conduisent prédateurs marins et pêcheurs à se disputer les mêmes poissons sur la même zone de pêche. Cela expose ainsi davantage les dauphins aux filets pélagiques, tractés par les navires pour capturer les bancs de poissons, et aux filets maillants, véritables murs tendus sous l’eau. Été comme hiver, la population de dauphins communs ne connait désormais aucun répit.

Le long des plages, un cimetière à ciel ouvert

Si le phénomène est observable depuis les années 1990 et connaît une constante augmentation depuis 20 ans, il s’est particulièrement accentué ces dernières années avec une multiplication du nombre de cadavres de dauphins retrouvés sur les plages. En 2019, le bilan s’élevait à 1 200 échouages de cétacés. Les examens réalisés sur les cadavres ont révélé que 85% d’entre eux portaient les stigmates d’une capture accidentelle. Sur l’ensemble de l’année 2020, 1 300 échouages ont été comptabilisés. Enfin, depuis le 1er janvier, l’Observatoire PELAGIS, laboratoire de recherche adossé au CNRS, a recensé près de 450 petits cétacés échoués entre le Finistère et les Landes, soit presque deux fois plus que l’an dernier à la même période.

« Sur les côtés françaises, l’observatoire Pelagis estime que 11 000 cétacés meurent chaque année. Cette hécatombe fait de la France le pays européen qui tue le plus de dauphins »

Chaque année est pire que la précédente, sans que cette escalade ne s’explique par une évolution dans les techniques et dans l’effort de pêche. Un diagnostic précis est impossible à poser car les différents bateaux impliqués dans ce carnage (chalutiers, fileyeurs, senneurs, bolincheurs) font de la rétention d’informations sur leurs pratiques en mer. « Résultat, nous avons trop peu d’informations pour comprendre pourquoi les dauphins se font prendre dans les filets et chaluts, ce qui nous permettrait de trouver des techniques permettant de les éviter », explique Hélène Peltier, ingénieure de Recherche à l’Observatoire PELAGIS.

Ces carcasses, ramenées sur le rivage par les courants et tempêtes, ne constituent pourtant que la partie émergée de l’iceberg. Sous la surface, les dauphins dont l’existence s’est mêlée à un filet de pêche s’asphyxient, se noient, sombrent, disparaissent. Loin du déchaînement de violence des massacres de la baie de Taïji au Japon, loin des eaux rougies par le sang des massacres aux îles Féroé, le silence et la discrétion qui caractérisent les prises accessoires ne font pas moins de ces dernières de redoutables meurtrières. Les traditions au Japon et aux îles Féroé tuent respectivement plusieurs centaines et plus d’un millier de dauphins par an. Sur les côtes françaises, l’observatoire Pelagis estime que 11 000 cétacés meurent chaque année. Cette hécatombe fait de la France le pays européen qui tue le plus de dauphins.

Du tribunal administratif de Paris à la Commission européenne : la complicité de l’État pointée du doigt 

Les dauphins sont une espèce marine protégée sur le plan national, européen et international. La réglementation interdit leur destruction, mutilation, capture ou enlèvement intentionnels, qu’ils soient vivants ou morts. Néanmoins une exception existe et concerne sa capture accidentelle dans les engins de pêche. Le terme « capture accidentelle » est pourtant trompeur. Un accident est caractérisé par le fait de ne pouvoir « raisonnablement se prévoir ». Lorsqu’il se répète 11 000 fois dans l’année, il serait raisonnable de considérer qu’il quitte ce champ définitionnel pour être parfaitement prévisible, et intentionnel si rien n’est fait pour y remédier.

C’est là que le bât blesse. Par un jugement rendu le 2 juillet 2020, le tribunal administratif de Paris a condamné l’État français pour méconnaissance de ses obligations en matière de protection des mammifères marins et de contrôle des activités de pêche. Le même jour, la Commission européenne mettait en demeure la France ainsi que l’Espagne et la Suède de mettre en place, dans un délai de trois mois, des mesures pour éviter les captures accidentelles de dauphins et de marsouins par les navires de pêche. Pour Bruxelles, ces États « n’ont pas pris les mesures suffisantes pour surveiller les prises accessoires dans leurs eaux et par leurs navires ni utiliser les moyens de la PCP [politique commune de la pêche] et de la directive Habitats pour protéger ces espèces ».

Un dauphin pris dans les filets d’un bateau de pêche. © Sea Shepherd France

S’il n’existe pas de législation propre aux mammifères marins au sein de l’Union européenne, ceux-ci sont protégés par plusieurs textes juridiques qui prennent en charge la question de la protection de l’environnement. La directive Habitats du 21 mai 1992, qui vise à conserver les habitats naturels ainsi que la faune et la flore sauvages, classe à ce titre les cétacés parmi les espèces nécessitant une protection stricte de la part des États membres. Plus spécifiquement, le règlement (CE) n°812/004 du 26 avril 2004 établit des mesures relatives aux captures accidentelles de cétacés dans les pêcheries.

L’application de ces textes est concurrencée par la présence massive du lobby de la pêche auprès des institutions européennes. En témoigne l’octroi de 6 milliards d’euros de subventions publiques au secteur de la pêche via le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP) pour la période 2021-2027. Cette somme, en partie destinée à financer la construction de nouveaux navires – les aides à la construction sont pourtant interdites depuis 2004 –, alarme les ONG qui y voient un soutien à la surpêche et une intensification de la pression sur les écosystèmes marins.

Annick Girardin : ministre de la Mer ou ministre de la Pêche ?

Sommée de réagir face au sort des dauphins, la ministre de la Mer, Annick Girardin, a présenté le 9 février 2021 le plan d’action du gouvernement pour éviter les captures accidentelles. Celui-ci se décline en 7 engagements au mieux inefficaces et dérisoires, au pire, dangereux pour les dauphins. Si le premier engagement semble animé par une volonté de rompre avec l’opacité caractéristique des captures en ce qu’il rend leurs déclarations obligatoires depuis le 1er janvier 2019, dans les faits, la transparence n’est pas au rendez-vous. En 2019, sur plus de 10 000 captures estimées par les scientifiques, moins de 10 déclarations de capture ont été enregistrées. Une goutte d’eau qui s’explique par l’absence de surveillance imposée sur les zones de pêche.

Autre mesure : tester l’embarquement des caméras à bord sur 20 navires volontaires à des fins de connaissances scientifiques. L’urgence n’est pourtant pas à l’essai ni au volontariat. En Australie, les caméras, obligatoires, sont utilisées à des fins de contrôle afin de repérer et neutraliser les engins de pêche aux pratiques les plus destructrices. Un usage plus ambitieux et adapté que le tâtonnement de la ministre, qui semble vouloir faire reposer la protection des dauphins sur la seule bonne volonté des pêcheurs. En témoigne notamment sa campagne d’observation volontaire des pêches à bord des chalutiers et des fileyeurs, qui consiste à laisser le libre choix aux pêcheurs d’accueillir ou non des observateurs indépendants sur leur navire et dans les conditions qu’ils auront eux-mêmes fixées. Or, selon l’association Sea Shepherd, jusqu’à 90% des pêcheurs refuseraient la présence d’observateurs indépendants sur leur navire.

« Derrière un engagement de façade en faveur des dauphins, ces derniers restent sacrifiés sur l’autel du profit, supplantés par les intérêts économiques et ceux de la filière pêche »

La mesure la plus emblématique consiste à équiper tous les chalutiers de pingers, des répulsifs acoustiques, afin de tenir éloignés les dauphins des filets. Outre la relative inefficacité de ces dispositifs, explicable par l’effet « dinner bell » qui conduit les cétacés à passer outre la nuisance sonore lorsqu’elle demeure très localisée, ceux-ci sont l’expression d’un problème envisagé à l’envers. Éloigner les dauphins des filets revient à les chasser de leur zone de nourrissage et à les tuer par la faim. La présence des dauphins auprès de leurs proies ne pose pas de problème, c’est celle des filets qui est à questionner et limiter. Commandé par le commissaire européen à la pêche, Virginijus Sinkevicius, le rapport du Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM), organisme composé de scientifiques internationaux, préconise ainsi en lieu et place des mesures d’effarouchement, une diminution de l’effort de pêche de 40% dans le golfe de Gascogne et une fermeture spatio-temporelle des pêcheries sur les zones les plus sensibles durant l’hiver.

Des options soutenues par plusieurs associations environnementales, mais écartées par la ministre de la Mer. “C’est lobby contre lobby, et une nouvelle fois le lobby économique l’emporte sur le lobby environnemental », résume Georges Cingal, président de la Sepanso des Landes, association affiliée à la fédération France Nature environnement, au micro de France 3 Nouvelle-Aquitaine.

Derrière un engagement de façade en faveur des dauphins, ces derniers restent sacrifiés sur l’autel du profit, supplantés par les intérêts économiques et ceux de la filière pêche. L’océan pourtant n’est ni la chasse gardée ni le garde-manger exclusif de l’humain. Il se fait l’hôte d’un riche écosystème au sein duquel les dauphins, espèce dite clé de voûte, occupent le sommet du réseau alimentaire marin et contribuent à son équilibre. Prédateurs et proies à la fois, leur carcasse sert aussi à des organismes détrivores qui s’en nourrissent et les décomposent en nutriments essentiels au fonctionnement de l’écosystème marin. La disparition de ces cétacés entraînerait un effondrement de la biodiversité qui ne serait alors plus en mesure d’assurer ses services écosystémiques. Du fait de leur longévité (une quarantaine d’années), de leur milieu de vie et de la facilité à les observer, les dauphins sont des « sentinelles » de la santé des milieux marins. Les reflets de la mer. Reflets qui s’atténuent peu à peu face à la pression humaine que le gouvernement refuse de desserrer.

Sortir les poissons des assiettes pour sortir les dauphins des filets

Le dauphin bénéficie d’un capital sympathie important. S’il ne peut susciter la mobilisation nécessaire pour être sauvé, alors aucune autre espèce marine ne le sera. La Commission baleinière internationale (CBI) définit un taux de mortalité causé par les activités humaines au-delà duquel la soutenabilité des petits cétacés est remise en cause. Ce seuil est estimé à 1,7%. Or la sonnette d’alarme est d’ores et déjà tirée par l’Observatoire PELAGIS qui affirme que « dans l’état actuel des connaissances, le taux de mortalité pour le dauphin commun dans le golfe de Gascogne est, depuis plusieurs années, supérieur à ce seuil ». Leur faible taux de fécondité, notamment, les rend particulièrement vulnérables.

Les mesures requises doivent s’inscrire dans l’urgence et revêtir un caractère immédiat, à mille lieux des effets d’annonce auxquels s’est adonnée la ministre de la Mer. C’est pourquoi l’association France Nature Environnement a déposé un recours le 16 février auprès du Conseil d’État contre la ministre de la Mer afin de l’obliger à prendre des mesures de fermeture cet hiver et à renforcer les mesures de suivi scientifique. Si l’État doit prendre ses responsabilités plutôt que d’arbitrer aveuglément et systématiquement en faveur du lobby de la pêche, les citoyens peuvent également se saisir du levier de la demande en cessant leur consommation de poissons, ou en diminuant celle-ci et en excluant de leur assiette les poissons de petite taille et pêchés au chalut au profit de ceux pêchés à la ligne.

« La surexploitation et les méthodes destructrices, telles que le chalutage de fond qui anéantit les fonds marins, déséquilibrent les écosystèmes et impactent leur capacité à fournir de l’oxygène et absorber du CO2 »

La mort des dauphins n’est entraînée que par celles des millions d’individus visés par les dizaines de milliers de kilomètres de filets posés chaque jour dans le Golfe de Gascogne. L’océan s’est transformé en terrain miné pour ses habitants et en zone de non-droit dans laquelle certains pêcheurs s’en arrogent l’exclusivité et se permettent d’agresser les lanceurs d’alerte. Bateau pris en chasse, insultes et projectiles propulsés au lance-pierre, tel fut l’accueil réservé aux bénévoles de Sea Shepherd, alors de mission en mer, entre le 6 et le 8 février 2021. Tentatives d’intimidation récurrentes qui s’ajoutent aux menaces de mort et de sabotage du bateau Clémentine qui inondent les groupes Facebook anti-Sea Shepherd.

La pêche représente la principale menace qui pèse sur l’océan. La surexploitation et les méthodes destructrices, tel le chalutage de fond qui anéantit les fonds marins, déséquilibrent les écosystèmes et impactent leur capacité à fournir de l’oxygène et absorber du CO2. Pourtant, l’océan est le premier organe de régulation du climat et le plus grand puits de carbone de la planète. En tant qu’écosystème, mais également au regard de certains poissons, qui comme le thon, contribuent à séquestrer du C02 : à leur mort, leurs corps sombrent dans les profondeurs et le carbone qu’ils contiennent est alors retenu dans le sol.

À l’inverse, non seulement la pêche industrielle entrave ce processus de piégeage naturel, mais elle contribue aussi à accroître les émissions, puisqu’une fois pêché, le poisson libère du carbone sous forme de CO2 dans l’atmosphère. D’après une étude du laboratoire MARBEC publiée en 2020, ce phénomène pourrait être à l’origine d’une majoration de 25% des émissions de CO2 qu’on attribue habituellement à la pêche. L’océan, grand régulateur du climat, est donc en sursis. Le prix du poisson est celui de notre propre sabordage.