« Il y a urgence à s’organiser pour assurer notre sécurité alimentaire » – Entretien avec Arthur Grimonpont

Arthur Grimonpont, ©Killian Martinetti pour LVSL

Arthur Grimonpont est chercheur à l’École Urbaine de Lyon. Il a fondé en 2018 avec Félix Lallemand, docteur en écologie au Muséum national d’histoire naturelle, l’association Les Greniers d’Abondance afin d’étudier la résilience de nos systèmes alimentaires. Ils pilotent notamment le projet de recherche-action ORSAT (Organiser la résilience des systèmes alimentaires territoriaux) et ont rédigé un guide à destination des élus intitulé “Vers la résilience alimentaire – Faire face aux menaces globales à l’échelle des territoires” qui a récemment fait l’objet d’une publication aux éditions Yves Michel. Ce guide passe en revue l’ensemble des menaces qui mettent en danger notre sécurité alimentaire et propose de nombreuses « voies de résilience » qui sont autant de solutions à la refonte de notre système alimentaire. Entretien réalisé par Romane Sauvage et Clément Coulet. Crédits photographiques : Killian Martinetti. 


LVSL – L’association les Greniers d’Abondance a récemment publié aux éditions Yves Michel un guide intitulé Vers la résilience alimentaire. Que recouvre cette notion ? Pourquoi parler davantage de résilience alimentaire que de souveraineté alimentaire ou d’autonomie alimentaire ?

Arthur Grimonpont – La résilience du système alimentaire est sa capacité à être soumis à des situations de crises, à des perturbations, à une dégradation de certaines conditions extérieures tout en continuant à nourrir la population.

Quand on parle de résilience du système alimentaire, on ne parle pas forcément de capacité du système à se maintenir tel qu’il existe aujourd’hui. Notamment, parce qu’il contribue à aggraver les menaces qui le mettent en danger. On parle plutôt de sa capacité à assurer sa fonction essentielle : nourrir suffisamment et sainement la population.

Tout le système alimentaire moderne, notamment le système agro-industriel, dépend aujourd’hui de ressources et d’une certaine stabilité des conditions extérieures que l’on ne connaîtra plus dans les décennies à venir. Il y a une urgence à s’organiser pour assurer notre sécurité alimentaire.

En somme, la résilience du système alimentaire, c’est la capacité du système à maintenir la sécurité alimentaire. La souveraineté alimentaire est la participation démocratique des habitants d’un territoire à ce que doit être le système alimentaire, la possibilité de s’organiser localement selon des projets de politiques agricole et alimentaire construits collectivement. Cette implication est une dimension importante de la résilience du système alimentaire.

LVSL – Dans votre guide, vous décrivez plusieurs « menaces globales » qui pèsent sur nos systèmes alimentaires. La première qui vient à l’esprit est le réchauffement climatique. Quelles sont ses conséquences sur nos systèmes alimentaires ?

A.G. Ce qui motive la fondation de l’association et ses travaux est l’extrême vulnérabilité de notre système alimentaire vis-à-vis d’un certain nombre de menaces. Pour définir ce qu’est la résilience alimentaire, il faut définir à quelles menaces répond la résilience. Il n’y a pas de critères absolus de résilience : on ne peut ériger un indicateur unique et unidimensionnel : ce serait vain face à la diversité des crises.

Ces menaces sont de natures très diverses et ont à chaque fois deux types d’effets : des effets de détérioration sur le temps long, qui sont prévisibles et certains du point de vue scientifique. On sait que l’on va faire face à un assèchement progressif des sols cultivés en France, on sait que l’on fait face à une érosion extrêmement rapide de la biodiversité, que l’on fait face à une hyper-dépendance au pétrole et à une contraction de ces sources d’énergie primaire. Ces menaces occasionnent aussi une augmentation du risque de perturbations ponctuelles, potentiellement catastrophiques, mais difficiles à prévoir.

Le changement climatique est une menace de premier ordre pour la production agricole. Notre vulnérabilité est renforcée par l’homogénéité importante des cultures, la disparition des éléments fixes dans le paysage, la grande simplification des systèmes agraires, la disparition de zones humides, la capacité limitée des écosystèmes à résister à des situations de sécheresse et la dépendance accrue de certaines parties de la production agricole à l’irrigation. Par exemple, le maïs, qui constitue 10% de la SAU (surface agricole utile, ndlr.) française, représente la moitié des capacités d’irrigation, pour finalement nourrir des animaux dans des systèmes agro-industriels. En somme, ce système est fortement consommateur d’eau au regard de sa contribution à l’alimentation humaine.

Au cours d’années comme 2003, toujours année de sécheresse de référence, les rendements à l’échelle nationale ont diminué de 20 à 30% pour les principales cultures. Et quand on se projette dans le futur, d’ici une trentaine d’années, les années normales correspondront aux années exceptionnellement sèches d’aujourd’hui pour de nombreux territoires.

LVSL – Vous alertez également sur le danger que représente l’épuisement des ressources énergétiques et minières. En quoi notre alimentation est-elle soumise à un tel risque ? 

A.G – L’un des problèmes les plus critiques de notre système alimentaire est sa dépendance au pétrole. A l’entrée dans la Seconde Guerre mondiale, les fermes étaient presque autonomes sur le plan énergétique. Le rayon d’approvisionnement et de commercialisation des fermes était encore très territorialisé. Il y avait des réseaux de commerces locaux où l’on pouvait traditionnellement aller faire ses courses à pied.

Désormais, le système alimentaire moderne dépend du pétrole dans chacun de ses maillons. On se questionne uniquement sur la dépendance énergétique de la ferme mais elle se situe bien au-delà. Cette dépendance a lieu dans toute l’agro-industrie qui fournit les fermes en amont. Elle a aussi lieu en aval dans le secteur agroalimentaire. Par exemple, la production d’engrais consomme autant d’énergie que l’ensemble des tracteurs dans les fermes en France.

« L’un des problèmes les plus critiques de notre système alimentaire est sa dépendance au pétrole. »

Le point de dépendance le plus crucial au pétrole est le transport. Chaque jour, ce sont l’équivalent de 30 000 semi-remorques qui traversent la France pour collecter des denrées, approvisionner les marchés de gros ou les usines agroalimentaires et livrer les surfaces de vente. 87 % des ventes de produits alimentaires pour la consommation à domicile sont aujourd’hui réalisées dans les enseignes de la grande distribution et du hard discount.

Il y a aussi la dépendance des consommateurs finaux pour faire leurs courses alimentaires. Des déserts alimentaires se créent un peu partout. Aujourd’hui en France, ce sont sept communes sur dix, correspondant à environ dix millions d’habitants, qui ne disposent d’aucun commerce d’alimentation générale. Un foyer de trois personnes se déplace en moyenne 60 à 80 km par semaine pour ses achats alimentaires.

Cette dépendance est problématique car on s’achemine vers un scénario de contraction globale de l’offre pétrolière. C’est une certitude géologique, nous ne savons juste pas exactement quand cela va commencer à être contraignant. Le directeur de l’Agence internationale de l’énergie pronostique une contraction de l’offre dans la décennie.

LVSL – L’effondrement de la biodiversité sauvage et cultivée est également pointé du doigt. Quelles en sont les causes et pourquoi accroît-il la vulnérabilité de notre agriculture ?      

A.G. – Le terme effondrement est souvent mis en débat, cependant ici on parle d’un effondrement avéré en termes écologiques. Les scientifiques qui s’occupent de ces questions comme les entomologistes parlent d’un rythme d’extinction des espèces cent fois supérieur à la normale.

Cet effondrement touche en particulier des espèces qui sont indispensables pour assurer une certaine stabilité de la production agricole, notamment les arthropodes, groupe auquel appartiennent les insectes pollinisateurs. On assiste à un déclin, selon une étude menée en Allemagne, publiée dans la revue Nature, de deux tiers de la population d’arthropodes en 10 ans. Donc un effondrement brutal. C’est vertigineux.

Les trois quarts des plantes cultivées sur Terre dépendent de la pollinisation. Cela correspond, en volume, à un tiers de la production agricole mondiale. De plus, les insectes fournissent de nombreux autres services écosystémiques, comme la régulation des bio-agresseurs, maladies et parasites. Dans un système qui se simplifie, les agroécosystèmes vont devenir de plus en plus vulnérables face aux menaces extérieures.

Arthur Grimonpont © Killian Martinetti pour LVSL

LVSL – Ayant une vocation opérationnelle, votre guide propose plusieurs « voies de résilience » afin de construire des systèmes alimentaires résilients. L’une d’elle est l’augmentation de la population agricole. Pourquoi est-ce une nécessité absolue et que recommandez-vous ?

A.G. – Depuis que l’humanité s’est constituée agricultrice au Néolithique, l’état « normal » était qu’une écrasante majorité de la population participe à la production agricole. Puis, les révolutions agricoles successives, et notamment la révolution verte, ont permis de démultiplier la productivité et de développer d’autres secteurs économiques : une industrie et un secteur tertiaire.

L’objectif n’est pas de retourner à l’époque où tout le monde était dans les champs : c’est un travail physique qui ne convient pas à tous, et c’est une bonne chose que la productivité par travailleur ait augmenté. Néanmoins on arrive à une situation exceptionnelle : on a complètement inversé les ratios, en France, une personne sur cent est agriculteur. Or, moins on est nombreux à cultiver des terres agricoles, plus l’on cultive des surfaces immenses. Ainsi le foncier se concentre dans les mains d’une poignée d’agriculteurs. Cela pousse à l’hyperspécialisation, à une hyper mécanisation et à une dépendance aux intrants extérieurs diminuant l’autonomie des fermes.

Par ailleurs, cela simplifie massivement les paysages en créant des « déserts » agricoles, au sens humain et écologique. Les conséquences sont nombreuses : perte en diversité cultivée entraînant la propagation de maladies plus facilement, disparition d’espaces pour accueillir les espèces sauvages… La façon de remédier à cela est donc d’installer massivement des agriculteurs qui pourront participer à la complexification des agroécosystèmes et améliorer l’autonomie du système en produisant eux-mêmes des intrants.

LVSL – Le foncier fait l’objet d’une certaine attention dans votre guide. En France, on estime que l’équivalent d’un département est artificialisé tous les dix ans. Les terres agricoles sont-elles suffisamment protégées dans notre pays ? 

A.G. – Non, pas du tout, du moins trop peu. La France est un des pays d’Europe qui bétonne le plus rapidement. Le nombre d’hectares artificialisés par habitant est l’un des plus élevés d’Europe.

Cette artificialisation se fait notamment par le phénomène d’étalement urbain. Les villes sont historiquement implantées dans des espaces très fertiles, dans les zones alluviales des rivières. En bétonnant, on annihile de manière irréversible leur potentiel de production. On aurait intérêt à sauvegarder un maximum les espaces de production agricole, notamment quand ils sont à proximité des villes, débouchés immédiats.

LVSL – Vous proposez également de développer l’autonomie technique et énergétique des fermes. Pourquoi une telle recommandation ? Notre souveraineté alimentaire est-elle dépendante de notre souveraineté énergétique et industrielle ? 

A.G. – À la chute du bloc soviétique, Cuba, alors sous embargo pétrolier, s’est retrouvé brutalement privé d’une grosse partie du pétrole que le pays importait d’URSS. Subitement, leurs tracteurs sont devenus inutiles. Ils ont également perdu une grande partie de leurs intrants phytosanitaires. Cela s’est traduit par une chute libre des rendements agricoles. L’apport calorique moyen de la population a été réduit d’un tiers en l’espace de trois ans. Ce n’était pas une famine, mais la sécurité alimentaire du pays était gravement affectée. Je pense qu’on a un niveau de dépendance au pétrole bien supérieur à Cuba à l’époque.

Les fermes, pendant la seconde guerre mondiale, fonctionnaient encore de façon autonome, essentiellement en polyculture élevage. Une grande partie de l’énergie mécanique de la ferme était fournie par des animaux de trait qui consommaient ce qu’on faisait pousser sur la ferme. Plusieurs témoignages de familles paysannes ayant traversé́ la seconde guerre mondiale relatent la capacité d’adaptation de leur ferme dans un contexte économique et social pourtant radicalement transformé : crise économique, perte de main d’œuvre masculine, réquisitions, pillages, généralisation du troc et du marché́ noir. Ces fermes assuraient aussi directement l’autonomie alimentaire de leurs habitants, à une époque où la population agricole représentait encore le quart de la population totale.

Aujourd’hui, on dit que les agriculteurs nous nourrissent mais c’est un abus de langage : ils ne sont qu’un maillon inséré dans une longue chaîne industrielle. Ils sont entièrement dépendants d’industries qui se situent en amont, qui leur fournissent les intrants nécessaires à leur production, et sont totalement dépendants d’industries situées en aval pour la transformation, le stockage et la distribution. C’est un système qui n’est absolument pas modulaire. Les éléments ne sont pas capables de fonctionner indépendamment les uns des autres.

LVSL – Vous souhaitez le développement d’une agriculture nourricière. Que voulez-vous dire?

A.G. – La fonction du système agro-alimentaire n’est pas d’assurer la sécurité alimentaire de la population. La principale logique qui motive son organisation actuelle, c’est la maximisation des profits d’un faible nombre d’acteurs (firmes transnationales de l’agroalimentaire et de la grande distribution) qui disposent d’un pouvoir disproportionné dans la fixation des prix, le choix des normes sociales et environnementales de production, et l’orientation de l’offre alimentaire.

Le système alimentaire d’aujourd’hui a une forme de sablier. Dans le vase supérieur de ce sablier se situent 800 000 travailleurs agricoles qui alimentent 300 groupes agroalimentaires qui font 85% du marché de la transformation. Ensuite, en dessous, au centre de ce sablier, se trouvent six centrales d’achat (Auchan, Carrefour, Casino, Intermarché, Leclerc, Système U) qui contrôlent 92% des parts de marché. La partie inférieure du sablier est composée des 67 millions de consommateurs.

Les groupes privés au centre du sablier, comme n’importe quel acteur privé, ont intérêt à augmenter leurs profits. Ce n’est pas un jugement éthique, c’est ce que fait n’importe quel acteur privé. Il cherche à minimiser ses charges et à augmenter ses ventes. De ce fait, ils achètent extrêmement peu cher des produits agricoles, indépendamment des conditions de ressources des agriculteurs. D’autre part, ils ont pour motivation immédiate de vendre le plus possible, indépendamment des qualités nutritionnelles de ce qu’ils vendent, tant que c’est légal. Or, il est légal de vendre énormément de choses non favorables au maintien d’une bonne santé publique.

« Aujourd’hui, on dit que les agriculteurs nous nourrissent mais c’est un abus de langage : ils ne sont qu’un maillon inséré dans une longue chaîne industrielle. »

Cela explique en grande partie la pandémie mondiale d’obésité. Par exemple, en France, 40% de la population adulte est en surpoids et 17% est obèse. Le taux a presque triplé en l’espace d’une vingtaine d’années, c’est extrêmement rapide. Or, cela pèse de façon considérable sur la qualité de vie de millions de personnes et sur le système de soins qui peut finir par être débordé par des cancers, des maladies cardio-vasculaires, du diabète…

On est donc aux antipodes d’une agriculture nourricière qui aurait pour vocation de partir des besoins de la population pour adapter ce qui est produit. Aujourd’hui, les agriculteurs produisent ce pourquoi ils arrivent à trouver des débouchés et le produisent massivement parce qu’on leur achète trop peu cher.

LVSL – Vous vous intéressez surtout à l’échelle locale et notamment aux intercommunalités. Pourquoi cette échelle ? Quel rôle pour les échelles nationales et supranationales dans la construction de la résilience alimentaire ?

A.G. – On s’est d’abord intéressé à l’échelle territoriale parce qu’on pense que c’est une échelle négligée aujourd’hui, malgré des leviers d’action assez importants.

Historiquement, les collectivités territoriales avaient comme prérogative d’assurer la sécurité alimentaire de la population. Nous nous nommons « les Greniers d’Abondance » en référence au « grenier d’abondance », un bâtiment situé sur les quais de la Saône à Lyon. Il en existait des similaires un peu partout dans les grandes villes de France. C’est le symbole d’un temps où les pouvoirs publics locaux se préoccupaient de la sécurité alimentaire de la population et bâtissaient des bâtiments publics pour constituer des stocks de grains.

Tout se passe aujourd’hui comme si l’alimentation n’avait pas d’utilité à être encadrée par les pouvoirs publics locaux. Le secteur a été entièrement délégué de façon informelle au monde privé. On préconise donc aux pouvoirs publics, notamment à une échelle locale, de se préoccuper de la sécurité alimentaire de leur population de la même façon qu’ils leur fournissent des services qui correspondent à leurs besoins essentiels comme l’assainissement, l’adduction d’eau potable ou le traitement des déchets

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A l’échelle territoriale, les collectivités ont déjà des compétences légales qui leur permettent d’intervenir dans plusieurs maillons du système alimentaire. Elles peuvent par exemple agir sur l’aménagement du territoire et donc la préservation du foncier agricole, sur les zones de captage d’eau potable pour les convertir à l’agriculture biologique, sur le traitement des déchets. Les collectivités territoriales peuvent également s’investir par le développement économique local en ciblant particulièrement des infrastructures et des outils industriels clés dans la production alimentaire. Plus généralement, elles disposent d’une clause de compétence générale qui leur permet d’intervenir dans n’importe quel secteur jugé d’intérêt public à l’échelle locale.

À l’échelle nationale, il y a énormément de choses qui peuvent être faites et qui auraient une force de frappe bien plus importante qu’à l’échelle d’une collectivité. Néanmoins, il y a des inerties très importantes, des freins à l’action énormes, une influence des lobbies agro-industriels qui rend les changements très compliqués à mettre en œuvre.

LVSL – Le système alimentaire est parsemé de nombreux « verrous sociotechniques » qui orientent la trajectoire d’innovation et rendent difficile la généralisation d’alternatives.  Ces verrouillages sont le fait d’un ensemble d’acteurs, de normes, de pratiques, de représentations, de modèles économiques et de solutions techniques qui s’auto-entretiennent. La réintroduction des néonicotinoïdes peut être interprétée comme la difficulté à briser ces verrous. Comment aller outre ces verrous afin de transformer notre système alimentaire et agricole vers plus de résilience ? 

A.G. – Il s’agit d’une autre raison pour laquelle on s’adresse à l’échelle locale. On voit qu’avec un certain nombre d’habitants et d’élus motivés à une échelle locale, on peut vraiment changer les lignes. A l’échelle nationale, cela demande de trouver un accord à beaucoup plus nombreux et de faire face à des intérêts établis très organisés, très puissants.

Je pense que, comme dans n’importe quel autre secteur économique, ces verrous sont très puissants, très compliqués à contourner. Cependant, on voit que la société civile a su s’organiser à différents moments de l’Histoire pour contourner des logiques d’intérêts privés établies. Par exemple, avec l’industrie du tabac on observe des effets de seuil. Aujourd’hui, il est impossible d’allumer une cigarette dans un lieu public fermé, et personne ne perçoit plus cela comme une contrainte.

On pourrait imaginer des effets de basculement où subitement on se rendrait compte que laisser uniquement à des intérêts privés le choix de ce que vont manger 67 millions de personnes n’est pas la chose la plus judicieuse à faire, en particulier à la vue de la détérioration de la santé publique incroyable que cela génère. Plus globalement, on voit que l’intérêt des consommateurs pour la question augmente rapidement, en témoigne la croissance très rapide de la production bio.

LVSL – Quelle place donner aux grandes villes ? Par exemple, Paris ne pourra jamais être en autonomie alimentaire. 

A.G. – Le but d’une ville n’a jamais été d’être autonome alimentairement. Historiquement, le but d’une ville est d’échanger les surplus. Même quand on a été des sociétés principalement agraires, la ville n’était pas le lieu de production agricole. Éventuellement, dans les périphéries urbaines, on faisait pousser des produits qui étaient coûteux à être transportés et qui se conservaient mal. Il s’agissait majoritairement de produits du maraîchage.

« Le but d’une ville n’a jamais été d’être autonome alimentairement. »

Le problème d’une grosse ville est que sa capacité à alimenter tous ses habitants dépend de sa capacité à drainer des produits alimentaires sur un territoire de plus en plus vastes à mesure que cette ville grandit. Je pense en effet que le phénomène de métropolisation qui tend à la concentration des richesses, des emplois et des habitants dans des centres urbains, a peu de chances de se maintenir dans un monde en décroissance énergétique.

On peut cependant imaginer des scénarios très noirs où la sécurité alimentaire des villes se maintient au détriment des campagnes. Plus il y a de gens dans les villes, moins il y a de gens susceptibles de participer à la production agricole. Ainsi, dans un objectif d’augmentation de la population agricole et de reterritorialisation des systèmes alimentaires, il y a un intérêt à rééquilibrer, à mieux répartir la population du territoire.

LVSL – Pendant la Première et la Seconde Guerre mondiales, face aux difficultés d’approvisionnement alimentaire, plusieurs pays dont les États-Unis et la Grande-Bretagne ont encouragé leurs citoyens à monter des « Jardins de la Victoire ». Il s’agissait de potagers cultivés au sein des jardins publics et des résidences privées. Leur objectif premier était d’augmenter une autonomie alimentaire alors mise à mal. De plus, ils permettaient « à l’arrière » de se sentir utile à l’effort de guerre. Aujourd’hui, peut-on imaginer une politique publique volontariste du potager alors que les initiatives d’agriculture urbaine et de jardins partagés se développent ?

A.G. – Il est certain qu’il peut y avoir une politique publique, notamment à l’échelle des collectivités, pour accompagner fortement le développement de jardins potagers, de jardins ouvriers, de jardins pour la production alimentaire à proximité des villes et de manière générale, pour l’implication d’une plus grande partie de la population dans la production agricole.

On cite souvent les Victory Garden. Il y a un autre exemple intéressant : celui des jardins russes qui propose un modèle d’aménagement accordant une importance énorme à la production décentralisée de nourriture. Dans la plupart des grandes villes russes, 40 à 50% des habitants possèdent une parcelle de terre qu’ils vont, selon la saison, régulièrement cultiver. Cela participe à une production alimentaire assez considérable dans le pays. Elle n’est plus aussi importante aujourd’hui que ce qu’elle a été il y a 10 ou 20 ans. Lors de la chute du bloc soviétique, ces jardins collectifs, qui peuvent réunir des dizaines de milliers de parcelles sur un seul et même grand ensemble, se sont mis à jouer un rôle important dans la production alimentaire du pays. Jusqu’à 30% de la production agricole du pays était assurée par ces jardins. Donc, cela confère une capacité de résilience très importante au système puisqu’il suffit que les gens se mettent à cultiver plus intensément pour amortir les effets d’une crise qui concerne l’agriculture professionnelle.

La question est : en serait-on capable en France ? Aurait-on la volonté de s’organiser ? Est-ce que plus d’une personne sur dix en ville serait partante pour passer une grande partie de ses week-ends à cultiver la terre ? Ce n’est pas une évidence. Quand on est citadin et vraiment coupé de la nature, on a souvent des envies de jardinage. Mais lorsqu’on s’y colle vraiment, la terre est basse, on ne produit pas énormément les premières années et on manque de compétences. Ce qui a motivé la constitution de ces réseaux de jardins urbains en Russie, c’était précisément un manque de sécurité alimentaire, des fermes d’État qui étaient défaillantes, des produits frais qui étaient souvent indisponibles. Sans faire face à ce genre de difficultés, il n’est pas évident de faire naître une mobilisation massive !

LVSL – L’ensemble de ces mesures – relocalisation de l’agriculture et de l’alimentation, autonomisation des fermes, multiplication des centres de transformation et de distributions, etc – ne risque-il pas d’augmenter le prix de la nourriture alors même que la précarité alimentaire ne cesse de croître dans notre pays ?

A.G. – On entend souvent que le coût de l’alimentation est bas aujourd’hui, mais, il n’a probablement jamais été aussi élevé. Simplement, ce n’est pas le consommateur final qui en supporte le prix, mais l’ensemble de la société avec ses impôts. Le coût pour la santé publique est absolument colossal et suffirait à lui seul à justifier une transition agricole massive vers des produits moins transformés et plus sains. Et les coûts environnementaux sont eux aussi extrêmement élevés.

Ce coût dérisoire du produit alimentaire en bout de chaîne vient aussi du fait qu’on assigne un coût presque nul à l’énergie consommée dans le système. On dit souvent que l’essence est chère, mais elle est quasiment gratuite aujourd’hui. Cependant, elle ne le sera vraisemblablement plus dans les prochaines décennies. C’est de l’or noir, ayant une valeur absolument inouïe du point de vue énergétique. Il y a une densité énergétique incroyable dans un litre de pétrole.

Arthur Grimonpont © Killian Martinetti pour LVSL

Le coût observé dans les rayons de supermarchés est un coût issu d’une machine à externaliser qui essaye autant que possible de sortir de son bilan tout ce qui peut lui coûter cher comme les dégradations de l’environnement, de la santé publique et de la consommation d’un capital commun de départ que sont les ressources naturelles. Ces entreprises ont un intérêt de court terme à externaliser absolument tous ces coûts, à les faire peser sur la société et à s’arroger des profits. L’alimentation n’a donc jamais été aussi peu chère pour le consommateur final, mais n’a jamais été aussi chère pour la société dans son ensemble. Les produits locaux et les produits bio sont plus chers pour le consommateur final probablement parce que ce sont des filières qui intègrent mieux, justement, les coûts portés traditionnellement par le reste de la société.

Ce n’est pas un problème de nature physique mais un problème lié à la répartition des ressources et notamment des ressources économiques. En termes agronomiques, on est largement capables de produire suffisamment d’aliments sains et d’en approvisionner toute la population. Donc, le problème ne devrait pas se situer sur le plan économique pur.

« On entend souvent que le coût de l’alimentation est bas aujourd’hui, mais, il n’a probablement jamais été aussi élevé. »

Toutes ces personnes qui sont en état de précarité alimentaire ont accès heureusement, comme le reste de la population, à un système de sécurité sociale qui permet de prendre en charge leurs soins médicaux de base. Or, si on analysait la santé comme quelque chose de plus global, avec des déterminants évidents à la santé que sont l’activité physique et l’accès à des produits alimentaires sains, on arriverait probablement à diminuer très fortement le coût de ce système de santé pour la société et à améliorer la qualité de vie de millions de personnes.

Pour ce qui relève de la précarité alimentaire, il y a un nombre préoccupant de Français qui ont recours à l’aide alimentaire institutionnalisée en France, avec notamment une explosion liée à la crise sanitaire et à la perte d’emploi. Ce qui pose problème est l’utilisation d’outils de gestion de crise et leur généralisation pour faire face à un problème complètement structurel. On ne risque pas de résoudre ce problème, symptôme d’un système alimentaire défaillant, en mettant des pansements, c’est-à-dire en distribuant de l’aide alimentaire qui vient principalement des circuits conventionnels.

LVSL – Avec d’autres associations et collectifs, vous militez pour la mise en œuvre d’une sécurité sociale de l’alimentation. En quoi cela consiste-il ? 

A.G. – L’idée consiste à sortir une partie du système alimentaire de la logique purement privée, de cette structure « en sablier ». Les organisations suggérant la création de la Sécurité sociale alimentaire proposent de lever une cotisation sur la valeur ajoutée. Il y a différentes façons de le faire. L’objectif serait de prélever en moyenne 150 euros par personne puis de redistribuer 150 euros par personne. Il y aurait une péréquation qui permettrait de prélever moins aux pauvres et plus aux riches.

Le sujet principal n’est cependant pas de faire de la redistribution, mais de faire en sorte que chaque citoyen ait 150 euros de budget fléché uniquement vers l’alimentation. Des commissions locales conventionneraient des produits à travers la rédaction d’un cahier des charges. Ce dernier inclurait des normes sociales et environnementales de production, des types de produits conventionnés ou des types de réseau de distribution.

Avec une telle proposition, on corrigerait de nombreux problèmes à la fois. Premièrement, l’accès équitable à la ressource vitale qu’est l’alimentation. Cela résoudrait aussi une partie des principaux dysfonctionnements du système alimentaire contemporain en agissant sur tous les maillons de la chaîne. Cette mesure créerait notamment une énorme bouffée d’air en termes d’argent alloués à l’alimentation et donc à l’agriculture avec une répartition plus juste de la valeur ajoutée.  Elle permettrait également d’évoluer vers des systèmes agroécologiques beaucoup plus extensifs et diversifiés, et vers une population agricole plus nombreuse.