Le 31 juillet 1914, un coup de feu, à la terrasse du café du Croissant, retentit dans tout Paris, et bientôt dans tout le pays : Jean Jaurès était assassiné par le nationaliste Raoul Villain. Véritable martyr de la paix, le père du socialisme français unifié, chantre de la République sociale, fut ainsi le premier mort d’un conflit qu’il redoutait tant. Mais derrière cette figure tutélaire devenue par la suite largement consensuelle, se cache une personnalité bien plus complexe que le portrait qu’en a fait l’historiographie durant des décennies.
Madeleine Rebérioux, spécialiste du fondateur de la Section française de l’Internationale ouvrière et de L’Humanité, a notamment pointé du doigt ce paradoxe. « Si l’on s’est mépris sur le personnage, cela tient essentiellement à deux raisons : d’une part, la dualité de la tradition politique issue de Jaurès – tradition social-démocrate, tradition communiste – a longtemps transformé en champ clos l’histoire de sa vie et le sens de son message ; d’autre part, son œuvre écrite, immense, mais fragmentaire, reste dispersée, si bien que son action militante est connue plutôt par la légende que par de solides études. Une fin tragique fait peser sur la vie de Jaurès l’incertitude et l’ambiguïté. »
Mais qui était donc Jean Jaurès ?
De Castres à la Chambre des députés, en passant par Normale Sup’ : itinéraire d’un enfant de la République.
Né à Castres, dans le Tarn, le 3 septembre 1859, Jaurès est issu d’une famille de la petite bourgeoisie provinciale. Brillant élève, il obtient une bourse pour préparer l’École normale supérieure au lycée Louis-le-Grand, et est reçu premier au concours en 1878, avant de passer l’agrégation de philosophie en 1881. Il devient professeur au lycée d’Albi, puis à la faculté des lettres de Toulouse.
En 1885, il entre à la Chambre comme député centre-gauche de Carmaux, ville de verriers et de mineurs. Battu aux élections de 1889, il se consacre pendant trois ans à son travail de recherche, rédigeant ses thèses de philosophie.
Cette période aura une importance théorique majeure pour son engagement et l’élaboration de sa pensée. La préparation de sa thèse secondaire, rédigée en latin, sur les origines du socialisme allemand, lui permet d’approfondir les œuvres de Hegel et de Fichte, de lire les socialistes pré-marxistes, ou encore d’aborder Lassalle et Marx. Par ailleurs, sa thèse principale sur « la réalité du monde sensible », le mène à la conclusion que la politique ne doit être que la médiation de la métaphysique dans le monde.
Du républicanisme au socialisme
D’abord républicain, Jaurès va connaître une conversion progressive aux principes du socialisme. En 1892, il est confronté à un épisode de véritable lutte des classes, qui sera décisif dans sa conversion au socialisme, lorsqu’il défend les mineurs de Carmaux en grève. Ces derniers protestent en effet contre le licenciement de leur maire et responsable syndical, Jean-Baptiste Calvignac, par le marquis de Solages, propriétaire de la mine. Ce renvoi est dénoncé par les mineurs comme une atteinte au suffrage universel et aux droits de la classe ouvrière à s’exprimer en politique. Élu député en janvier 1893, Jaurès sera ainsi jusqu’à sa mort, sauf entre 1898 et 1902, le député des mineurs et des paysans de Carmaux.
Ses apports à la philosophie politique ont souvent tenu une place secondaire dans des études qui mettaient volontiers l’accent sur son action politique et ses combats, pour l’unité du socialisme et pour la paix. La pensée politique de Jaurès témoigne pourtant d’une foi très vive, presque messianique, dans la révolution. Dans leur ouvrage Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson insistent sur cette dimension très longtemps oubliée de la pensée de Jaurès.
En effet, dans La question sociale, les injustices du capitalisme et la révolution religieuse, il estime que « Ce qui nous inquiète, surtout, c’est la diminution morale que subit l’humanité ; c’est la contradiction désespérante entre l’idéal de solidarité que l’humanité a créé enfin par le génie de tous ses penseurs et le sacrifice de tous ses martyrs et un ordre social qui fait de la guerre entre les hommes, hypocrite ou violente, la condition même de la vie, la loi déshonorante et corruptrice de toutes les existences humaines. » Ainsi, le projet socialiste de Jaurès est essentiellement une « révolution morale qui doit être servie et exprimée par une révolution matérielle ». « Il sera en même temps une grande révolution religieuse », assène-t-il, pour clore la première partie de son article.
Le combat pour la République sociale
Cette révolution religieuse doit aboutir à la République sociale, garantissant la concorde sociale et l’émancipation humaine. La dimension messianique apparaît à nouveau lorsqu’il affirme que « La domination d’une classe est un attentat à l’humanité. Le socialisme, qui abolira toute primauté de classe et toute classe est donc une restitution de l’humanité. Dès lors c’est pour tous un devoir de justice d’être socialistes. […] Dans la société moderne le mot de justice prend un sens de plus en plus précis et vaste. Il signifie qu’en tout homme, en tout individu l’humanité doit être pleinement respectée et portée au plus haut. […] C’est donc seulement par l’abolition du capitalisme et l’avènement du socialisme que l’humanité s’accomplira. »
Bien sûr, Jaurès oppose cet horizon au contexte politique et social dans lequel il évolue. Il pointe particulièrement du doigt le paradoxe qui régit selon lui la république bourgeoise, à savoir le fait qu’« au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage […] Et c’est parce que le socialisme apparaît comme le seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme elle est affirmée ici, c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain. »
L’unité achevée
Pour Jaurès, réaliser l’unité ne se réduit pas à constituer une force politique nouvelle, mais doit aussi répondre à l’unité de nature du prolétariat.
Il est en même temps convaincu qu’une telle unité ne peut se faire que dans et par la République, car « sans la République, le socialisme est impuissant, et sans le socialisme, la République est vide ». Ainsi transparaît sa filiation et son admiration pour la Révolution française, dont il se fait l’historien dans l’Histoire socialiste de la Révolution française (1901-1904), « histoire marxiste, nationale en même temps que républicaine », selon Madeleine Rebérioux.
Toutefois, la réalisation de cette unité est difficile, avec une gauche française particulièrement morcelée. La constitution de la SFIO s’opère en avril 1905, et confère à Jaurès de nouvelles responsabilités nationales, malgré les différentes contestations émanant du parti. Il en partage la direction avec Jules Guesde. Cette création avait été précédée, un an plus tôt, par celle du journal L’Humanité, sous-titré « quotidien socialiste ». En 1914, la SFIO rassemble 17 % des voix et obtient 101 sièges de députés.
Il jouit alors d’une immense popularité que son charisme d’orateur, son courage et son dévouement lui valent auprès des masses populaires.
L’engagement pour la paix
Jaurès n’en demeure pas moins également l’une des figures majeures du pacifisme d’avant-guerre, un martyr pour la paix, dénonçant le fait que « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». Il va plus loin, en déclarant qu’il « n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — un régime de concorde sociale et d’unité ».
Son combat pour la paix est d’autant plus cohérent que nul n’a semblé vivre aussi dramatiquement l’approche de la guerre que lui. Jaurès crut pourtant trouver du côté du mouvement ouvrier un appui pour empêcher la catastrophe qu’il voyait venir. De congrès en congrès, il chercha à obtenir de l’Internationale des moyens de prévenir le conflit. Malheureusement, l’opposition de la social-démocratie allemande fit échouer son appel à la grève générale ouvrière contre la guerre.
« Ce héros mort au-devant des armées » (Anna de Noailles). Ils ont tué Jaurès !
Ce dernier engagement lui coûtera la vie. L’assassinat de Jean Jaurès a lieu le vendredi 31 juillet 1914 à 21 h 40, au café du Croissant, rue Montmartre, près du siège de L’Humanité. Raoul Villain, étudiant nationaliste proche de l’Action française, est l’auteur de ce crime, revendiquant avoir tué un « ennemi de sa patrie ».
La presse nationaliste et les représentants des Ligues « patriotes », comme Léon Daudet ou Charles Maurras, condamnaient depuis des années les déclarations pacifistes de Jaurès et le désignaient comme l’homme à abattre, aussi en raison de son engagement passé en faveur d’Alfred Dreyfus.
Cet assassinat provoqua le ralliement de la gauche française dans sa majorité à l’Union sacrée. Son assassin Raoul Villain fut quant à lui acquitté le 29 mars 1919 par onze voix sur douze. La veuve de Jaurès fut même condamnée à payer les frais de justice. Ainsi se conclut un jugement dans lequel la justice, si chère à Jaurès, ne pesait pas grand-chose face à l’élan nationaliste qui suivit la victoire française.
De la SFIO au FN : une mémoire disputée
Mais depuis cette mort tragique, qui se réclame encore de Jaurès ? Quel est son héritage ?
Rares sont les villes qui ne comptent pas une rue, une place, une statue ou une école Jean Jaurès. Dès le 1er août 1914, une station de métro Jean Jaurès est créée à Paris … pour remplacer la rue d’Allemagne !
Des films, pièces, poèmes et autres chansons rendent également hommage au socialiste, et notamment la chanson de Jacques Brel, Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?, dans laquelle le chanteur nous interpellait : « Demandez-vous belle jeunesse / Le temps de l’ombre d’un souvenir / Le temps de souffle d’un soupir / Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? / Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? »
Si la mémoire de Jaurès est évidemment portée par la gauche, de son entrée au Panthéon en 1924 sous le Cartel des gauches aux commémorations de son assassinat, chaque année, par L’Humanité et des partis de gauche, cette mémoire a pu devenir de plus en plus consensuelle, Jaurès ayant été cité aussi bien par Nicolas Sarkozy que par le Front national, à titre d’exemple.
Durant la campagne des élections européennes de 2009, Louis Aliot avait même fait diffuser des affiches comportant la mention suivante : « Jaurès aurait voté Front national ». Cette campagne avait bien entendu suscité une vague d’indignation à gauche, la figure de Jaurès étant mobilisée par un parti xénophobe qu’il aurait naturellement combattu, comme l’explique notamment l’historien Vincent Duclert.
On assiste donc à un véritable conflit de mémoire autour de la figure républicaine qu’incarne Jaurès. Cela justifie plus que jamais la nécessité de se réapproprier sa pensée et ses enseignements, pour réaffirmer l’actualité de son discours et le libérer des convoitises issues des mouvements d’extrême-droite, vautours éhontés de sa mémoire.
Mais que peut bien encore nous dire Jaurès, plus d’un siècle après sa mort ? Théoricien de la grève générale, Jaurès aura certainement beaucoup à nous apprendre, à l’aube des manifestations contre les projets de casse du Code du Travail prévus par le gouvernement.
Dans ses Études socialistes, il s’attache à dessiner les contours d’une grève générale efficace, estimant qu’il faut avant tout se concentrer sur « les corporations où la puissance capitaliste est le plus concentrée, où la puissance ouvrière est le mieux organisée, et qui sont comme le nœud du système économique », et rendre la lutte la plus concrète possible, rappelant que « pour décider la classe ouvrière à quitter en masse les grandes usines et à entreprendre contre toutes les forces du système social une lutte à fond, pleine d’inconnu et de péril, il ne suffit pas de dire : communisme ! […] ce n’est pas pour un objet trop général et d’un contour trop incertain que se produisent les grands mouvements. Il leur faut un point d’appui solide, un point d’attache précis. » Ce qui n’empêche pas de chercher dans le même temps à « conquérir légalement la majorité », pour réaliser la République sociale.
Sa confiance dans la République et son admiration de la Révolution lui inspirent par ailleurs un patriotisme sincère, qu’il sait parfaitement articuler à l’internationalisme. Cette conception de la nation, développée dans L’Armée nouvelle, et résumée par la formule « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup y ramène », pourrait inspirer une partie de la gauche en voie de refondation.
Enfin, le dernier combat de Jaurès peut continuer à nous inspirer : maintenir la paix est toujours d’actualité, alors que des tensions entre grandes puissances mondiales s’accentuent. Le gouvernement français, s’il rend hommage à Jean Jaurès, participe d’un accroissement des tensions diplomatiques entre la Russie de Vladimir Poutine et les États-Unis de Donald Trump. Les relations entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, prises dans des jeux d’alliances, ne sont pas davantage rassurantes. Le combat pour la paix doit ainsi se perpétuer, car comme Jaurès le disait si bien lui-même, « la grande paix humaine est possible. »
Jaurès reste ainsi une grande source d’inspiration, une figure républicaine tutélaire, et une boussole pour des forces progressistes en recomposition, qui se sont trop longtemps éloignées de leurs principes fondamentaux. À nous de faire revivre Jaurès, et avec lui ses idées et sa vision du monde.
Pour aller plus loin :
Gilles Candar, Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014.
Henri Guillemin, L’arrière-pensée de Jaurès, Paris, Gallimard, 1966.
Madeleine Rebérioux, Jaurès et la Classe ouvrière, Paris, Maspero, 1975.
Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Paris, Perrin, 2005
Jean-Paul Scot, Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Paris, Seuil, 2014.
Éric Vinson, Sophie Viguier-Vinson, Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, Paris, Albin Michel, 2014.
Crédits :
Discours de Jaurès au Pré Saint-Gervais, le 25 mai 1913. ©BNF. L’image est libre de droit
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/79/Jean_jaures.jpg. L’image est tombée dans le domaine public.
Une de L’Humanité, le lendemain de l’assassinat de Jaurès. La © Gallica / BNF – http://gallica.bnf.fr/proxy?method=R&ark=bpt6k253902z.f1&l=3&r=0,48,519,614