Dans la nuit du 15 au 16 juin, une rixe violente entre des soldats des armées chinoises et indiennes, aux conséquences létales, a éclaté dans la vallée himalayenne de Galwan. Alors que New Delhi fait le deuil d’une vingtaine de soldats, la Chine n’a pas souhaité divulguer le nombre de ses victimes. Cette nouvelle confrontation vient fragiliser les relations diplomatiques sino-indiennes déjà mises à rude épreuve à cause d’affrontements passés. Aujourd’hui, malgré une décision commune des gouvernements indiens et chinois de privilégier une résolution pacifique à cet incident, resurgissent à la surface des sentiments nationalistes. Un accroissement des tensions qui ravive d’anciens différends entre la Chine et l’Inde, et s’inscrit dans l’affrontement commercial et stratégique global entre Pékin et Washington.
Le 5 mai, un groupe de soldats indiens sont missionnés sur les rives du lac Pangong Tso pour s’assurer que l’Armée Populaire de Libération ne s’aventure pas au-delà de la « line of actual control ». Considérée comme un affront par des soldats de l’armée de l’Empire du Milieu et malgré une tentative avortée des chefs des deux armées de trouver un terrain d’entente, la mission de surveillance entraîne dans la nuit du 15 au 16 juin une rixe entre les deux armées dans la vallée de Galwan. Rapidement, la Chine et l’Inde se renvoient la responsabilité de la confrontation meurtrière. Zhao Lijian, porte-parole du ministère des affaires étrangères de la République populaire de Chine, accuse l’Inde « d’avoir franchi la frontière à deux reprises, avant de se livrer à des actions illégales, de provoquer et d’attaquer des soldats chinois ». L’Inde, quant à elle, reproche à la Chine de vouloir changer le statu quo à la frontière.
New-Delhi s’allie avec les États-Unis, premier concurrent de la Chine. Cette coopération permet à l’Inde de disposer d’une aide économique et militaire importante.
Face à la préoccupation grandissante de l’ONU et du gouvernement Trump, qui appellent à la retenue, une entrevue entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays frontaliers a permis de résoudre le conflit pacifiquement. Selon un communiqué du ministère chinois des Affaires étrangères, « les deux parties ont convenu de traiter équitablement les graves éléments causés par le conflit dans la vallée de Galwan ».
Les deux géants asiatiques : l’enlisement progressif
Les relations sino-indiennes n’ont jamais été un long fleuve tranquille. En effet, les questions relatives aux frontières et à la ligne de contrôle ont fragilisé les rapports entre les deux géants asiatiques. Les contestations territoriales ont provoqué en 1962 une « guerre-éclair », depuis laquelle la Chine, sortie victorieuse du conflit, occupe le territoire de l’Aksai Chin, revendiqué par l’Inde car lui appartenant autrefois. La Chine, quant à elle, aspire à récupérer les territoires de l’Aruchanal Pradesh et de Jammu-et-Cachemire, qui étaient sous sa tutelle pendant la guerre sino-indienne jusqu’au cessez-le-feu du 20 novembre 1962. Le tracé de la ligne de contrôle n’ayant jamais été officiel, un accord entre l’Inde et la Chine avait été signé en avril 2005 afin de régler les différends frontaliers.
Néanmoins, l’Empire du Milieu viole plusieurs fois l’accord en déployant des troupes au-delà de sa frontière, ce qui entraîne par conséquent une augmentation de la présence militaire de part et d’autre de la ligne de contrôle. En 2019, New-Delhi modifie le statut du Cachemire indien, composé aujourd’hui de la région du Ladakh et celle de Jammu-et-Cachemire. L’ancien statut avait permis de faire de ces deux régions fusionnées un territoire autonome, régi par sa propre constitution. La division du Cachemire indien en deux territoires administratifs distincts permet au gouvernement de les placer sous sa tutelle, et ainsi lui octroie un plus grand pouvoir dans la gestion des affaires locales. Néanmoins, la mise en place de cette mesure a été prise unilatéralement et dans le plus grand secret par le gouvernement nationaliste hindou de Narendra Modi, ce qui a une fois de plus ravivé les hostilités avec la Chine, mais aussi avec le Pakistan.
Aujourd’hui, malgré la décision commune des gouvernements indiens et chinois de régler pacifiquement la rixe meurtrière de la nuit du 15 au 16 juin, afin d’apaiser les tensions entre les deux géants asiatiques, l’Inde a pris la décision ce mardi 30 juin de bloquer 59 applications chinoises, dont Tik-Tok, très populaire auprès des jeunes Indiens. Interdire l’utilisation de ces applications ne répondrait qu’à un seul objectif : « assurer la sécurité et la souveraineté du cyberespace indien ». Cette mesure s’inscrit dans une certaine continuité avec les manifestations nationalistes qui ont éclaté au lendemain de la rixe dans la vallée de Galwan, pendant lesquelles des citoyens indiens ont appelé au boycott des produits chinois et ont brûlé des portraits de Xi-Jinping ainsi que des drapeaux de la République populaire de Chine.
Traduisant une coopération infaillible entre les deux puissances nucléaires, le concept de chindia semble aujourd’hui être remis en cause. La relation sino-indienne se dégrade au fil du temps et les rencontres diplomatiques entre les deux gouvernements afin de trouver un terrain d’entente pérenne ne portent plus ses fruits.
L’Inde selon les États-Unis : un enjeu stratégique
Alors que la Chine se rapproche du Népal, de la Birmanie, du Sri Lanka et du Pakistan, grand rival de l’Inde, cette dernière, ambitieuse elle aussi, se tourne vers de nouveaux partenaires afin de contrebalancer la puissance de l’Empire du Milieu en Asie du Sud-Est. New-Delhi s’allie ainsi avec les États-Unis, premier concurrent de la Chine. Cette coopération permet à l’Inde de disposer d’une aide économique et militaire importante. Elle a notamment accès désormais à du matériel et des informations militaires, mais aussi à une partie des troupes américaines.
Renforcer la coopération avec New-Delhi représente pour les États-Unis un enjeu géopolitique des plus stratégiques. À l’heure où les relations sino-américaines sont au plus bas, notamment à cause des attaques répétées du gouvernement Trump contre Pékin – amplifiées dès l’expansion du coronavirus, puisque le locataire de la Maison-Blanche demande « plus de transparence sur l’origine » du virus et a mis fin à sa collaboration avec l’OMS, la considérant comme la « marionnette de la Chine » –, elle permettrait aux États-Unis d’exercer une forte pression sur son adversaire en ayant un contrôle conséquent sur la région et sur la mer de Chine. De surcroît, ce désir commun de limiter l’influence géopolitique de l’Empire du Milieu s’inscrit dans une certaine continuité historique, puisque l’Aigle américain avait versé une aide financière considérable à l’Inde et mis à sa disposition une aide militaire dans les années 1950 et 1960.
Contrebalancer le poids de la Chine en Asie du Sud-Est est devenu un objectif majeur pour l’Inde, mais aussi pour l’Australie et le Japon. Ces derniers se sont constitués en une unique structure, le « Quadrilateral Security Dialogue » (Quad), aux côtés des États-Unis
Il existe néanmoins entre les deux pays des divergences. En visite officielle à New-Delhi le 26 juin, Mike Pompeo, secrétaire d’État américain, s’est entretenu avec le premier ministre Narendra Modi et son homologue indien Subrahmanyam Jaishankar. Il s’agissait dans un premier temps de régler les actuels différends commerciaux qui entravent la relation indo-américaine. Face à la puissante politique protectionniste indienne, les États-Unis avaient exclu l’Inde du régime préférentiel américain le 5 juin. L’Inde, voulant riposter, a imposé des droits de douanes supplémentaires sur l’importation d’une trentaine de produits américains. De plus, la signature en octobre dernier d’un accord de 4,5 milliards d’euros entre New-Delhi et Moscou concernant l’achat de missiles sol-air S-400 a contrarié Washington, qui a menacé l’Inde de sanctions économiques. Cette dernière maintient toutefois son accord commercial avec la Russie malgré la pression américaine. Dans sa conférence de presse qu’il a tenu à la suite de son entrevue avec ses pairs indiens, Mike Pompeo s’est montré toutefois confiant quant à la résolution de ces tensions et a souligné l’importance de la relation indo-américaine, second objectif de cette visite officielle.
New Delhi a plusieurs cordes à son arc
Désireuse de faire de l’ombre au Dragon chinois, l’Inde multiplie les partenariats à l’échelle régionale et internationale. La main tendue des États-Unis ne lui suffit plus. Il s’agit désormais de tirer profit de l’angoisse de certains pays face à l’influence exponentielle de la Chine. Elle s’entoure d’alliés voisins, comme le Vietnam, Singapour ou le Japon, avec lequel a été mis en place dès 2006 un important partenariat stratégique. New-Delhi, ambitieuse, signe aussi des accords de nature militaire avec l’Australie – par exemple, l’actuel accord « Mutual Logistics Support Agreement » qui lui permet d’avoir accès aux bases militaires australiennes et vice versa. Face à l’implantation de plusieurs bases militaires chinoises en Mer de Chine, le partenariat militaire indo-australien permet de faire front à l’Empire du Milieu, l’Inde au Nord de l’Océan indien et l’Australie au Sud. Selon Mikaa Mered, géopolitologue, « les deux partenaires sont complémentaires » et doivent « étendre leurs capacités d’action ». Canberra, à qui Pékin a infligé des sanctions économiques lourdes pour avoir demandé une enquête sur les origines du coronavirus, permet à l’Inde de « créer sinon une force, du moins un rapprochement conséquent pour contrebalancer le poids de la Chine et recréer un équilibre » dans l’espace indopacifique. Au-delà des intérêts militaires, le partenariat indo-australien offre « la possibilité de nombreuses autres opportunités commerciales » et le partage « d’une vision de systèmes multilatéraux ouverts, libres et régulés » selon le premier ministre Scott Morrison. De surcroît, l’Australie représente pour l’Inde un soutien essentiel à son obtention d’un siège de membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, fonction qu’exerce d’ores et déjà la Chine.
Contrebalancer le poids de plus en plus important de la Chine en Asie du Sud-Est est devenu un objectif majeur pour l’Inde, mais aussi pour l’Australie et le Japon. Ces derniers se sont constitués en une unique structure, le « Quadrilateral Security Dialogue » (Quad), aux côtés des États-Unis. Ce projet a l’unique objectif de rivaliser avec la puissance de Pékin. De surcroît, le Quad se voit renforcé par l’intégration progressive de la Nouvelle-Zélande, de la Corée du Sud, du Vietnam ou de l’Indonésie.
A l’échelle internationale, l’Inde peut compter parmi ses plus fervents alliés la France. L’Hexagone « contribue directement à cette offre alternative de sécurisation indopacifique » en représentant « une force importante qualitativement » selon Mikaa Mered. La coopération indo-française est de nature majoritairement militaire, puisque la France fournit du matériel militaire à l’Inde mais aussi à l’Australie – des sous-marins ont été vendus à Canberra pour 35 milliards d’euros en 2016.