Jean-Baptiste Forray : « Le FC Sochaux, c’était Peugeot, Peugeot, c’était le FC Sochaux »

Jean-Baptiste Forray, Au cœur du grand déclassement, Le Cerf, 2022 / © Marius Petitjean.

La vente par Peugeot de son club historique du FC Sochaux était l’aboutissement d’un lent déclin. Le dernier clou dans le cercueil d’une époque révolue. Du capitalisme paternaliste de la famille Peugeot à l’ère de l’internationalisation du groupe, de l’épopée des Lions du Stade Bonal aux heures glorieuses des luttes de classes, Sochaux était le symbole de la France ouvrière. Dans son livre Au cœur du grand déclassement. La fierté perdue de Peugeot-Sochaux (Les Éditions du Cerf, 2022), Jean-Baptiste Forray, rédacteur en chef délégué de La Gazette des Communes, a voulu faire l’histoire d’une usine automobile et d’un club de football. Mais cette histoire est aussi celle d’une ville, d’une classe, et, en fin de compte, du pays tout entier. Une histoire mélancolique et belle qui raconte la grandeur d’un monde évanoui. Entretien.

LVSL – Votre livre s’ouvre sur les déclarations d’Isabel Salas Mendez, la directrice du « sponsoring »et des partenariats, au micro d’Europe 1 un soir de 2019. Quand le journaliste lui a demandé ce qui allait advenir du FC Sochaux-Montbéliard, elle lui a fait la réponse suivante : « Le football, c’est un sport qui ne va pas trop avec nos valeurs. Il véhicule des valeurs populaires, alors que nous, on essaie de monter en gamme. » Pourquoi avoir choisi cette intervention pour commencer votre récit ?

Jean-Baptiste Forray – Parce qu’elle illustre, jusqu’à la caricature, l’abandon des classes populaires par les élites globalisées. Berceau de l’empire industriel Peugeot et plus grande usine d’Europe dans les années 1970, Sochaux sent désormais un peu trop la sueur et l’huile de vidange… C’est la théorie du « plouc émissaire » chère à feu l’écrivain Philippe Muray. Isabel Salas Mendez, dont le métier consiste en principe à faire le moins de vague possible,  pointe du doigt l’éléphant dans la pièce : comme tant d’autres groupes, Peugeot se coupe de ses racines, sur fond de mondialisation sauvage.

En 2014, la famille Peugeot a perdu la main dans un contexte anxiogène. Le groupe était au bord du gouffre. Depuis, il est dirigé par le Portugais Carlos Tavares, plus obsédé par les tableaux de rendement que par la culture d’entreprise. Dès son arrivée, le nouveau PDG s’est séparé de l’équipe fanion des usines Peugeot, le FC Sochaux. Le club, à l’origine du foot professionnel en France, a été vendu à une obscure entreprise de Hong Kong immatriculée aux Îles Caïmans qui a ouvert pour cette transaction une filiale aux Îles vierges britanniques. Un montage baroque sur fond de paradis fiscaux. Les ouvriers de Peugeot-Sochaux ont tout de suite compris le message : « Si on ne fait pas ce qu’il faut, on est les prochains sur la liste. » D’ailleurs, la productivité a augmenté après la vente du club. Chacun sait désormais qu’il n’y a plus d’usine historique, plus de berceau, d’étendard des usines Peugeot. L’horizon indépassable ? La concurrence entre les sites.

Le FC Sochaux est définitivement has-been pour le top-management de Peugeot, qui préfère sponsoriser les rugbymen du Stade Toulousain. Le constructeur ne possède pourtant pas d’implantation industrielle dans le Sud-Ouest. Mais la chatoyante métropole de la ville rose est une réserve de matière grise et de pouvoir d’achat. Aux yeux d’un management hors-sol, elle est nettement plus « trendy » que le FC Sochaux où il n’y pas de happy few dans les loges, encore moins de CSP ++ dans les tribunes. Au Stade Bonal [le stade historique du FC Sochaux, NDLR], les tarifs d’abonnement étaient les plus bas de Ligue 1 en 2014, de l’ordre de 7 euros par match. Rien à voir avec Anfield Road à Liverpool, fief autrefois des dockers et des forçats du textile, où les tarifs ont explosé de 1 108 % entre 1990 et 2011.  

LVSL – Chez Peugeot, tout change, depuis le style de management jusqu’à l’identité de la marque – qui ne s’appelle plus Peugeot ! Quelles sont les implications concrètes de la réorientation stratégique du groupe au regard de son histoire ?

J.-B. Forray – Peugeot est devenu PSA, puis, depuis l’année dernière, « Stellantis », après la fusion avec Fiat-Chrysler. Un nom inventé de toutes pièces par l’agence de communication Publicis. Le siège est basé dans un pays connu pour sa législation fiscale avantageuse : les Pays-Bas. Toujours en place, le PDG Carlos Tavares a ses bureaux à Amsterdam, Détroit, Turin et Vélizy. La firme de Sochaux, comme on a longtemps appelé Peugeot, appartient donc au rayon des antiquités. Carlos Tavares est passé maître dans l’art de tailler dans les effectifs, sans fermer d’usine.

En l’espace d’un demi-siècle, les effectifs de Peugeot-Sochaux auront été divisés par six. La vieille usine fordiste, la forteresse ouvrière a été découpée en tranches, au profit d’un millefeuille de fournisseurs et d’équipementiers, de sous-traitants des sous-traitants, tous plus agiles et bon marché les uns que les autres. Une opération rondement menée. La forge, la fonderie, l’usine de mécanique, la câblerie, la fabrique des amortisseurs ont ainsi été sorties du complexe industriel… Il n’y a plus personne en face, dans les syndicats et les partis, pour résister à ce rouleau-compresseur. Carlos Tavares le sait bien, qui, contrairement à ses prédécesseurs, ne se donne plus la peine de prendre de gants. Il se définit lui-même comme un « psychopathe de la performance » et un adepte du « management darwinien ».

Force est de constater que les résultats sont au rendez-vous. Grâce à son cocktail de réduction drastique des coûts et de montée en gamme, Carlos Tavares a remonté le constructeur en un temps record. Mais le spectre des délocalisations est toujours très présent. Y compris chez les cols blancs du centre d’essai de Belchamp, à côté de Sochaux. Au beau milieu des années 2010, des ingénieurs sont partis au Maroc pour… former leurs remplaçants dans le centre de recherche et développement d’un sous-traitant.  Alors qu’en pleine crise du Covid-19, le mot « relocalisation » était sur toutes les lèvres, PSA, nous a appris Marianne, a attribué la conception de sa prochaine gamme, les Smart Car Wave 2, à une boîte indienne. Une grande première. Aussi professionnels que compétitifs, les ingénieurs indiens dessineront des nouveaux modèles à 6 000 kilomètres de Belchamp. Un désengagement qui ne s’arrête pas là.

« Jadis grande puissance automobile exportatrice, la France est devenue la championne d’Europe des délocalisations. »

Pour la première fois, le constructeur a lancé l’assemblement de l’un de ses modèles haut de gamme, la Citroën C5X, à l’étranger, en Chine. L’État, actionnaire de Stellantis par le truchement de la Banque publique d’investissement, n’a rien trouvé à redire. Le ministre de l’économie Bruno Le Maire a même paradé le lendemain de cette annonce, en 2021, dans les pages économiques du Figaro avec Carlos Tavares. « La France est et restera une grande nation automobile », a-t-il affirmé, lors de cet entretien croisé. Une candeur qui laisse songeur… Pendant que l’État macronien fait pleuvoir les millions du chômage partiel et du plan de relance automobile, Carlos Tavares peut tranquillement marcher sur les pas de son ancien patron chez Renault, Carlos Ghosn… Jadis grande puissance automobile exportatrice, la France est devenue la championne d’Europe des délocalisations.

LVSL – Avant l’ère néo-managériale et l’entrée dans la mondialisation, pouvait-on dire de la famille Peugeot qu’elle constituait l’archétype du capitalisme paternaliste soucieux d’encadrer tant les activités de l’usine que la vie quotidienne des ouvriers ?  

J.-B. Forray – Cette vieille famille protestante et patriote des marches de l’Est avait la fibre sociale. Durant les trente glorieuses, ses ouvriers étaient mieux payés qu’ailleurs. Ils ont eu la retraite à soixante ans avant les autres. La promotion sociale n’était pas un vain mot pour les lauréats de l’école de l’apprentissage, formés auprès de meilleurs ouvriers de France, qui devenaient souvent cadres. Les appartements Peugeot bénéficiaient du confort moderne : une baignoire, des chambres, des toilettes et une cave. La firme avait aussi ses propres supermarchés, les moins chers de France, les Ravis. Le comité d’entreprise, aux mains de la CGT, envoyait les gamins des cols bleus dans de belles demeures pour un prix modique. Ces « colos » étaient une bénédiction pour les familles qui ne partaient pas toutes, loin de là, en vacances.

« Le paternalisme de Peugeot pouvait être étouffant. Du berceau au tombeau, la société dictait sa loi. »

Le paternalisme de Peugeot pouvait être étouffant. Du berceau au tombeau, la société dictait sa loi. Ses journaux internes expliquaient comment moucher les bébés. Des cercueils étaient frappés des armoiries du lion. Dans ce « cher et vieux pays » de Montbéliard, tout le monde est ou a été Peugeot. Lénine disait : « La Russie, c’est les soviets, plus l’électricité ». Dans l’agglomération de Sochaux-Montbéliard, plus grande ville-usine de France, c’est la voiture plus le paternalisme.

Seul Michelin, à Clermont-Ferrand, est allé plus loin, avec ses écoles gratuites, de la maternelle à la terminale qui ont accueilli jusqu’à 4 700 élèves, ses maternités et ses cliniques. La manufacture de pneumatiques est restée fidèle à son berceau historique. Son siège est social est toujours basé à Clermont-Ferrand. Une implantation provinciale unique au sein du CAC 40. Tout, sauf un hasard. Une bonne partie des Michelin vit toujours en Auvergne.

Les seuls Peugeot à demeure dans la région de Sochaux se trouvent, eux, au cimetière de Valentigney. Jadis berceau de la famille, le pays de Montbéliard est en train de devenir son sanctuaire. Au lieu d’être envoyés à la fin de leurs études sur les chaînes de montage de Sochaux comme leurs ancêtres, les représentants de la nouvelle génération de Peugeot ont fait leurs premiers pas comme traders à la City de Londres ou cadres dans l’aéronautique à San-Francisco. Certains d’entre eux ne parlent pas seulement la langue de Shakespeare. Ils pensent également en anglais. Ils sont de pures créatures du village planétaire. Des « anywhere » (ceux qui sont de nulle part), en opposition aux « somewhere » (ceux qui sont de quelque part) ouvriers-supporters de Sochaux.

Toutes ces évolutions entraînent une prise de distance. Le Cercle Hôtel, bâtiment art déco fièrement dressé à l’entrée de l’usine de Sochaux-Montbéliard depuis les années 1930, a été détruit en 2019. C’est là que le gratin de la firme recevait les délégations étrangères et les hôtes de marque, comme Valéry Giscard d’Estaing. Avec son service en gants blancs, son restaurant étoilé et ses salons privés, il offrait quelques grammes de douceur dans un monde très brut.  L’ancien QG de la firme a été transformé en un vulgaire parking. La maire LR de Montbéliard, Marie-Noëlle Biguinet a refusé de parapher le permis de démolir du Cercle Hôtel. « Je ne pouvais pas signer ça », m’a confié cette petite-fille d’une ouvrière de Peugeot et épouse d’un ingénieur de la marque. Le premier adjoint, un ancien cadre de Sochaux, n’a pas eu non plus la force. C’est finalement la deuxième adjointe qui a signé le permis de démolir.

« C’est à Sochaux-Montbéliard que les évènements de mai-juin 1968 ont été les plus violents. »

Maintenant, c’est l’un des derniers bastions du paternalisme qui est dans le viseur : le service de bus gratuit des ouvriers pour venir à l’usine. Pour acheminer 12 500 salariés à 80 kilomètres à la ronde, la maison-mère affrétait 275 bus. Jusqu’au pied des Vosges. Le jour des congés d’août, le trajet n’était qu’une fête. Dans une farandole de bouteille, ils célébraient dignement les partants à chaque arrêt. Une époque engloutie…

LVSL – Vous consacrez deux chapitres aux événements de mai-juin 1968 à Sochaux et au symbole qu’était par la suite devenue la ville pour les maoïstes, pouvez-vous revenir sur le rôle de Peugeot-Sochaux dans ces années où, selon la formule consacrée, le fond de l’air était rouge ?

J.-B. Forray – Je l’ai découvert en faisant ce livre : c’est à Sochaux-Montbéliard que les évènements de mai-juin 1968 ont été les plus violents : il y a eu deux morts. Une révolte ouvrière qui est passée à la trappe, au profit de l’histoire officielle de la vraie-fausse révolution parisienne et libertaire de La Sorbonne. Seule, à Montbéliard, une petite plaque mal orthographiée, dans un square de poche coincé entre les cuisines Schmidt et le loueur de voiture Hertz, y fait référence. Un endroit connu uniquement des promeneurs qui emmènent leurs chiens faire leurs besoins.

Et pourtant, c’est bien là qu’à la suite d’une répression féroce contre l’un des derniers foyers de grève, le 11 juin 1968, la population de Sochaux-Montbéliard s’est dressée comme un seul homme contre les CRS et les gardes mobiles. « La guerre civile a failli commencer ici », assurent les témoins de cette journée sanglante.

Cet évènement n’a, en tout cas, pas échappé au leader, au prophète de la Gauche Prolétarienne, le chef de maoïstes français Benny Lévy. Le Lénine de la rue d’Ulm y a vu l’étincelle qui allait mettre le feu à la plaine, le signal du lancement de la lutte armée. Sochaux,  plus grande concentration ouvrière de France, est devenue « la base numéro 1 », « l’usine-moteur de l’histoire ». L’équivalent, pour les gardes rouges français, de Yenan, point d’appui de Mao Zedong durant sa Longue marche.

Comme durant la Révolution culturelle, des étudiants et des intellectuels ont été envoyés par Benny Lévy dans les ateliers de Sochaux pour « servir le peuple ». Mais la greffe n’a pas pris avec les ouvriers du cru qui, malgré les évènements du 11 juin 1968, rêvaient plus de vacances au soleil que de Grand soir… Les « Maos » de Sochaux ont été laminés par les milices patronales mises en place par Peugeot, constituées de repris de justice ou de soldats perdus de l’OAS. Mais ils sont les témoins d’un drôle de moment où les intellos voulaient entrer en fusion avec les travailleurs, où le peuple n’était pas encore synonyme de populisme et « Révolution » le titre d’un livre d’Emmanuel Macron…

LVSL – On l’évoquait au début de l’entretien : Peugeot-Sochaux c’est d’abord une usine, mais aussi une équipe. Quel était le rôle du club de football pendant l’âge d’or de Sochaux ? Que représentait-il pour les ouvriers ?

J.-B. Forray – À l’origine, c’était le club du patron. Un spectacle de masse créé pour que les ouvriers ne passent pas trop de temps au bistrot ou dans les syndicats. Mais, très vite, il s’est forgé, entre la famille Peugeot, les ingénieurs, les travailleurs et les joueurs, une communauté de destin autour de la Résistance. C’est Étienne Mattler, le capitaine de l’équipe qui, à chaque séance de torture, met son survêtement de l’équipe de France pour narguer les Allemands. C’est Auguste Bonal, dirigeant du club et de l’usine, mort en déportation, qui donne son nom au stade.

« Nous étions les ouvriers du foot. »

Au milieu des années 1970, les jeunes pousses du nouveau centre de formation du FC Sochaux comme Bernard Genghini et Joël Bats logent dans des préfabriqués occupés auparavant par des OS yougoslaves. « Nous étions les ouvriers du foot », résume l’un d’eux. Plus tard, à l’orée des années 2000, des fils de prolos des environs sonnent le réveil de la fierté sochalienne. Lors de leurs visites à « la Peuge », comme on appelle l’usine de Sochaux, Benoit Pedretti fait la bise à son frère, Pierre-Alain Frau et Camel Meriem à leur père. Lors de la finale de la Coupe de la Ligue 2004 contre les Canaris du FC Nantes, le constructeur réserve des trains à foison pour ses salariés. Enfants, parents, grands-parents : des smalas entières de jaunes et bleus montent à la capitale. Parfois pour la première fois.

Dans l’esprit de tous, le FC Sochaux, c’était Peugeot. Peugeot, c’était le FC Sochaux. C’est pourquoi la rupture de 2014 a été un déchirement. D’autant plus qu’il y avait une volonté manifeste d’effacer toute trace du compagnonnage entre la marque et le club. Les panneaux dressés à la gloire du FC Sochaux ont, par exemple, été enlevés au Musée de l’Aventure Peugeot à Sochaux…

LVSL – Après les chaînes de montage et la classe ouvrière organisée, même l’équipe de football s’effondre, pouvez-vous revenir sur les reprises successives du club à l’heure du « foot business » ?

J.-B. Forray – Au moment-clé, en 2014, où le club est vendu, il descend dans les eaux glacées de la Ligue 2. Modèle de gestion, ce petit monument du foot français est confié à un personnage trouble, monsieur Li dont l’entreprise possède une valorisation boursière exorbitante au regard de son chiffre d’affaire et de ses pertes importantes. Cela, des supporters peu rodés à la finance internationale l’avaient vu avant la vente… Ils avaient alerté Peugeot. En vain. L’un d’eux, Fabrice Lefèvre lâche crûment : « Ma 207, j’ai envie de la flanquer dans le mur chaque matin. Jamais plus, je n’achèterai de Peugeot. »

Sous l’égide de monsieur Li, dont l’entreprise plonge à la Bourse, le FC Sochaux flirte avec la zone de relégation en National et écope de plusieurs cartons jaunes de la DNCG, le gendarme financier du foot français.

La gestion du club est même confiée un temps à un consortium basque. La nouvelle responsable de la billetterie ne parle pas un mot de français. Elle utilise Google Traduction pour ses campagnes d’abonnement. Cela donne des formules du type « Rejoignez le rugissement ». Sur les flyers promotionnels, le lion historique de Sochaux est remplacé par un félin déniché dans une banque d’images. Le FC Sochaux conjugue alors les valeurs du football business d’aujourd’hui avec un patron voyou et celui des dix années à venir, où des vautours vont prendre ce qu’il y a à prendre jusqu’au démantèlement du club grâce à la multipropriété des équipes et la circulation des joueurs. Heureusement, depuis 2019, l’ordre a été remis au club, avec l’arrivée d’une société chinoise qui ne cherche pas à se payer sur la bête.

LVSL – À vous lire, on a le sentiment d’un immense gâchis, d’un bradage en règle. Pourquoi avoir écrit ce livre ?

J.-B. Forray – Cette histoire est édifiante. Autrefois membre du cercle très fermé des villes les plus riches de France grâce aux recettes de taxe professionnelle de Peugeot, la municipalité de Sochaux est devenue l’une des plus pauvres, obligée de vivre des subsides de l’État. Cet immense gâchis, je l’ai ressenti tout au long de mon enquête. Mille fois, je me suis demandé si je ne forçais pas le trait, si je ne tombais dans le misérabilisme, mais, à chaque fois, j’ai perçu chez mes interlocuteurs un vif désenchantement, plus que de la colère. Une rencontre avec une personnalité politique m’a particulièrement marqué… Elle m’a confié qu’elle ne reconnaissait plus la population de sa ville, paupérisée en l’espace de vingt ans. Je me suis beaucoup interrogé sur ma légitimité à raconter l’histoire des gens de Sochaux que je ne connaissais ni d’Ève, ni d’Adam, moi qui ne suis pas un fils de prolo, moi qui ai toujours été journaliste à Paris… J’espère ne pas avoir trahi cette lourde charge de porter leur parole.

J’espère aussi que ces terres du quart Nord-Est, ravagées par les guerres, mais fers de lance des Trente Glorieuses, se relèveront de la désindustrialisation massive du pays. C’est un sujet qui me tient à cœur, car il a été au centre de mon engagement politique contre les tenants du « cercle de la raison » et de la « mondialisation heureuse ». Philippe Séguin à Épinal et Jean-Pierre Chevènement à Belfort avaient vu juste quand, voici trente ans lors du débat référendaire sur le traité de Maastricht, ils mettaient en garde contre une Europe sans frontières, grande ouverte aux pays dépourvus de protection sociale.

Je suis aussi natif de Nancy. Ma mère est lorraine, mon père un ancien ingénieur de Pont-à-Mousson. J’ai quitté la région il y a très longtemps, au siècle dernier, mais je me suis reconnu dans la fierté rentrée des femmes et des hommes de Sochaux-Montbéliard. Le plus beau compliment que l’on pourrait faire à mon livre, c’est que ce n’est pas un livre de journaliste parisien.

Au cœur du grand déclassement. La fierté perdue de Peugeot-Sochaux.

Jean-Baptiste Forray.

Les Éditions du Cerf, mars 2022.

20 €.