Planification écologique, diplomatie non-alignée, propriété des biens communs, désobéissance européenne : dans son nouvel ouvrage (Faites mieux ! Vers la révolution citoyenne, Robert Laffont, 2023), Jean-Luc Mélenchon développe les axes programmatiques et théoriques de son mouvement. Il y détaille les modalités d’une rupture face à un capitalisme « tributaire », caractérisé par son contrôle sur les réseaux collectifs. Entretien autour de son livre et autour des enjeux stratégiques actuels.
LVSL – Dans votre livre, vous consacrez de nombreuses pages aux transformations que le capitalisme impose à l’espace et au temps. Pouvez-vous revenir sur ce point de départ ?
Jean-Luc Mélenchon – Je réintroduis l’espace et le temps non comme des arrière-plans, mais comme des éléments centraux pour la compréhension du monde dans lequel nous existons. Mon angle d’attaque est le suivant : le temps comme l’espace sont des productions sociales à part entière. Cela étant posé, je m’en sers comme point de départ pour montrer comment ces deux concepts s’articulent en une réalité unique, un « espace-temps » propre au capitalisme. À titre d’exemple et de point de départ pour une analyse historique, je convoque l’espace-temps particulier des sociétés précapitalistes. Le cycle agricole rythmait toute la vie politique, sociale, artistique, culturelle et rituelle. Les saisons qui imposaient cette temporalité étaient d’emblée spatialisées. Pharaon faisait s’élever l’étoile de Sirius et à partir de ce moment magique, la crue avait lieu. Elle déformait d’un même coup les proportions des territoires cultivés. Et le fisc devait les recalculer. Avant et après la crue il y avait aussi des fêtes religieuses. Voilà l’espace-temps social que je veux introduire dans l’analyse politique comme une production découlant de rapports sociaux.
Avec le capitalisme, la fusion du temps et de l’espace s’est approfondie. Il ne s’agit plus seulement d’une conjonction mais d’un mouvement a priori inarrêtable de contraction de ces deux éléments. Considérez les distances et leur évaluation au fil des heures de la journée : deux distances similaires ne prennent pas le même temps à être franchies pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la géographie, mais avec les rythmes sociaux. Si tout le monde sort de l’usine au même moment, il est certain que les embouteillages vont allonger la durée consacrée à traverser l’espace. La longueur de l’espace en kilomètre n’a de valeur que pour les oiseaux, et nous ne sommes pas des oiseaux. Alors le rythme est l’élément crucial de l’espace-temps. Le rythme de l’espace-temps agricole était celui des saisons et se définissait par la position de la planète autour du soleil. Or, si les rythmes dominent et construisent l’espace-temps, quel est le rythme du capitalisme financier ? C’est celui qui tend à se rapprocher du temps zéro – celui du light, du flux tendu, de l’instantané, de l’immédiat. Celui du trading à haute fréquence. Le temps zéro devient la limite vers laquelle tendent les rythmes fondamentaux de notre société. Je trouve particulièrement significatif, de ce point de vue, de voir employée l’expression « en temps réel » pour désigner le temps immédiat.
« Le capitalisme cherche à vaincre l’espace par le temps. »
Mais à tous les moments, le temps social est un rythme en accord avec le rythme social dominant. À présent c’est celui du capitalisme. La formule du cycle capitaliste est connue, c’est celle de la marchandise qui se transforme en argent, lequel devient marchandise puis se transforme à nouveau en argent, etc. Le capitalisme, quoi qu’on en pense, ne peut faire autrement que d’accélérer ce rythme de reproduction du capital. Cela est valable dans tous les aspects de la production économique et financière. Je me suis intéressé au cycle de détention d’une action – la société par actions étant la forme de base du capitalisme actuel. Là aussi, une contraction incroyable est apparue. La durée moyenne de possession d’une action était auparavant de six ans puis de six mois. Avec le trading à haute fréquence rendu possible aujourd’hui par la technique, elle est de vingt-deux secondes. Ce chiffre échappe à l’entendement et c’est précisément sa fonction, il s’impose à nous qu’on le veuille ou non.
L’espace-temps du capitalisme contemporain ne correspond à rien d’autre qu’à son propre intérêt et il vient heurter fondamentalement tous les autres cycles, biologiques, psychiques mais aussi et surtout les cycles naturels. Dans ce dernier cas – que Phillipe Descola me pardonne ici de séparer ici nature et culture –, la reproduction du capital dans le monde occidental excède le temps nécessaire à la reconstitution des ressources naturelles qu’il prélève. Il faut une seconde pour faire un sac plastique et quatre siècles pour le faire disparaître. Par conséquent, l’espace-temps capitaliste détruit les autres rythmes en les subordonnant. Tous les rythmes, sans exception. Marx ne s’y était d’ailleurs pas trompé, le capitalisme cherche à vaincre l’espace par le temps. Ce choc nous intéresse. Et sa réponse réside dans la planification écologique.
LVSL – Comment ces analyses s’articulent-elles avec la planification écologique – concept que vous défendez depuis 2008 ?
J.-L. M. – La planification écologique n’est en rien l’exercice de gestion prévisionnelle d’entreprise auquel l’assimilent les capitalistes et le gouvernement Macron. Après avoir beaucoup résisté – pour ne pas mettre le doigt dans un engrenage collectiviste incontrôlable – ils ont fini par céder devant l’évidence. Il est nécessaire dans le contexte du changement climatique d’orienter le développement de l’économie, y compris d’un point de vue capitaliste. Mais l’organisation comptable n’a rien de semblable avec une planification. Notre proposition est contenue dans notre formule politique : l’harmonie des êtres humains entre eux et avec la nature. L’harmonie est un concept poétique, mais d’un point de vue musical et matérialiste il s’agit de la synchronie de deux rythmes. Ce dont nous parlons avec le concept de planification écologique, c’est précisément d’organiser cette synchronie. Il s’agit d’une action concrète, destinée à compléter la « règle verte » formulée en amont et en vertu de laquelle on ne doit jamais prendre à l’écosystème au-delà de ses possibilités de reconstitution et bien sûr dans le délai rétablissant le cycle perturbé. Dans cette formule, quelque chose manquait : dans quel délai pouvons-nous y parvenir ? La planification écologique que nous proposons est l’outil pour répondre à cette question.
« Notre proposition est contenue dans notre formule politique : l’harmonie des êtres humains entre eux et avec la nature. »
Cette définition inclut, comme présupposé, la propriété collective du temps. Elle s’oppose ainsi au mécanisme fondamental de l’appropriation privée du temps par le capital pour se garantir l’accélération permanente de sa rotation d’argent en marchandise et à nouveau en argent. Même si la planification peut être intégrée à une économie de marché, ces deux logiques s’opposent frontalement aussi longtemps que la contradiction existe entre les rythmes. Ici ce n’est pas le mécanisme du marché qui est pointé du doigt. Le productivisme est un fléau parce que pour lui l’asynchronie des rythmes n’est pas une question. Le gouvernement, s’apercevant du besoin de donner des gages sur le rôle de l’État dans la transition écologique, tente de colmater les brèches. Mais il n’y parvient pas. Alors ils tentent de reprendre ce concept de planification écologique pour masquer leur inaction. Il s’agit malgré tout d’une victoire pour nous, car toutes les batailles politiques sont des batailles culturelles. Nous faisons un pari : ceux qui parlent avec nos mots seront obligés d’écrire avec notre grammaire. Le danger que cette pente représente pour le néolibéralisme n’est pas passé inaperçu : c’est la raison pour laquelle une fraction de ce courant a décidé de rallier le climato-scepticisme.
LVSL – Quelle serait votre stratégie pour mettre en œuvre la planification écologique malgré l’obstacle que représente le cadre budgétaire européen actuel ?
J.-L. M. – La France s’est endettée pour gaver ses capitalistes et continue de le faire. Si nous instaurons une planification écologique, on nous brandira la dette pour nous interdire d’investir davantage. La formule est connue. Quelle conclusion en tirer ? Il faut désobéir. C’est exactement le contenu du programme partagé de la NUPES et nous l’avons longuement fait valoir auprès de nos interlocuteurs lors des négociations. Face à ceux qui estimaient que l’écologie pourrait se déployer du fait de sa seule force morale, dans toutes les consciences, tous les esprits et contre tous les portefeuilles, nous avons démontré qu’ils se leurraient. Ils ont fini par en convenir. À présent, en rompant la NUPES, il retournent à une écologie un peu New Age, sans contenu de classe, illustrée par leur meeting de lancement de campagne européenne.
La désobéissance signifie ceci : lorsqu’une décision prise en accord avec le peuple français entre en contradiction avec les règlements européens, il faut tout de même l’appliquer. Si nous avons un contrat avec le peuple, il faut qu’il soit respecté. Nous ne pensons pas être capables de changer l’orientation politique de la majorité des États-membres de l’Union européenne. Pour autant, nous ne voyons pas pourquoi cela, à l’inverse, devrait nous imposer, à nous, de changer notre propre orientation si le peuple lui a donné une majorité démocratique par les élections ! Mais allons plus loin. Pour trouver un compromis entre la France et l’ordre institutionnel européen, introduisons dans le règlement européen la règle suivante : domaine par domaine, la clause de la nation la plus favorisée doit s’appliquer.
Prenons un exemple concret, celui du glyphosate. Par un artifice et une hypocrisie supplémentaire, les membres du Conseil européen ont voté une nouvelle fois contre l’interdiction du glyphosate. Il avait été convenu, la fois d’avant, d’un délai avant de trancher – manœuvre dilatoire habituelle qui justifie que rien ne soit fait. Le Conseil européen en a donc rediscuté, et le niveau des abstentions a empêché toute décision. Tant et si bien que la Commission a autorisé dix années supplémentaires de glyphosate pour tout le monde. Le glyphosate est un poison, et nous l’interdirons, ainsi que tous les produits qui en contiennent. C’est ce renversement de démarche dont je veux souligner l’intérêt. Si les Polonais ou les Hongrois, amis du libéralisme, veulent boire du glyphosate, on les alertera quant au danger, mais nous les laisserons faire ce qu’ils souhaitent. Mais prenez la mesure de l’absurdité de la situation actuelle : ces gens-là – les gouvernements polonais, hongrois et la Commission – prétendent nous imposer de boire et de manger du poison matin, midi et soir ! Pourquoi l’accepterions-nous ?
LVSL – Vous consacrez aussi une partie de votre livre à la dédollarisation et citez les exemples de pays qui, rejoignant les BRICS, se mettent à échanger dans d’autres monnaies et choisissent de sortir de l’hégémonie monétaire américaine. Quelle serait la contribution que la France pourrait apporter à ce processus ?
J.-L. M. – Il faut d’abord prendre conscience de la réalité de l’Histoire. Faisons un bref retour en arrière. D’un monde où nous étions face à deux systèmes antagonistes, sous sommes passés à la domination d’une seule grande puissance, qui se confond avec la puissance militaire des États-Unis. L’année 1991 voit l’Union soviétique s’effondrer, mais c’est aussi la première guerre d’Irak. À cette époque, la « fin de l’histoire » et les « dividendes de la paix » sont sur toutes les lèvres [NDLR : les « dividendes de la paix » sont l’un des slogans de campagne du président Bill Clinton, qui promet de réinvestir ailleurs les dépenses publiques destinées à alimenter le complexe militaro-industriel]. Il est important de comprendre que la dollarisation n’est pas simplement un sujet monétaire : il s’agit d’abord et avant toute chose d’une question politique. Elle permet aux États-Unis, qui possèdent la monnaie de réserve internationale, de dépenser ce qu’ils veulent, comme ils le souhaitent et quand ils le souhaitent. Ce système a permis aux États-Unis d’accumuler un déficit commercial et financier sans contrepartie matérielle : c’est la clef de leur domination sur le monde.
Au sein des BRICS, tout le monde participe à la mécanique de dédollarisation. Et les Nord-Américains ne s’y attendaient pas. Chaque fois, ils trouvaient un partenaire pour soutenir leur monnaie. Ce furent d’abord les Japonais, pendant deux décennies, puis la parité fut atteinte entre le yen et le dollar. Ce n’était pas une situation très positive pour les États-Unis. Ils ont alors changé de partenaire et se sont tournés vers la Chine. Cela semblait un choix judicieux : bénéficier d’une main-d’œuvre très peu coûteuse et, dans le même temps, diviser le camp socialiste. Nous en connaissons le résultat, ce sont les négociations entre Deng Xiaoping et Nixon dans la répartition des rôles de la Chine et des États-Unis. Dès lors, les Chinois avaient pour rôle de produire à bas prix en échange de dollars avec lesquels ils achetaient des bons du Trésor américains, eux-mêmes libellés en dollars, afin de soutenir la capacité de commande des États-Unis. Et ainsi de suite suivant un cycle bien rodé.
J’ouvre ici une parenthèse pour rappeler que les élites européennes ont soutenu ce processus de délocalisation massive de la production, pensant que les Chinois allaient produire des ombrelles pendant que nous continuerions à produire des ordinateurs. Dorénavant, les Chinois produisent les ombrelles et les ordinateurs. Et nous, rien. Nous avons cru à l’existence d’une « société de services ». Cela a donné des folies : c’était le « modèle Nike », où l’on rêvait de se débarrasser de la production de chaussures, des usines, des machines, des travailleurs, au motif de posséder le brevet des produits finis. Ce passage correspond à la mutation transnationale et financière du capitalisme, qui a facilité d’une manière extraordinaire la mondialisation et rendu possible la globalisation numérique. Mais il tient à un élément essentiel : l’existence d’une monnaie d’échange unique à l’échelle mondiale, le dollar. Et le fait que personne ne discute son privilège.
« Les élites européennes ont soutenu ce processus de délocalisation massive de la production. »
De fait, cette situation ne pouvait perdurer éternellement. Sous le double impact des abus de pouvoir des États-Unis d’Amérique – innombrables – et de l’accroissement des populations, produisant des besoins en plus grand nombre, la domination singulière des États-Unis d’Amérique est apparue comme un frein. Comment voulez-vous organiser votre production rationnellement si celui qui détermine la valeur de votre monnaie s’en sert pour faire ce que bon lui semble, sans contraintes, aux dépens du reste du monde ?
Les Chinois furent les premiers à parler de dédollarisation. Pourquoi ? Parce qu’ils avaient accumulé le plus important stock de dollars en raison du processus que j’ai décrit précédemment. Mais à peine avaient-ils proposé l’émission d’une monnaie commune mondiale que deux choses se sont produites : le courroux des dirigeants américains d’une part et, par voie de conséquence, l’affaiblissement du dollar dans les réserves de nombreux États à mesure que le monde mesurait sa fragilité relative. C’est ce que la Russie a fait dans un premier temps, suivie de près par la Chine. Celle-ci avait accumulé de telles quantités de dollars qu’elle devait agir avec prudence pour ne pas provoquer un effondrement brutal de la monnaie – auquel cas elle s’effondrait aussi.
Le dollar est donc le talon d’Achille de l’ordre américain. La question qui en découle est la suivante : par quoi la remplace-t-on ? La première réponse fut : par des monnaies nationales. Tu parles d’une invention ! J’ai demandé au président Lula s’il comptait réellement cesser d’échanger en dollars. Sa réponse m’a frappé : « je ne vois pas la difficulté, n’est-il pas normal que l’on échange dans notre monnaie nationale ? C’est tout de même nous qui l’imprimons ». Sans doute a-t-il voulu conférer un air de banalité à une chose non entendue, pourtant une sorte de bombe dans l’ordre international.
De nouveaux pays vont rejoindre cette coalition d’États qui souhaitent infléchir l’ordre international et pas n’importe lesquels. Six nouveaux acteurs ont intégré les BRICS, qui ont désormais pour ambition de créer une monnaie commune. En janvier prochain, six autres pays devraient les rallier : cet ensemble devient celui de la première production mondiale de pétrole et de gaz. Laquelle est aujourd’hui essentiellement payée en dollar. À cinq, les BRICS représentent déjà une part de l’économie mondiale plus importante que le G7. L’ancienne présidente brésilienne Dilma Rousseff désormais directrice de la banque des BRICS n’a pas manqué de le faire remarquer : les BRICS+6 vont avoir un PIB plus important que celui du G20. L’ordre du monde est en train de basculer et le problème posé est celui de la gestion de ce changement de phase. Si nous laissons les choses se dérouler de cette manière, seuls les plus forts se tireront d’affaire, et nous, Français, ne sommes plus parmi les plus forts. C’est la raison pour laquelle je mets en garde nos dirigeants, ils doivent tirer pleinement les enseignements de cette séquence. Ils se résument en une phrase : nous ne devons plus être alignés.
Si nous sommes alignés sur les États-Unis d’Amérique, nous nous impliquons dans la confrontation organisée autour de la défense de son hégémonie. Cela tombe à pic : c’est l’idée qu’ils s’en font. La théorie du « choc des civilisations » n’a pas été inventée pour servir d’autres desseins. Ainsi, les Français ont d’abord intérêt à sortir de l’OTAN et à devenir un pays non-aligné. Considérez ce qui se passe à l’ONU. Comptons simplement le nombre de nations non-alignées sur le camp occidental quant à la question ukrainienne. La coupure mondiale est considérable. Prenons de la hauteur : sur 195 nations reconnues par l’ONU, près de 75% ont un différend frontalier. Sur les 126 nations en question, 28% sont actuellement en conflit armé. Nous ne pouvons réduire la paix du monde aux conflits occidentaux. Il ne s’agit pas d’une prise de position morale, mais d’un simple regard lucide sur l’état de l’ordre international. De la même manière, l’Occident a ouvert la voie aux désordres que nous connaissons aujourd’hui en foulant au pied le droit international qu’il a instauré. Il suffit d’analyser la recrudescence de violations des frontières depuis trente ans pour s’en rendre compte. La seule voie pour éviter qu’un tel engrenage ne perdure consiste précisément à faire respecter le droit international. Les pays du Sud, bien que ce terme n’ait guère de sens aujourd’hui, ne demandent pas autre chose.
Que faire face à cet état de fait ? Une série de personnes bien intentionnées en appellent à un « monde multipolaire ». Je ne reprends absolument pas à mon compte cet adjectif. Un monde multipolaire, c’est-à-dire constitué d’une multiplicité de grandes puissances concurrentes, mène à la guerre et nous en avons fait les frais au siècle dernier. L’autre réponse, après les boucheries, a résidé dans la création de la Société des Nations. Il a fallu tordre le bras d’une série de gens pour y arriver. Aujourd’hui, l’Organisation des Nations Unies est bloquée par le principe du droit de veto au Conseil de sécurité. La discussion qui devrait avoir lieu à cet égard réside dans le fait de savoir qui d’autre devrait en bénéficier désormais. Il faut garder à l’esprit que c’est le seul moyen dont nous disposons pour affirmer le respect de la souveraineté des peuples et éviter qu’elle ne résulte en une pure logique de confrontation. Voilà notre position, il faut, coûte que coûte, faire en sorte que le droit international soit respecté et puisse s’étendre afin d’enrayer la multiplication des conflits. C’est pour cette raison que nous défendons son extension aux biens communs. La stratégie des causes communes permet de définir concrètement ce qui doit échapper à l’exploitation capitaliste afin de préserver notre écosystème. L’un des aspects les plus importants de mon livre consiste à dire qu’il faut renoncer à la puissance militaire, ou plus exactement à l’idée de puissance comme un sujet uniquement militaire. La puissance est un fait culturel à notre époque.
LVSL – Vous proposez une définition du peuple qui s’écarte de la stratégie populiste défendue par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, qui s’appuient pourtant sur une conception culturelle de la bataille politique. Comment expliquez-vous ce décalage ?
J.-L. M. – Vous avez raison de pointer des différences. Le débat théorique en a besoin. Ce décalage a donné lieu à des discussions avec les intéressés et à l’égard desquels je conserve le plus profond respect. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, rappelons-le, ont réhabilité l’antagonisme comme fondement de la démocratie. Ceci peut vous paraître banal mais ne l’a pas toujours été : j’ai connu l’époque où le consensus faisait figure de parangon et d’aboutissement d’une société démocratique. Tout le monde se réclamait du consensus et par les méthodes les plus extravagantes. Je me souviens à cet égard d’une phrase de Michel Rocard disant : « Nous n’avons aucune légitimité à vouloir quelque chose de différent de la majorité des Français » – soit la fin de toute politique, ou sa réduction à un pur marché d’influence. La stratégie de la conflictualité est aussi vieille que le mouvement ouvrier. Il proclamait que la conscience se forme dans la lutte. Laclau et Mouffe ont réhabilité cette idée ancienne et pour autant essentielle.
Mais la conflictualité ne suffit pas pour définir le « eux » et le « nous » qui structurent la société. Il faut analyser leur contenu social. Spontanément, dans l’usine, dans l’entreprise, dans la société il existe un « eux » et un « nous ». La bataille idéologique, pour les dominants, consiste à confondre les deux pour les englober dans un « nous » absolu. Historiquement, la négation de la lutte sociale s’est matérialisée sous la forme du corporatisme. Par la force des choses, vous le savez bien, cela débouche sur le fascisme. Pourquoi ? Parce que la conflictualité sociale est immaîtrisable. La seule manière de la maîtriser, c’est par la force. Ce que vous ne parvenez plus à obtenir par l’idéologie religieuse, le discours politique ou l’abrutissement publicitaire, ne peut s’imposer autrement que par la force.
Plus prosaïquement, dans les années 1980 et 1990, c’est au nom de « l’esprit d’entreprise » que l’on a cherché à gommer ces antagonismes. Mais qui sont les antagonistes de ce conflit ? Pour un matérialiste, l’antagonisme est social et il s’articule autour de la domination sur les fonctions essentielles de la vie humaine. Elles définissent non pas une nature humaine, mais une condition humaine. On trouve cette thèse au fondement de la pensée marxiste, selon laquelle chacun doit continuellement produire et reproduire son existence matérielle. Cet exercice advient toujours dans des conditions socialement et culturellement déterminées, liées notamment au niveau de développement technique. Je reprends cette base d’analyse. Mais je l’élargis : l’antagonisme n’est pas limité aux travailleurs, il est étendu à toute la société. En effet, on y retrouve des gens qui ne produisent pas : les retraités, les étudiants, les handicapés qui ne peuvent être salariés, les chômeurs, etc. Mais aujourd’hui, pour produire et reproduire leur existence matérielle, tous les êtres humains doivent passer par des réseaux collectifs. Le mot réseau, seul, est insatisfaisant sans cet adjectif. Par « collectif », je désigne le mode de distribution des essentiels du quotidien : le gaz, l’électricité, l’eau, la rue pour circuler, etc. Par extension, la division du travail accouche d’une internationalisation des réseaux, qui tend à unifier le mode de production capitaliste autour de leur utilisation dans une nouvelle organisation de l’espace pour la production en réseau : c’est « la mondialisation ».
« C’est ainsi que l’on a défini le peuple en tant que protagoniste social, en le situant dans une relation sociale de dépendance au capitalisme. »
Ce point est très important parce qu’il nous permet de définir le moyen par lequel s’opère la domination, s’instituent les protagonistes et apparaissent les solutions. D’un côté, les protagonistes, ce sont évidemment tous ceux qui ont besoin de ces réseaux. De l’autre se trouvent ceux qui se les sont appropriés et en commandent l’accès. Ils introduisent ainsi un rapport social de domination. Pensons simplement à quelqu’un qui n’aurait pas accès à l’eau car il n’aurait pas payé sa facture. Le concept marxiste d’aliénation du travailleur, privé du produit de son travail, s’exprime dans cette circonstance avec une violence bien supérieure, puisqu’un être humain est constitué par ses besoins. Privé du moyen de satisfaire ses besoins essentiels c’est être exclu de soi-même. C’est ainsi que l’on a défini le peuple en tant que protagoniste social, en le situant dans une relation sociale de dépendance au capitalisme. On substitue aux anciennes oppositions entre esclaves et maîtres, serfs et seigneurs, prolétaires et bourgeois, les catégories de peuple et d’oligarchie. Cette dichotomie n’est pas contradictoire avec une vision marxiste de lutte des classes : il s’agit au contraire d’une extension de l’enjeu de la lutte de classe à tous les champs du réel.
Pour saisir cela, il faut mesurer à quel point le capitalisme a envahi l’ensemble des sphères de l’existence. Prenons un exemple simple : l’eau. Dans les cours d’économie marxiste donnés auparavant aux militants, pour distinguer valeur d’usage de valeur d’échange et fournir l’exemple d’un bien qui possédait l’une mais pas l’autre (qui était utile mais n’était pas marchandisable), l’exemple de l’eau revenait immanquablement. Que l’eau puisse devenir marchandise pour tous et acquérir une valeur d’échange était alors la dernière idée capable de venir à l’esprit. Évidemment ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Voilà la notion qui nous permet de trouver le nœud du mode de production capitaliste : les réseaux permettent de satisfaire les besoins et d’en créer. Par la création des besoins et leur mise en réseau, un dressage collectif s’opère. C’est ce que j’aborde dans mon livre : nous considérons à tort que les machines nous aident seulement à réaliser la satisfaction de nos besoins, en réalité elles nous en suggèrent. Nous sommes enfermés dans les choix qu’elles nous proposent, lesquels résultent de l’ensemble des données que nous avons produites, qui sont collectées puis analysées. Ce circuit peut apparaître comme une extension du domaine de l’expression des désirs, ce n’en est qu’un triste rétrécissement. Ici, nous marquons une divergence nette entre le marxisme traditionnel et le nôtre. La thèse de Razmig Keucheyan sur les besoins artificiels est à cet égard tout à fait convaincante : le capitalisme n’a pas seulement besoin d’accélérer son rythme fondamental, il doit créer de nouveaux besoins pour étendre son champ d’accumulation et perdurer. Je parle cependant de « besoins superficiels » car ils participent à la satisfaction de nos désirs mais ne sont pas essentiels à notre existence. Ce processus implique d’analyser l’ensemble de la production sociale, à la fois sur l’espace et le temps mais aussi dans la création de nos besoins et de nos désirs, c’est-à-dire la production sociale de la condition humaine elle-même.
Cette mise en perspective nous a ainsi permis de distinguer que les sources d’accumulation du capital n’étaient pas exclusivement réservées à l’exploitation dans la production. Autrement dit, si nous nous plaçons dans une perspective marxiste, il ne s’agit pas simplement de faire travailler des gens gratuitement – c’est-à-dire qu’on ne rémunère pas leur travail à sa juste valeur. Ce qui rend possible l’accumulation, c’est non seulement l’accaparement de la survaleur, mais aussi et surtout l’accès aux réseaux pour réaliser l’accumulation. La contribution de Cédric Durand est à cet égard essentielle, elle rend intelligible ce qu’est le mode de prédation actuel du capitalisme. Selon Durand, une logique tributaire conditionne l’accès aux réseaux collectifs immatériels : nous avons remplacé les péages d’anciens régime par les GAFAM, hors de tout contrôle politique, et vis-à-vis desquels nous sommes redevables d’un tribut constant. Cette logique rejaillit dans l’ensemble du mode de production et se conjugue avec d’autres types de prédation plus anciens, comme en atteste la privatisation de biens communs et des services publics aux quatre coins de la planète.
Je m’inscris donc dans la logique du matérialisme historique. Le capitalisme n’est pas une entité anhistorique. Puisque le capitalisme évolue, il faut l’analyser et reconnaître que nous sommes désormais soumis à sa logique tributaire devenue centrale dans le processus de l’accumulation. Discerner une nouvelle étape dans l’évolution de notre mode de production ne signifie pas pour autant nier les précédentes et c’est ce que j’ai cherché à faire par la réflexion théorique que je propose dans ce livre.
LVSL – Comment concilier la lutte pour l’accès aux réseaux collectifs que vous décrivez et l’hégémonie actuelle de ceux qui en ont la gestion dans une logique tributaire ? Pour le dire autrement, peut-on y parvenir sans assumer une part de protectionnisme ?
J.-L. M. – L’accès à un réseau ne dépend pas nécessairement de la domination qui s’exerce sur ce dernier à l’échelle internationale. Vous n’avez cependant pas tort de dire que tel peut être le cas. Prenons l’exemple du gaz russe : quelqu’un, dans le camp occidental, a fait exploser Nord Stream 2 [NDLR : selon plusieurs médias américains, un officier ukrainien serait à l’origine de l’attentat ; auparavant, le journaliste d’enquête Seymour Hersh avait accusé les États-Unis à partir d’une source interne aux services américains]. Heureuse coïncidence : ce réseau a sauté précisément lorsqu’un autre entrait en fonction en Europe, issu de l’autre côté de l’Atlantique, par l’approvisionnement du GNL états-unien en Europe. Intéressante synchronie à observer ! Vous avez donc raison de dire que si l’on parle d’un réseau, sa totalité est en cause.
Il y a cependant une autre réalité, c’est le rapport de force. Si quelqu’un tente de me déconnecter d’un réseau, pourquoi ne pourrais-je pas répondre ? Je ne parle pas ici au niveau individuel, mais bien à celui d’États-nations. L’essentiel des réseaux de câbles sous-marins transitent par la France. Le temps d’en construire ailleurs, nous sommes en mesure de nous en servir pour exercer une contre-pression sur un pays qui nous menacerait. Cette option ne doit être pas être exclue. Elle s’ajoute au protectionnisme de manière plus traditionnelle à l’échelle régionale ou nationale.
En parallèle, il est parfaitement possible de mettre à l’ordre du jour la propriété collective universelle de certains biens communs et donc de certains réseaux. Ou bien la question d’un droit international garantissant au besoin par la force l’accès aux réseaux. On vient de voir à Gaza comment la coupure de l’accès aux réseaux est devenue une arme de guerre terrifiante. Dans mon livre, je m’attarde sur la question de l’accès au savoir, désormais cruciale. Aujourd’hui, le néolibéralisme fonctionne comme un obscurantisme : par sa logique tributaire, il rend payant l’accès à la connaissance là où la gratuité prévalait jusqu’alors. Or, les savoirs fondamentaux permettent l’élargissement de la réflexion collective et nous dépendons directement de leurs découvertes. C’est le cas dans la médecine. Mettre ces savoirs en commun par la numérisation constitue, pour moi, un des enjeux du XXIème siècle pour l’intérêt général humain.
Le livre consacre une partie à démontrer le rapport entre fluctuation du nombre et accumulation du savoir. Je me suis attardé sur ce lien, pour voir s’il était efficient dans tous les cas, y compris pour les domaines qui paraissaient les plus éloignés. Spontanément, on peut douter de la pertinence de cette idée : une assemblée d’imbéciles, peut-on penser, n’accouche pas d’un résultat intelligent. Le bon sens semble indiquer qu’il n’y a pas de rapport entre le nombre des personnes impliquées dans une discussion et la qualité de la conclusion. Pourtant, il y en a un. Je propose à cet égard une démonstration tirée non pas de mes propres réflexions, mais d’articles scientifiques sur l’exemple de sociétés confrontées à un rétrécissement démographique ou à un tarissement des échanges. Elles ont alors perdu les prérequis de l’utilisation de certains outils. Ainsi lorsqu’une tribu s’est trouvée séparée du continent australien : cette société a régressé par rapport au grand nombre. Et c’est tout à fait explicable. Dans ces tribus de Tasmanie, de tradition orale, lorsqu’un problème – médical, par exemple – surgissait, la probabilité que quelqu’un en découvre la cause et le remède s’accroissait dans la même proportion que ses membres. En effet, plus ses habitants étaient nombreux, plus la probabilité pour que l’un d’entre eux effectue un acte absurde, aux conséquences heureuses et inattendues, augmentait. La découverte fortuite joue un rôle extrêmement important dans l’accumulation des connaissances humaines – n’en déplaise à quelques chers professeurs !
« Aujourd’hui, le néolibéralisme fonctionne comme un obscurantisme. »
Cela me permet, dans mon livre, de parler de savoir cumulatif, entendu comme conséquence de l’élargissement de certains moyens de communication et d’échange. J’introduis à ce titre un concept récupéré à un chimiste soviétique du nom de Vladimir Vernadski : la noosphère. C’était un grand chimiste, et nous lui devons également le concept de biosphère : puisque tout corps est constitué de propriétés chimiques, et se caractérise par des échanges chimiques avec les autres corps, estimait-il, nous vivons dans une biosphère. De la même manière, il invente le concept de noosphère : la « sphère de l’esprit ». Cette noosphère m’est parvenue par des voies nullement soviétiques, puisque c’est en lisant Pierre Teilhard de Chardin que j’en ai fait la découverte.
L’idée d’une intelligence universelle, liée au savoir des êtres humains ne pouvait pas être envisagée concrètement à l’époque de ces deux auteurs, parce qu’elle n’avait aucune réalité matérielle. Il a fallu 2800 ans pour que la technique de la fabrication des pots de fer parvienne de l’Asie Mineure jusqu’aux côtes landaises, en France. Aujourd’hui, la diffusion de ce savoir prendrait deux minutes et, avec une imprimante 3D, la conception de cet objet prendrait une heure. Mais gardez à l’esprit que lorsque le concept de noosphère me tombe entre les mains, il est purement métaphysique au sens fondamental du terme : il n’a pas de réalité physique. La noosphère fait figure d’analogie des interactions de la communauté humaine en matière de connaissances et permet de saisir la conséquence introduite par la révolution numérique et l’accélération de la diffusion du savoir.
Le problème de cette noosphère globalisée est que nous sommes désormais tous dans la situation de clients vis-à-vis d’algorithmes tels que ChatGPT. C’est la raison pour laquelle j’ai été amené à déclarer que le principal défaut de ChatGPT – comme la plupart des autres IA génératives est d’apprendre en anglais. Contrairement à ce que certains pensent, c’est dans cette langue qu’elle apprend et qu’elle perfectionne son savoir en grande majorité : c’est-à-dire dans une seule langue, avec une seule grammaire et une seule syntaxe. En France, sur le plateau d’Orsay, nos chercheurs ont inventé un système similaire du nom de Bloom et qui fonctionne avec un supercalculateur : il apprend en quarante-six langues. Cela ne signifie pas seulement une multiplicité d’entrées possibles pour répondre aux questions posées, mais des schèmes probabilistes totalement différents en raison de la diversité initiale des matrices de l’apprentissage par cette IA. Par cet exemple, j’illustre le risque d’homogénéisation de la noosphère à l’ère actuelle. Nous devons y prendre garde, car il ne s’agit pas uniquement de réflexions spécieuses sur les dernières avancées technologiques. La nature même de notre rapport au savoir est en jeu.
LVSL – Parlons pour finir de la NUPES. Vous avez choisi une stratégie d’union de la gauche lors des dernières élections législatives, ce qui n’allait pas nécessairement de soi compte tenu de vos prises de position passées. Considérez-vous que cette alliance soit toujours pertinente à l’approche des prochains scrutins ?
J.-L. M. – Pour comprendre ce dont il question, il faut là aussi revenir en arrière. La réflexion stratégique, l’examen des faits et la connaissance des réalités matérielles dans le monde montrait qu’aussi longtemps qu’une force organisée domine, son programme domine également. À la chute du bloc soviétique, la social-démocratie a pris le devant de la scène partout en Europe. Par le privilège de mon âge, j’ai pu participer à trois congrès de l’Internationale socialiste après la chute de l’URSS. Tout un tas de gens se sont mis à y affluer en voulant se positionner comme progressistes, fervents opposants à la barbarie montante, et ont embrassé l’idéal social-libéral. Il y avait dans ces réunions aussi bien des membres du M19, un mouvement de guérilla colombienne, que le Parti révolutionnaire institutionnel du Mexique, profondément corrompu. Mais aussi le Parti socialiste polonais issu de la fameuse « Tendance Béton » du Parti communiste du pays, qui arborait désormais les plus magnifiques habits des libéraux. Leur logique sociale-démocrate restait la même : si le capitalisme se porte bien, pourquoi le combattre ? Il suffira d’obtenir des arrangements même maigres pour les travailleurs et, progressivement, les inégalités se réduiront.
Cette même vision stratégique avait en partie fonctionné au début du XXe siècle en prenant appui sur la peur à l’égard de l’URSS. Le rapport de force aujourd’hui s’est depuis profondément dégradé par la situation environnementale et la crise écologique. Comment continuer à promouvoir une stratégie politique fondée sur la redistribution des fruits de la croissance sans envisager un seul instant les méfaits que produit cette même croissance et son absurdité dans un monde fini ? Le logiciel social-démocrate n’est pas mort en raison de son absence de cohérence ou de son manque d’ambition politique, il n’est tout simplement plus adapté à la situation. Dès lors, la première étape a consisté à démontrer le caractère inopérant de cette stratégie. Mais tant que nous ne l’avions pas prouvé par les urnes, cela n’était pas suffisant car le logiciel social-démocrate est intrinsèquement lié au développement du capitalisme.
Pour comprendre, en réponse, la diffusion de notre stratégie, il faut également avoir à l’esprit un certain nombre d’étapes intermédiaires. Une fois le bloc soviétique tombé, une première vague est apparue à l’Ouest, chez nos camarades latino-américains, au forum de Porto Alegre. La plus grosse organisation présente était alors le Parti des Travailleurs du Brésil. Il a servi de modèle, se structurant en premier lieu comme un front et ensuite en tant que parti. Avant cela, le Frente Amplio en Uruguay avait mis 40 ans pour accéder au pouvoir mais, par la stratégie du front commun, avait également alimenté les réflexions de chacun. La technique du PT brésilien s’est ensuite importée en Europe, certains s’arrêtant cependant à l’étape du front commun comme en France avec le Front de gauche. Mais ailleurs Izquierda Unida en Espagne, Syriza en Grèce puis Die Linke en Allemagne ont fusionné des partis divers en une organisation unique.
Pourquoi être passé à un autre type de structure ? Nous avions obtenu en 2012 un score à deux chiffres qui aurait dû être suffisant pour justifier le passage à une organisation commune et pourtant, dès le scrutin suivant, celui des municipales, les socialistes préviennent les communistes qu’il ne saurait en être ainsi. Pour obtenir le sorpasso, le dépassement de la domination du PSOE rêvé par Podemos, il faut accepter le clivage et la rupture radicale. Voilà pourquoi nous décidons d’articuler notre stratégie à une vision complète de la société qui assure la charpente théorique de notre conflictualité afin de guider notre action. Ceux qui m’en font le reproche aujourd’hui ont sans doute oublié les origines de tout cela et, dans un certain sens, l’origine de la stratégie de la conflictualité dans notre camp. Tout le mouvement ouvrier s’est organisé par la lutte. Sans lutte, pas de conscience de classe et sans conscience de classe, il n’y a jamais de lutte victorieuse disait-on.
Nous poursuivons alors la ligne du mouvement insoumis : articuler l’ensemble des demandes populaires transversales pour unifier le peuple. Rien de tout cela n’a été improvisé, cela résulte d’une stratégie et d’une réflexion théorique longuement construite. La victoire se fait toujours avec une majorité dans le peuple. Comment y parvenir ? En mettant à nu, partout et tout le temps, la relation de domination à toutes les strates de la société entre « eux et nous ». Une fois préparés à mettre en œuvre cette stratégie de la conflictualité, il était possible de faire le sorpasso. Nous l’avons fait, par la force du nombre, par l’attention portée aux luttes de chacun, par la reconnaissance des gens à travers le concept d’insoumission.
En utilisant la puissance du matraquage médiatique contre nous comme autant de situations d’éducation populaire nous gagnons pan par pan la sympathie des milieux populaires. La force de l’insoumission tient précisément dans le fait qu’elle suscite des identifications très larges, des anarchistes aux écologistes militants en passant par des anciens de la gauche, communistes et socialistes, des trotskistes et des républicains patriotes, mais aussi dans le renouveau que nous avons apporté à l’idée de République, placée au cœur du projet Insoumis. La chose commune contre l’intérêt privé, ce socle est le cœur de toute action. Par sa nature profonde, le projet républicain fait obstacle au libéralisme actuel. L’objectif de sixième république que je porte depuis 1992 concentre cette vision de l’auto-organisation des citoyens pour faire face aux nouveaux défis de notre temps.
« La chose commune contre l’intérêt privé, ce socle est le cœur de toute action. Par sa nature profonde, le projet républicain fait obstacle au libéralisme actuel. »
L’Union populaire n’est donc pas une erreur d’aiguillage ou une sortie ratée dans notre chemin vers la victoire. Unir le peuple, ce n’est pas une tactique, mais une stratégie au sens profond du terme. Dans l’ancien temps, les partis d’avant-garde formulaient eux aussi l’union du peuple de France. Les communistes l’ont sans doute oublié depuis. Mais cette union était d’abord celle de la classe ouvrière, qui devait ensuite entraîner les autres forces populaires. Ici, c’est l’inverse, nous cherchons d’abord à unir le peuple dans sa diversité, à refuser ce qui peut produire de la division en son sein. Il faut travailler d’arrache-pied à construire une identité commune, à réparer plutôt que diviser. Il faut cliver pour rassembler chaque fois que c’est nécessaire. Concrètement on ne peut rassembler sans l’objectif de la retraite a 60 ans ou l’abrogation de la loi « permis de tuer » qui a engendré la multiplication par cinq des morts sous tirs policiers.
C’est pour cette raison que nous luttons d’abord et avant tout contre toutes les formes de racisme, tout ce qui relève de la phobie, de la peur et de la haine de l’autre pour quelque motif que ce soit, car elles permettent l’installation d’une société fragmentée, profondément divisée à laquelle nos adversaires ont tout intérêt. Ce constat est établi sur les faits et les conséquences du développement du néolibéralisme dans notre pays, en grande partie construit par l’importation d’une classe ouvrière immigrée, sous-payée et mal considérée. Qualifier cette partie de la population de racisée n’est pas leur faire l’ultime affront de considérer qu’il existe encore des races, mais reconnaître une division fondée sur un mépris essentialisé auquel les dominants ont intérêt. De fait, il en découle une lecture des dominations à l’œuvre dans le monde qui se superposent et s’entrecroisent. Nier cela et reprendre en chœur la peur du mot « intersectionnalité » revient à empêcher de penser et s’opposer à un état de fait. Quiconque a déjà mis un pied sur un piquet de grève ces vingt dernières années a pu l’observer et refuser de voir que les travailleurs concernés paient double le prix de leurs discriminations se traduit par leur abandon ou ne considérer qu’une partie du problème qu’ils affrontent. La lutte pour l’unité populaire passe évidemment par l’unité de la classe ouvrière et le combat contre les racismes qui la frappe.
Mais l’arme du racisme s’adosse désormais sur une vision globale du monde : le choc des civilisations. Cette thèse défendue initialement par Samuel Huntington et l’officialité des États-Unis aussi bien des « démocrates » que des « républicains » n’a pas de sens. Le monde serait divisé en civilisations concurrentes, chacune appuyée sur une culture et toute culture sur une religion. Sous prétexte de décrire la réalité, elle tente de la remodeler à coups de burin, assimilant, en passant, les Chinois aux islamistes et repeignant, de l’autre, les Japonais en Occidentaux. Tout cela serait navrant si ce n’était pas profondément dangereux. Pourtant nous en voyons très concrètement les effets dans le conflit actuel au Moyen-Orient et les soutiens inconditionnels à la politique de M. Netanyahu. De la même manière, cette théorie permet d’oblitérer le réel en reléguant à l’oubli le fait que la majorité des victimes d’attentats islamistes dans le monde sont des musulmans. Certains refusent de voir que les propos tenus par les dominants sont fondés sur cette vision du monde à laquelle nous nous opposons. Voilà pourquoi nous devons plus que jamais tenir la tranchée face à toute les formes de racisme et notamment l’islamophobie, entendue comme peur irrationnelle du musulman en tant que musulman. Cela ne nie nullement l’existence de courants radicaux au sein de l’Islam, tout comme dans le judaïsme, le christianisme ou chez les bouddhistes. Il serait absurde de nier cette réalité, mais entériner ce principe et lui accorder une valeur essentielle en faisant de tout musulman un dangereux en puissance c’est reconnaître irrémédiablement le prétendu « choc des civilisations ». Au quotidien cela consiste à infliger un mépris et d’insupportables violences morales et policières à des millions de gens. Utiliser un chausse-pied pour tenter de faire rentrer la réalité dans ce moule n’y changera rien. Les plus de 126 pays qui ont aujourd’hui un différend relatif à une frontière ne l’ont certainement pas selon un schéma réducteur et restrictif d’un universitaire nord-américain de la fin des années 1990. Contrairement à bon nombre d’autres pays, en France les Insoumis sont trop seuls à tenir la ligne de résistance face aux tenants de cette théorie nauséabonde du choc des civilisations.
La marche contre l’antisémitisme organisée à Paris le 12 novembre 2023 a marqué un tournant dans la banalisation de cette lecture du monde. Il y a été accepté de défiler avec l’extrême-droite, pourtant héritière en ligne directe de l’antisémitisme qui a meurtri notre nation. Plutôt que de permettre les conditions d’un rassemblement large, qui fédère l’ensemble de notre peuple contre les violences antisémites, ses organisateurs ont préféré lever la peine d’indignité nationale qui frappait l’extrême droite depuis la Libération. Avec le projet de constituer un Front républicain sans limite à droite dont le ciment serait le rejet des Insoumis. Il en va de même pour ceux qui fragilisent la voix historique de la France en se faisant les soutiens inconditionnels du gouvernement Netanyahu responsable des crimes commis contre la population civile de Gaza. Il ne peut y avoir d’équivoque lorsqu’il s’agit de refuser la barbarie de part et d’autre d’un conflit. C’est à la fois la liberté permise par la doctrine non-alignée et le moyen le plus sûr d’empêcher le transfert du conflit au Proche-Orient dans notre pays au motif de choc des civilisations. Voilà pourquoi, nous, les Insoumis nous nous faisons le devoir de représenter, aujourd’hui comme toujours, les premiers concernés par la haine, qu’elle soit antisémite ou d’une quelconque autre forme de racisme.
Du point de vue de l’Union populaire quelle est notre stratégie dans le contexte ? Tenir la position non-alignée tant pour l’application du droit international et la répression des crimes commis que pour obtenir une solution politique. Sur cette ligne l’unité populaire est possible. Tout doit être fait pour empêcher que le conflit politique ne passe sur le terrain religieux. Il faut unir le peuple en toutes circonstances et construire une frontière claire face à l’oligarchie, ses partis et ses supplétifs. Je l’ai déjà dit par le passé, à la fin le choix sera entre nous et le Rassemblement national. Nous y sommes. Les digues cèdent les unes après les autres. La droite traditionnelle a signé son arrêt de mort en acceptant d’être la remorque du RN sur tout sujet. La macronie a elle aussi mis aussi le doigt dans l’engrenage. En revanche de notre côté, contre vents et marées, j’estime que nous avons fait notre part. Sans nous, la gauche n’aurait aujourd’hui plus aucun droit de cité face à l’extrême-droite et nous connaîtrions la décrépitude qu’endure l’Italie.
Voilà à partir d’un exemple concret les principaux éléments pour comprendre comment la stratégie de l’Union populaire, en réalité, ne se confond pas et ne se limite pas à l’union politique et électorale qui peut intervenir lors d’une élection. Ce qui vient de se passer a disqualifié la « gauche d’avant » dans d’amples secteurs populaires. Et ses dirigeants sont absorbés par une volonté d’identification partisane puérile et irresponsable. Notre rôle consiste précisément à ne pas abandonner tous ces gens dans leur diversité. Plutôt que de bavarder, nous agissons. Par les caravanes populaires dans les quartiers populaires comme dans les zones rurales, sur les piquets de grève et par les contributions financières aux luttes. Lors des dernières législatives, il nous manquait deux points de participation pour changer complètement la carte des circonscriptions à gauche et nous pouvions avoir la majorité absolue. Ces points manquants, il faut désormais aller les chercher parmi les abstentionnistes, parmi ceux qui doutent et souffrent de la misère dans laquelle ils sont plongés sans recours.
D’une union politique et tactique, dont nous avons créé les conditions, les autres membres de la NUPES ont acté la destruction sans jamais bien sûr l’assumer. Ils ne cessent d’invoquer des désaccords mais sans les pointer précisément. À la fin, ce sont eux qui nous excluent des listes aux sénatoriales et aux européennes, alors même que nous leur donnions la tête de liste. Ils renient le programme qu’ils ont pourtant signé et soutiennent les campagnes de dénigrements des membres du gouvernement contre nous et bien sûr contre moi. J’insiste cependant, il peut y avoir une contradiction entre l’union politique sur le plan électoral et l’Union populaire comme stratégie si les composantes de l’union politique tiennent des positions qui divisent le peuple. Notre priorité est de vouloir fédérer le peuple. La clef de cette affaire est la rupture avec le système, car c’est elle qui donne chaque fois le moyen de l’union à la base. Et cette contradiction avait été réglée par le score que nous avons obtenu face au leur, que, par courtoisie, j’omets de rappeler ici. En désavouant publiquement leurs engagements et en reniant l’accord programmatique que nous avions établi, ils ne font que rappeler une nouvelle fois le peu d’importance qu’ils accordent à ce qu’ils prétendent défendre.
« J’insiste cependant, il peut y avoir une contradiction entre l’union politique sur le plan électoral et l’Union populaire comme stratégie si les composantes de l’union politique tiennent des positions qui divisent le peuple. »
Nous lutterons de toutes nos forces contre ceux qui veulent imposer le choc des civilisations dans notre pays. Pour que cela soit bien clair pour chacun et puisqu’il faut désormais rappeler des évidences, notre grille de lecture est celle du conflit du peuple contre l’oligarchie, sous toutes ses formes. À ceux qui se drapent dans la laïcité pour en faire un athéisme d’État et l’utilisent comme porte-étendard de leur idéologie nauséabonde, nous tenons le fil de ses pères : elle a toujours consisté en la séparation des cultes et de l’État, laissant les premiers dans la sphère privée. Et ce n’est pas une mince affaire. Par-là, elle consacre l’essence même de la loi républicaine, qui ouvre des libertés par la création de droits en faveur de l’intérêt général. Le droit au suicide assisté tout comme le droit à l’avortement n’ont et ne seront jamais des obligations ou des interdictions d’une autre manière de vivre. La République ne dresse pas la liste de ce qui est permis, elle définit le cadre dans lequel la liberté s’exerce. Voilà ce que devraient faire comprendre à leurs électeurs tous ceux qui se parent de bonnes intentions tout en marchant avec l’extrême-droite et transforment désormais le combat contre l’antisémitisme et le racisme en lutte sectorielle et politicienne alors que c’est le socle commun de notre modèle républicain.
L’union populaire sera toujours notre objectif et sa forme politique restera ouverte à ceux qui y sont favorables. En dehors des aléas politiciens qui dépendent des intérêts de chacun en fonction de l’approche de tel ou tel scrutin, la plus grande difficulté de la gauche concerne d’abord la conjonction avec le mouvement social. Pourquoi cela n’a-t-il pas pu avoir lieu lors de la dernière bataille des retraites ? Je le regrette profondément. La convergence des luttes est rendue plus difficile par la divergence de ses cadres d’action. À cet égard, la fin de l’intersyndicale proclamée il y a quelques jours fait l’économie du bilan de l’échec que constitue la lutte contre la retraite à 64 ans et du rôle de la soi-disant séparation des tâches entre politique et syndicats lors d’une lutte commune. C’est la grande question devant nous. En dehors des salons mondains et des salles de rédaction, il nous faut construire, sur le temps long, des passerelles dans l’ensemble des secteurs qui luttent et se battent pour l’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre. C’est une nécessité et, sans se mettre à leur service ensemble et dans le respect mutuel, nous ne pouvons pas sortir victorieux et recréer du lien là où le néolibéralisme a tenté de l’anéantir. Malgré les critiques, les reproches, les mauvais coups, nous n’avons jamais cessé de travailler à ces liens et ne cesserons de le faire. Des soleils passent, s’éteignent parfois, mais, par la lutte, se rallument toujours.