Jean Wyllys est une des figures pop de la politique brésilienne. Connu grâce à l’émission Big Brother Brasil, élu en 2010 sous l’étiquette du PSOL (Parti socialisme et liberté) à Rio de Janeiro, réélu deux fois, il vient récemment d’abandonner son siège de député et de fuir le Brésil en raisons de nombreuses menaces de morts. Militant LGBT et adversaire implacable de Bolsonaro, l’arrivée au pouvoir du président ultraconservateur a décuplé les campagnes homophobes contre lui et les risques pour sa vie. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara. Retranscrit et traduit par Sarah de Figuereido.
LVSL – Vous avez renoncé en janvier 2019 à votre mandat de député pour lequel vous aviez été réélu, et vous vivez depuis en exil à Berlin, où vous travaillez sur votre thèse de doctorat. Comment en êtes-vous arrivé à cette situation ? Est-ce du fait de l’accroissement de menaces ces dernières années que vous avez pris cette décision ? Craigniez-vous pour votre vie ?
Jean Wyllys – J’ai quitté le Brésil en décembre dernier et j’ai décidé de ne plus y revenir. J’ai renoncé à mon troisième mandat de député pour lequel j’avais été réélu. Ma décision s’explique effectivement par l’accroissement des menaces. Je suis menacé depuis mon arrivée au Parlement en 2011. Les fondamentalistes chrétiens et les masculinistes qui éprouvent de la haine envers les femmes et les homosexuels me menaçaient déjà depuis 2011. Les violences ont augmenté en 2016, au moment de la destitution de Dilma Rousseff. Lors de sa procédure d’impeachment, j’œuvrais activement pour la défense de la démocratie, pas nécessairement pour la défense du gouvernement de Dilma, mais bien de la démocratie. Si Dilma Rousseff avait été une mauvaise dirigeante, ce sont des élections qui auraient dû l’éloigner du pouvoir, pas un coup d’État institutionnel. Car il s’agissait bien d’un coup d’État institutionnel, accusant Dilma Rousseff de « crime de responsabilité », concept juridique qui existe au Brésil. On a par ailleurs assisté à beaucoup de misogynie durant toute cette procédure d’impeachment. J’ai défendu Dilma et la démocratie, et les menaces, provenant de toutes parts, se sont intensifiées. C’est au moment de l’assassinat de Marielle Franco en 2018 que nous avons réellement pris conscience qu’il y avait une véritable association de cette nouvelle extrême droite avec des organisations criminelles, paramilitaires et mafieuses qui contrôlaient – et contrôlent toujours – une partie de l’État de Rio de Janeiro. Si on y ajoute à la campagne de diffamation dont je faisais l’objet, tout cela m’a fait comprendre que je ne n’étais plus en sécurité au Brésil, et qu’il pouvait m’arriver quelque chose. J’ai donc décidé de partir.
LVSL – Quel bilan faites-vous des présidences de Lula et de Dilma Rousseff ? Avez-vous le sentiment que les espoirs suscités par l’élection de Lula en 2003 ont été déçus ?
JW – Oui, en partie. De mon point de vue, ce que nous appelons « l’ère Lula » a constitué un véritable âge d’or pour le Brésil. Nous étions alors une nation en plein développement, en situation de quasi plein emploi, très peu de gens étaient au chômage. Les politiques de redistribution mises en œuvre ont conduit à une transformation significative du pays, y compris en matière d’exploitation sexuelle des enfants, parce que leurs mères; bénéficiant alors d’un revenu minimum, n’avaient plus besoin de vendre leurs enfants aux réseaux d’exploitation sexuelle. Lula était du côté du mouvement LGBT. Il a créé des séminaires LGBT aux niveaux municipal, régional et fédéral. Lula a négocié des accords commerciaux et mené une politique internationale qui a permis au Brésil d’accéder à une certaine autonomie et a transformé le pays en un véritable géant diplomatique. Au moment de l’invasion de l’Irak, lorsque les États-Unis ont cherché l’appui du Brésil, Lula a déclaré : « ma guerre est contre la faim ». Nous occupions donc une place importante, il y avait un réel climat de bonheur dans le pays, et quand il y a un climat de bonheur, quand les meilleurs aspects de l’identité nationale deviennent hégémoniques, les gens sont plus ouverts à la diversité. Il s’est donc agi de très belles années pour les femmes et pour le mouvement LGBT.
Les effets de la crise économique, notamment la crise des subprimes aux États-Unis qui a fait exploser la bulle immobilière, et la crise commerciale chinoise, ont affecté l’économie brésilienne au moment où Dilma Rousseff est devenue présidente. Le nombre de chômeurs a alors augmenté, pas de manière très significative, mais assez pour être relevé. Il y avait alors un écart très important entre le dollar et le real brésilien. Quand cela se produit, la population devient inquiète et facilement manipulable. C’est ce qui s’est passé au Brésil : la population, inquiète des conséquences de la crise, s’est fait manipuler par la télévision, surtout par la Rede Globo. Cela a joué un rôle décisif dans le développement du mouvement antipétiste [ndlr, anti Parti des travailleurs], qui n’avait rien à voir avec les supposées frustrations des électeurs des gouvernements pétistes. Les gens se sont mis à détester le PT non pas parce que le PT était entaché par la corruption, mais parce qu’il a mis en place des mesures qui ont changé la société, telles que la reconnaissance du statut de travailleuses pour les employées domestiques, la mise en place de politiques de discrimination positive avec l’instauration de quotas dans les universités publiques pour les étudiants noirs et les élèves d’écoles publiques, ainsi que dans les concours de la fonction publique, ce qui a permis aux noirs de pouvoir investir la sphère publique. Ces mesures ont engendré une haine de classe très importante de la part des élites brésiliennes dans lesquelles la classe moyenne se reconnaît : la classe moyenne est profondément envieuse vis à vis des élites, elle rêve d’être riche. Les élites ont donc manipulé celle-ci contre les pauvres et les noirs. Au Brésil, la classe moyenne est très raciste, xénophobe, misogyne et homophobe. Elle a donc été manipulée et a commencé à haïr le PT. On a fait croire que le problème était la corruption, mais ce n’était pas la corruption parce que la classe moyenne est elle-même très corrompue et n’hésite pas à frauder le fisc.
LVSL – Vous semblez considérer que tout le monde est corrompu au Brésil, et donc que la corruption n’est pas la cause de la chute du PT. Mais en Italie, par exemple, la corruption touche la classe politique et la population, et ça n’empêche pas les électeurs d’en faire une question centrale et un motif de haine contre le personnel politique. Pensez-vous réellement que ce n’est pas un des motifs importants de la chute du PT ?
Le problème n’est pas la corruption. Si le problème était la corruption, la classe moyenne aurait à faire son autocritique tant elle est corrompue. Le problème, c’est que la corruption est toujours le fait d’autrui, toujours le fait des pauvres dans les discours. L’antipétisme n’est pas lié à la corruption, mais au fait que le PT a contribué à l’émancipation d’une classe qui menace la classe moyenne. Lorsque les pauvres ont commencé à prendre l’avion, à entrer dans les universités publiques jusqu’alors réservées à une élite, quand ils ont commencé à passer et à réussir les concours de la fonction publique, cela a dérangé la classe moyenne, car cela remettait en cause ses privilèges. Cette dernière ment délibérément en faisant croire qu’elle hait le PT parce qu’il est corrompu. Le système politique brésilien a toujours été corrompu, et ce bien avant que le PT n’arrive au pouvoir. Le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien) est corrompu, le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) est corrompu, la majorité des partis – surtout de droite – sont corrompus, les banques sont corrompues, les grands chefs d’entreprises sont corrompus parce qu’ils fraudent le fisc. Il n’y avait pas de réelle volonté d’affronter le problème de la corruption, mais plutôt une utilisation du discours anti-corruption pour écarter le PT du pouvoir.
LVSL – Comment analysez-vous les causes du vote Bolsonaro ? Croyez-vous que l’on puisse le réduire à une frange conservatrice de la société brésilienne, ou pensez-vous qu’il puisse être considéré comme un vote anti establishment, anti élites, contre les politiques de développement menées dans le pays, de la part de personnes qui voyaient en Bolsonaro la figure de l’outsider comme a pu l’être Lula en son temps ?
JW – C’est un vote contre la classe politique. C’est le cas au Brésil mais également dans d’autres régions du monde : le peuple hait les hommes politiques et se sent mis à l’écart du système politique. Mais ce sont ces mêmes personnes qui élisent ces représentants politiques. C’est un comportement schizophrénique. Ils élisent les mauvaises personnes et critiquent après coup tous les représentants politiques en les mettant tous dans le même sac. Dans mon cas, par exemple, j’ai réalisé mes mandats avec la plus grande exemplarité à tout point de vue. Je crois que ce qui a rendu possible la victoire de Bolsonaro est en premier lieu le fait qu’il ait réussi à s’adresser à la fois aux conservateurs, aux pauvres et à la classe moyenne qui votent en faisant abstraction de la dimension économique.
Le Brésil a connu 350 ans d’esclavage. C’est très long, et cela a profondément marqué la société qui est raciste et refuse de voir les noirs investir les espaces du pouvoir. La société brésilienne est également très machiste et misogyne. Beaucoup de femmes sont tuées au Brésil. Il y a de nombreux féminicides et la violence conjugale est très répandue. C’est un pays homophobe et Bolsonaro a su mettre le doigt là-dessus et raviver ces discriminations et préjugés, grâce aux fake news et avec beaucoup d’argent. Il s’agissait de l’argent de grands chefs d’entreprise qui sont restés anonymes et qui ont financé les campagnes contre les candidats Fernando Haddad et contre d’autres candidats issus de l’establishment.
LVSL – Nous avons beaucoup évoqué la question du racisme. Comment expliquer que des personnalités noires telles que Ronaldinho ou des habitants des favelas aient voté pour Bolsonaro ?
JW – Des gays et des lesbiennes ont également voté Bolsonaro. Les gens peuvent aimer leurs oppresseurs. Il y a des esclaves qui aiment leurs maîtres. Il y a des gens qui collaborent avec leurs oppresseurs. La domination commence à l’intérieur même des classes opprimées. La domination masculine, par exemple, germe parmi les femmes machistes et les gays homophobes. Nous n’avons pas d’églises, d’écoles et de cinémas séparés. Nous consommons tout ce que les gens consomment. Cette société rend les hétérosexuels homophobes et nous rend également – nous les homosexuels et lesbiennes – homophobes. La différence, c’est que les hétérosexuels ne doivent pas lutter contre leur désir et contre leur impératif d’identité de genre. C’est donc une bataille que nous menons à l’intérieur de nous-mêmes. C’est pour cette raison que beaucoup de noirs ont voté pour Bolsonaro malgré son discours raciste, car il y a un oppresseur qui se cache en eux. Les discours les plus conservateurs émanent des classes populaires. Ce sont les classes populaires qui veulent que le police soit brutale et violente, mais en définitive ce sont elles les victimes.
LVSL – Devant ce genre d’ambiguïté venant des personnes opprimées, quel type de stratégie préconisez-vous face à Bolsonaro et face à cette nouvelle hégémonie ultra-conservatrice qui est en train de s’imposer au Brésil ?
JW – Il s’agit d’une question qui ne concerne pas simplement le Brésil, mais le monde entier. L’extrême droite gagne du terrain partout dans le monde, en ravivant ces types de préjugés et de discriminations dans des moments de crise économique. Le discours de l’extrême droite est un discours très « facile », qui jette la pierre sur des groupes historiquement discriminés. Il est très simple d’affirmer que le problème du chômage en Europe est dû à l’immigration. Il est très simple, pour des chrétiens, de dire que le problème vient des musulmans, qui pratiquent une religion différente, de même qu’il est très simple d’affirmer que le problème de l’éclatement du modèle familial vient des personnes gays, lesbiennes et LGBT. Je crois que pour résister à cela nous devons changer de méthode. Les gauches utilisent toujours le même jargon et des phrases toutes faites qui ne parlent pas à tout le monde. Nous devons changer notre manière de nous adresser aux gens. Nous devons utiliser des outils contemporains tels que les mèmes – nous devrions créer une usine de mèmes. Nous devons utiliser l’humour. Nous devons revenir dans les rues, investir les endroits où les églises jouent ce rôle de rapprochement des gens. La gauche est très élitiste. Elle critique les gens qui regardent la télévision, les séries, la téléréalité. Elle croit que les gens se comportent comme des porcs qui passent leur temps à manger. Les gens ont soif de beauté, de représentation symbolique, et s’ils n’ont pas d’argent pour aller au théâtre, à l’opéra, pour consommer la culture des élites, ils doivent se rabattre sur la culture de masse. Il ne faut pas diaboliser cette culture de masse, il faut se l’approprier.
Nous devons faire comme Antonio Gramsci propose : penser stratégiquement l’occupation de l’espace. Nous ne pouvons pas faire une révolution du jour au lendemain, mais il est possible de mener des petites révolutions en investissant certains espaces et en utilisant un langage qui parle aux gens. C’est ce que j’ai essayé de faire durant mes huit années de mandat : essayer d’adopter une posture pop, utiliser le langage et la culture pop, évoquer des grandes stars telles que Beyoncé pour parler de politique et de choses sérieuses. C’est une véritable stratégie. Cela ne veut pas dire que je considère que la politique n’est pas une chose sérieuse, mais je suis convaincu que c’est ainsi qu’on arrive à toucher et à réveiller les gens.