Jeffrey Sachs : « le complexe militaro-industriel règne en maître à Washington »

Jeffrey Sachs - Le Vent Se Lève
Jeffrey Sachs lors d’un sommet à Bali en 2018 © FMI

Jeffrey Sachs a conseillé de nombreux gouvernements dans les années 1980 et 1990, plaidant pour une « thérapie de choc » visant à libéraliser leur économie à marche forcée. Bête noire du mouvement altermondialiste, il rejoint aujourd’hui nombre de ses positionnements, plaidant pour un ordre mondial plus équilibré, libéré du pouvoir de la finance et des interventions militaires occidentales. Très suivies aux États-Unis, ses analyses ne sont que très rarement relayées par la presse française. Opposé dès le premier jour au soutien américain à Israël dans ses bombardements sur Gaza, il critique également la politique russo-ukrainienne de Washington. Après un entretien avec Matt Duss, ancien conseiller en politique étrangère de Bernie Sanders, Le Vent Se Lève donne la parole à cet autre intellectuel américain peu relayé outre-Atlantique.

LVSL – L’administration Trump dispose-t-elle d’une véritable vision de politique étrangère concernant le conflit russo-ukrainien ? Les « isolationnistes » du courant Make America Great Again (MAGA) [nom donné à la base électorale et militante de Donald Trump, essentiellement inorganique NDLR] n’ont pas désarmé, mais les « faucons » traditionnels semblent en meilleure posture que jamais. Pensez-vous que l’administration Trump incarne une voie autonome en matière de politique étrangère, au-delà d’une tentative de concilier ces deux camps contradictoires ?

Jeffrey Sachs – Le complexe militaro-industriel, qui comprend la CIA, les commissions parlementaires des forces armées, la NSA, les industriels de l’armement et une partie du Pentagone, souhaite la poursuite de la guerre. C’est lucratif en termes de ventes d’armes et cela affaiblit la Russie – du moins selon eux -, quitte à sacrifier l’Ukraine. D’autres veulent l’arrêt du conflit : certains par désir de paix, d’autres pour concentrer leur attention sur l’affrontement à venir avec la Chine. Le résultat est un assemblage incohérent, dominé par un président lui-même incohérent, à l’attention limitée, sans compréhension réelle et incapable de formuler une vision stratégique.

LVSL – Vous estimez que la Russie n’est pas l’obstacle principal à la paix. Pourquoi ?

Depuis plus de quatre-vingt ans, de nombreux pays neutres en Europe ont échappé aux ravages de la guerre comme aux tensions de la Guerre froide.

JS – La guerre découle de l’effort mené par le complexe militaro-industriel, depuis 1991, pour affaiblir la Russie, voire la fragmenter – ou la « décoloniser », selon le jargon en vogue à Washington. Cela s’est traduit par l’élargissement de l’OTAN, l’abandon par les États-Unis des traités de maîtrise des armements nucléaires, des « révolutions de couleur » (y compris le Maïdan de février 2014), le renforcement de l’armée ukrainienne et, bien sûr, l’invitation faite à l’Ukraine et à la Géorgie de rejoindre l’Alliance afin d’encercler la Russie en mer Noire. Tout cela avait été exposé en détail par Zbigniew Brzezinski dès 1997, dans son article « A Geostrategy for Eurasia » et dans son ouvrage The Grand Chessboard.

LVSL – Certains responsables russes décrivent les années 1990 comme une décennie de faiblesse nationale et de chaos institutionnel. Vous qui avez participé à la promotion de la « thérapie de choc » en Russie, quel regard rétrospectif portez-vous sur le rôle des États-Unis dans cette période ? L’imposition d’une transition radicale vers l’économie de marché a-t-elle contribué à nourrir l’antagonisme actuel ?

JS – Comme je l’ai expliqué dans cet article, le gouvernement américain a refusé d’apporter un soutien financier à l’Union soviétique en 1990-1991, puis à la Russie à partir de 1992, alors qu’une telle aide aurait grandement contribué à stabiliser l’économie. Ce fut, à mes yeux, une décision délibérée de Washington visant à affaiblir la Russie, ou du moins à prolonger son déclin. Le problème n’était pas la transition vers une économie de marché en tant que telle – qui a porté ses fruits en Pologne et ailleurs – mais bien la décision américaine de ne pas accompagner ce processus. Les comptes-rendus de la réunion du Conseil de sécurité nationale du 4 juin 1991 illustrent la myopie, la superficialité et même l’ignorance des décideurs américains de l’époque.

LVSL – Comment une administration progressiste américaine pourrait-elle prendre en compte les demandes de sécurité de l’Ukraine sans menacer la Russie ? Y a-t-il un chemin qui permettrait de concilier garanties de sécurité pour Kiev et neutralisation, voire démilitarisation partielle du pays, comme Moscou l’exige ?

JS – Depuis plus de quatre-vingt ans, de nombreux pays neutres en Europe ont échappé aussi bien aux ravages de la guerre qu’aux tensions de la Guerre froide. On peut penser à la Suisse, à l’Autriche (après 1955), à la Suède ou encore à la Finlande. Si l’Ukraine adoptait la neutralité, elle serait en sécurité, car ni la Russie ni les États-Unis n’auraient alors la possibilité de la déstabiliser, ni de motivations à le faire. C’est la volonté américaine d’intégrer l’Ukraine à l’OTAN qui a déstabilisé la région. La neutralité devrait être garantie par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, impliquant les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Russie et la Chine.

Les deux formations représentées au Congrès, républicaine comme démocrate, sont sous l’emprise du complexe militaro-industriel

Bien sûr, après onze années de guerre, il y aura aussi des changements territoriaux liés aux pertes subies par l’Ukraine sur le champ de bataille. Avant le coup d’État « euro-Maïdan », en février 2014, la Russie ne revendiquait aucune modification de frontières [en 2014, des opposants au gouvernement ukrainien de Viktor Ianoukovytch renversent celui-ci ; les autorités ukrainiennes issues du soulèvement suppriment la référence à la neutralité du pays dans la Constitution NDLR]. Après ce renversement, Moscou a annexé la Crimée pour l’empêcher de tomber aux mains de l’OTAN. Si l’Ukraine avait correctement appliqué les accords de Minsk II, la Russie n’aurait formulé aucune revendication territoriale sur le Donbass, mais seulement exigé une autonomie, comme le prévoyait Minsk II. Malheureusement, l’Occident et l’Ukraine ont choisi de ne pas mettre en œuvre cet accord – encore une décision insensée des États-Unis.

LVSL – Comment anticipez-vous la réaction des démocrates en cas d’accord équilibré entre la Russie et l’Ukraine, assorti d’un allègement des sanctions américaines ?

JS – Je m’attends à ce que tout accord de paix réaliste soit stigmatisé comme volonté « d’apaisement ». Washington fourmille de va-t-en-guerre. Il n’y a pas de parti de la paix. Le complexe militaro-industriel y règne en maître.

LVSL – Le mouvement « MAGA » exprime une vive opposition aux « guerres sans fin ». Pensez-vous que les progressistes devraient, et pourraient, s’appuyer sur ce puissant sentiment anti-guerre présent dans la base électorale de Trump ?

JS – Les États-Unis ont besoin d’un véritable parti de la paix. Les deux formations représentées au Congrès, républicaine comme démocrate, sont sous l’emprise du complexe militaro-industriel.