Johanna Rolland : « J’ai envie que nous soyons au second tour de l’élection présidentielle »

Nantes (44) le 25/10/18. Johanna Rolland, maire de Nantes et présidente de Nantes Métropole. © Martial Ruaud

Johanna Rolland est maire de Nantes depuis 2014. Elle a été réélue largement avec 59 % des voix au second tour en 2020. Présidente de France urbaine, elle fait aussi partie d’un réseau des maires des grandes métropoles de gauche qui se positionnent sur les enjeux politiques de 2022. Nous avons souhaité l’interroger sur la politique qu’elle mène à Nantes, sur les enjeux nationaux et sur les dynamiques identitaires bretonnes. Retranscription par Dany Meyniel et Catherine Malgouyres-Coffin.

LVSL – À la différence de Martine Aubry à Lille ou François Rebsamen à Dijon, vous avez choisi de faire alliance avec la liste écologiste à Nantes au second tour des dernières municipales. Cette alliance marque votre orientation vers une « sociale-écologie » qui réconcilierait la question sociale à l’écologie et à la préservation du vivant. Pouvez-vous nous exposer votre vision de l’écologie ?

Johanna Rolland – Dès 2014, j’ai fait le choix de l’alliance avec les écologistes et d’une gauche diverse et rassemblée. Je n’ai pas attendu les dernières échéances électorales pour faire ce choix. Ce dernier est intrinsèque au parcours qui est le mien depuis le tout début de mes engagements dans la vie publique et politique. Depuis 2014, je mène une équipe plurielle de gauche, écologique, citoyenne avec des gens d’expérience et des personnes issues du renouvellement : cette composition est assez remarquable pour une grande ville.

Ma vision de l’écologie se décline en deux faisceaux. Le premier est indubitablement la responsabilité de la génération à laquelle j’appartiens [Johanna Rolland est née en 1979, NDLR]. C’est maintenant que nous devons agir, il n’y a plus de temps à perdre. Il y a cinq ans étaient signés les accords de la COP21 à Paris. On sait à quel point chaque semaine va compter, et il y a donc urgence à prendre en compte totalement les enjeux de l’écologie.

Le deuxième point essentiel, c’est que je crois profondément à l’échelle des villes pour appliquer ces accords. La première raison est factuelle et concrète : 70 % des émissions de gaz à effet de serre sont dans les villes. Soit on considère que les villes sont une part du problème, soit qu’elles sont une part de la solution. C’est cette dernière option que je soutiens. Le deuxième point important est de niveau mondial : quand Donald Trump est sorti de l’accord de Paris, un certain nombre de villes américaines ont préféré rester et prendre leurs responsabilités et leurs décisions. La capacité à peser, la capacité à le faire, pas simplement dans les mots ou l’énoncé, est extrêmement forte dans nos villes.

A Nantes en 2016, on lance un grand débat sur la transition énergétique. A l’issue de ce débat on s’engage sur 33 points. De fait, nous décidons, dès ce moment-là, qu’à l’horizon 2030, 1 milliard d’euros seront investis sur les déplacements et 300 millions d’euros sur la rénovation énergétique des logements.

Ensuite il y a effectivement la question sociale à laquelle je suis très attachée. D’ailleurs c’est mon parcours avant de faire de la politique : j’ai travaillé dans des ONG en Afrique et en Bosnie. Mes premières années de vie professionnelle étaient au cœur des quartiers populaires, notamment dans la ville du Creusot, cité ouvrière où je travaillais pour les quartiers concernés par les nouvelles politiques de la ville. Tout mon parcours familial, personnel, associatif et politique est marqué par cette question de la lutte contre les inégalités. Quand je suis devenue maire en 2015, j’ai mesuré à quel point il y avait un enjeu de lutte contre les inégalités à travers le combat écologique. Considérons un exemple concret : sur l’achat d’alimentation biologique, la part des cadres est quatre fois plus importante que la part d’ouvriers, en termes de CSP. Evidemment que dans ces conditions, la question sociale reste majeure.

Sur la question des migrants, demain il y aura plus de réfugiés climatiques que de réfugiés économiques. Là aussi, la question écologique versus inégalités est majeure. À Nantes, j’ai fait le choix de mettre la transition écologique au service de la lutte contre les inégalités et cette ambition-là est très concrètement traduite dans les faits. Depuis six mois à Nantes, 50 % des logements sociaux sont chauffés aux énergies renouvelables, non seulement parce que c’est mieux pour le climat, mais aussi parce que c’est mieux pour le pouvoir d’achat des locataires, y compris des plus modestes. Je connais des villes en Europe qui font de l’écologie, elles font des écoquartiers très beaux : entre 7 et 12 % de la population de ces métropoles peut y habiter. C’est un choix respectable, c’est une forme d’écologie. Mais ce n’est pas l’écologie mise au service de la lutte contre les inégalités.

Pour moi, c’est ça la sociale-écologie. C’est cette idée d’un nouveau contrat social et écologique. La première mesure de ce nouveau mandat est la baisse de 20 % du prix des abonnements dans les transports en commun. Pour faciliter la mobilité, nous faisons le choix du transport en commun pour les déplacements, mais aussi celui du pouvoir d’achat. On ne peut pas faire comme si nous n’avions rien entendu au moment des gilets jaunes, dont le message était : « on doit choisir entre la fin du monde et la fin du mois ». Les responsables politiques d’aujourd’hui qui sont dans la réalité et dans le concret doivent justement trouver des solutions qui conjuguent les enjeux sociaux et les enjeux écologiques.

LVSL – Dans votre accord de juin avec EELV les mots « attractivité » et « croissance » ont complètement disparu alors qu’ils étaient au cœur des politiques menées lors de votre premier mandat. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

J.R. – Le sujet, toujours, c’est le projet de société. Quelle ville veut-on construire, quelle métropole ? Derrière cette idée de la sociale-écologie, il y a l’idée d’un modèle de développement plus qualitatif. C’est un tournant assumé que de dire que le développement de notre ville met l’humain au cœur, met la planète au cœur, ainsi que la création de valeur. Il y a cette capacité dans nos villes à inventer un nouveau modèle de développement plus qualitatif.

Ce dernier passe aussi par un autre rapport entre les métropoles et les territoires périurbains et ruraux. En France nous avons beaucoup opposé les territoires urbains et les territoires ruraux… Pourtant, le lien entre ces territoires est totalement corrélé à cette question du développement. En effet, on ne pense pas le développement d’une ville du point de vue qualitatif, on n’interroge pas les enjeux tels que ceux que vous évoquez, sans penser autrement le rapport avec les territoires périurbains et ruraux.

Il y a deux modèles de métropoles en France, il faut en inventer un troisième. Selon le premier modèle, les métropoles ont asséché les territoires ruraux. Le deuxième modèle – et je le dis de manière un peu taquine – c’est la théorie du ruissellement où les métropoles dans leur grande prospérité vont irriguer les autres territoires. Il faut créer un troisième modèle parce que l’enjeu écologique nous invite à penser en réciprocité les territoires urbains, périurbains et ruraux. Quand on pense énergie, quand on pense alimentation, on doit penser les interactions positives et les complémentarités entre nos territoires. Il y a de fait une évolution du positionnement des métropoles.

Quand on oppose en permanence les villes et les campagnes et que l’on dit partout que les villes sont riches et les campagnes sont pauvres, c’est désobligeant pour un certain nombre de territoires ruraux qui sont particulièrement innovants. Surtout, c’est une faute majeure car c’est faire croire que toutes les métropoles sont riches. Or, jusqu’à preuve du contraire, les grandes poches de précarité sont nos quartiers populaires : là où se concentre le plus de pauvreté c’est bien à l’intérieur des métropoles. Afficher ce constat, c’est dire aux habitants de ces quartiers qu’ils sont invisibles parce qu’ils ne se reconnaissent ni dans cette image des métropoles prospères ni comme des habitants de territoires ruraux. Ainsi, il faut vraiment bouger et le regard et l’action sur cette question.

LVSL – Vous abordez ce deuxième mandat de maire de Nantes et présidente de Nantes Métropole en marquant un virage à gauche. On peut citer votre soutien passé au candidat Manuel Valls, votre position favorable au projet de l’aéroport Notre-Dame-des-Landes puis celui du double stade YelloPark. Pourquoi ce changement de braquet ?

J.R. – À quoi est due cette analyse qui est la vôtre, comme ce pseudo-virage en 2017 ? Ce n’est pas mon vécu, ce n’est pas mon ressenti. Je suis une femme de gauche depuis toujours, je me suis engagée d’abord sur le terrain associatif puis sur le terrain international, j’ai toujours fait du combat contre les inégalités ma boussole. La sociale-écologie est la ligne politique que je défends et je vous invite à regarder de quand elle date. La première fois que je parle de la sociale-écologie c’est fin 2015 donc je suis désolée, je ne me retrouve pas dans la question telle que vous la posez…

LVSL – C’est le regard d’un certain nombre de commentateurs sur votre positionnement stratégique. On entend que vous puissiez le contester, quelle appréciation portez-vous là-dessus ?

J.R. – Simplement, sur la question que vous évoquez, j’ai toujours revendiqué en liberté les choix qui sont les miens. Je vais prendre un exemple très concret : sous le quinquennat Hollande j’ai affiché mon désaccord sur la déchéance de nationalité publiquement parce que cela heurtait mes convictions les plus profondes. Pour moi, il est essentiel de garder cette liberté personnelle et même de la cultiver.

LVSL – Longtemps structurée par son industrie et son port, Nantes rayonne aujourd’hui à travers la culture. La ville a développé la culture comme un élément stratégique fort pour le renouvellement urbain. Ce mouvement a été indissociable de la métropolisation et de la logique d’attractivité. Comment concilier attractivité et gentrification avec une qualité de vie pour les habitants qui n’expulse pas progressivement les classes populaires et les classes moyennes du cœur des villes ? 

J.R. – Premièrement, nous faisons des choix politiques et stratégiques notamment en matière de logement. Dans toutes les opérations publiques que nous menons, nous imposons aujourd’hui un tiers de logements sociaux, un tiers de logements abordables, un tiers de logements libres. Nous souhaitons donner à chacune et chacun l’opportunité de choisir l’endroit où il habite. Voici un exemple d’opération : dans le cœur de Nantes sur la place Aristide Briand, il y a l’hôtel « Radisson » 4 étoiles et à côté de cet hôtel il y a le site de l’ancienne prison de Nantes qui a été en grande partie démoli. Il y a une opération en cours aujourd’hui où il y a une crèche et des logements de personnes âgées. À cet endroit, nous avons fait le choix politique, avec un grand P, de faire 50 % de logements sociaux. À l’époque, l’opposition municipale avait quand même souligné : « 50 % de logements sociaux, c’est peut-être beaucoup dans ce quartier ». Ce à quoi j’ai répondu et revendiqué de ne pas mettre tous les logements sociaux dans les quartiers populaires.

Ainsi une des réponses majeures à ce sujet, c’est la stratégie que nous menons en matière de logement.

La deuxième chose, c’est d’être attentifs à des nouvelles manières de faire. Par exemple, nous avons lancé sur le territoire Nantes – Saint-Nazaire un organisme foncier solidaire en disant que demain, il y a une partie des Français qui peuvent avoir envie d’être propriétaires sans être forcément propriétaires du foncier. Il y a encore quarante ans, cela aurait été inimaginable dans le logiciel français. Ce système a une vraie vertu de régulation. C’est-à-dire que la puissance publique reste propriétaire du foncier, les gens accèdent à la propriété et on évite le fait que quand ils revendent cinq ou six ans plus tard, il y a une plus-value, une hausse des prix et une logique inflationniste. Cela évite qu’une partie des gens ne puisse pas se loger.

À Nantes nous ne voulons laisser personne sur bord de la route. Je ne dis pas que c’est facile, qu’il n’y a pas des gens qui aujourd’hui rencontrent des difficultés, mais nous voulons faire le maximum pour garder cette ville accessible à tous et, j’insiste, dans tous les endroits de la ville. Il est très important de ne pas avoir des quartiers assignés à telle ou telle situation. Selon un deuxième exemple très concret, à côté du fameux éléphant nantais, il y a un immeuble blanc qui s’appelle « l’Oiseau des Îles ». Eh bien cette opération c’est du logement social ; quand j’emmène des gens là-bas, de l’extérieur personne n’est capable de dire que c’est un immeuble de logements sociaux. Ces deux exemples concrets illustrent les choix que nous faisons pour avoir une ville qui soit accessible au plus grand nombre.

Considérons les habitants qui rejoignent la dynamique nantaise. Cette dynamique est faite de gens qui rejoignent le territoire parce qu’ils y ont un projet, parce que la ville et sa taille humaine leur correspondent. La dynamique nantaise, c’est d’abord son taux de natalité qui est supérieur à la moyenne du pays : nous bénéficions d’une dynamique démographique qui est aussi une dynamique démographique interne. Puis, contrairement à certaines idées reçues, à certaines littératures politiques que vous avez sans doute regardées pour préparer cet entretien, selon les études de l’INSEE ou de l’AURAN, ce sont des ouvriers, des employés et des gens en situation professionnelle intermédiaire qui rejoignent la dynamique nantaise. Ils sont nombreux, pour une raison simple : quand on regarde les arrivées d’un point de vue territorial, Nantes attire les gens des départements limitrophes, les gens de la région voisine et ensuite de l’Ile-de-France. Je le verbalise parce que s’appuyer sur le réel, s’appuyer sur ce qui se passe vraiment dans les villes pour pouvoir agir ensuite, c’est se donner les moyens d’essayer au maximum d’être efficace.

LVSL – Du fait de la crise sanitaire, les enjeux liés à la santé sortent renforcés dans l’opinion publique. Vous portez un projet de transfert du CHU de Nantes qui ne convainc pas une partie de la population (accessibilité, site inondable, absence de dialogue, baisse du nombre de lits et suppression de postes de soignants, etc.). Quel est votre positionnement sur l’hôpital public ?

J.R. – Dès le premier tour de la campagne municipale, avant la crise sanitaire, j’avais proposé quatre orientations dans le projet aux Nantais et la première c’était la santé. De fait, sur le terrain, je voyais monter les enjeux d’accès aux soins et j’entendais des Nantais aborder le problème de la désertification médicale dans le monde rural ; on devrait aussi en parler dans le monde urbain. On a dans nos quartiers populaires, et plus globalement dans nos villes, des vraies questions d’accès aux soins : les médecins qui partent en retraite et qui ne sont pas remplacés, par exemple. Les enjeux de santé sont croissants, et peut-être y aura-t-il demain un projet de décentralisation lié à l’organisation du système de santé.

Au moment de la loi NOTRe  – Nouvelle Organisation Territoriale de la République -, et de la loi MAPAM – Modernisation de l’Action Publique territoriale et d’Affirmation des Métropoles, nos associations d’élus toutes sensibilités politiques confondues, se sont battues pour avoir le tourisme et pour garder le développement économique. Le grand absent de ces débats parlementaires a paradoxalement été la santé. C’est donc fondamentalement un enjeu politique, au sens profond du terme, absolument majeur.

Quant au projet du CHU sur l’Île de Nantes, je soutiens totalement ce projet cela est clair. Je suis convaincue que c’est une chance pour Nantes et les Nantais. Mais d’un point de vue factuel, je ne porte pas ce projet puisqu’il est porté par le ministère de la Santé et c’est d’ailleurs l’État qui va en financer une très large partie. Ensuite, vous indiquez que le projet ne convainc pas tous les Nantais. Certes, mais je ne connais pas beaucoup de projets qui rencontrent 100% d’adhésion. Deux points sont à souligner. D’abord, le permis de construire a été déposé à l’été et depuis il n’y a eu aucun recours contre ce dernier. J’ai connu d’autres projets où les gens n’avaient pas manqué de faire des recours. Sur celui-ci il n’y en a eu aucun, c’est un fait incontestable. Le deuxième point est une enquête, un baromètre que la métropole avait réalisé, dans lequel était demandé l’avis des habitants de la métropole sur ce projet – à ma connaissance, c’est la seule enquête qualitative sur ce projet – et qui de mémoire donnait 82% des habitants de la métropole favorables à ce transfert.

Sur le fond, il y a un vrai sujet politique qu’est la question du service de santé. Décide-t-on d’investir dans le service public de santé parce que c’est celui qui s’adresse aux plus fragiles, comme à l’hôpital Mère et Enfant à Nantes ? Cet hôpital accueille des Nantaises évidemment, il accueille toutes celles qui ont les pathologies les plus complexes parce que c’est l’hôpital de recours au sens de l’hôpital régional. Il accueille les femmes migrantes et les femmes en grande précarité. Donc la question politique qui est devant nous, c’est oui ou non fait-on le choix d’un service public de santé innovant dans lequel on met des moyens et dans lequel les questions des rémunérations des soignants se posent ? Pendant la crise, j’ai demandé la revalorisation des métiers de la santé. C’était une nécessité, notamment sur le plan de l’égalité hommes-femmes, quand on voit la part des femmes, aides-soignantes et infirmières sur le plan strict de la santé. La revalorisation des salaires devait être à la hauteur des enjeux de ces métiers.

Pour finir sur la question du CHU nantais, il y a un enjeu qui est celui de la localisation. Si le CHU de demain est localisé à cet endroit, c’est parce que notre choix est de mettre côte à côte l’hôpital et l’université. Ceux qui en parlent le mieux, ce sont les médecins. Ces médecins me disent que dans une journée, ils ont besoin d’être auprès de leurs patients, besoin d’aller faire cours aux étudiants, besoin de travailler dans le laboratoire de recherches. C’est une forme d’écosystème de santé. Nous revendiquons sur le fond cette jonction, cette synergie entre la faculté de santé qui sera aussi construire sur l’Île et le projet de CHU. Plus globalement, la crise sanitaire nous impose de revisiter notre logiciel en matière de santé. Je pense que ça ne date pas de ce quinquennat, c’est plus ancien : on a trop pressurisé l’hôpital public. Je ne rentre pas dans les détails et si vous avez en tête ce mécanisme qui s’appelle l’Ondam [Objectif national des dépenses de l’assurance maladie, ndlr], en fait l’hôpital français a globalement tenu la trajectoire financière. C’est à lui qu’on a demandé encore plus d’efforts après… À un moment, on ne peut pas demander aux gens de faire plus avec moins. Ainsi, il y a de vrais enjeux en matière de recherche, en matière d’équipements, mais il me semble que l’urgence c’est l’enjeu en matière de ressources humaines. En tant que présidente de métropole, j’échange avec tous mes collègues et on voit des équipes qui sont épuisées. Celles et ceux qui ont été en première ligne dans la première vague de la crise n’ont pas récupéré, ni psychologiquement ni physiquement. Les équipes qui ont accueilli la deuxième vague sont dans un état de fatigue que les Français doivent mesurer. Ainsi l’enjeu de la santé, au-delà même du moment que nous vivons, est un des enjeux politiques majeur des années à venir.

LVSL – Que pensez-vous du projet de loi 3D (décentralisation, différenciation, déconcentration) ? Ne pensez-vous pas que le premier risque séparatiste est le séparatisme régionaliste et que la France pourrait à moyen terme se retrouver dans la même situation que l’Espagne avec la Catalogne ? 

J.R. – Nous restons un pays très jacobin, avec une tradition qui reste assez centralisatrice. C’est une tradition historique largement accompagnée par une partie des hauts fonctionnaires de Bercy.

Je suis une fervente partisane de la décentralisation, je suis pour une nouvelle étape de la décentralisation, mais je pense qu’on a besoin d’un État fort et d’un État stratège. On a besoin d’un État avec une vraie stratégie sur la politique de l’énergie et on a besoin d’un État fort sur les sujets régaliens. L’éducation doit rester un sujet régalien. Quand je vois la réforme de l’éducation qui se prépare et qui est en train de détricoter une partie de la géographie de l’éducation prioritaire, ce n’est pas le chemin que la gauche du pays peut soutenir puisqu’on nous propose un chemin qui est contraire aux enjeux d’égalité. Donc je le répète, je pense qu’on a besoin d’un État fort et d’un État stratège.

En revanche, après la démonstration des limites voire de l’impuissance de l’État sur un certain nombre de sujets, notamment sur les masques, dans les grandes villes les réactions ne se sont pas faites attendre. Nous savions que les habitants se retourneraient vers leur maire. Nous avons donc commandé des masques et dès la première quinzaine de mai les habitants recevaient dans leur boîte aux lettres des masques.

Ce que je veux dire, c’est que la puissance stratégique et la puissance logistique des grandes villes, des intercommunalités et des métropoles ont permis aux uns et aux autres de faire le maximum pour être au rendez-vous de la crise et des services rendus à la population.

Autre exemple : aujourd’hui le plan de relance consacre 0,8 % de son budget à la pauvreté, 0,8 % alors que toutes les associations tirent la sonnette d’alarme. À Nantes, dans une ville qui va plutôt bien, quand je suis allée rencontrer les bénévoles des Restos du Cœur avant que les locaux d’hiver n’ouvrent, ils organisaient une distribution exceptionnelle : cinq mille personnes sont venues. Nous avons dû déclencher des aides sociales. Nous avons revu nos critères d’attribution des aides du CCAS, pour qu’elles soient accordées plus de fois dans l’année, notamment pour que les personnes qui, pour la première fois de leur vie, basculent dans la précarité, puissent accéder à ces aides. Contrairement à une idée reçue et entretenue par la droite à propos de l’abus sur les aides, le vrai sujet est le non-recours aux droits. Ce n’est pas facile de pousser pour la première fois la porte d’un Centre communal d’action sociale, du Secours populaire ou des Restos du cœur. On a besoin d’un État stratège et celui-ci doit faire le choix de laisser une part d’initiatives, une part de capacité à faire, les territoires n’étant pas des lieux de gestion mais des lieux d’imagination et des lieux où on invente. En revanche je ne suis pas pour une vision de la décentralisation qui serait celle du repli ou du localo-localisme. De facto je pense que nous avons besoin des logiques de coopération entre les grandes villes, les grands territoires et c’est ce modèle-là que je défends.

LVSL – Est-ce que nous avons besoin de cette loi 3D ?

J.R. – On a besoin d’une loi sur la décentralisation, oui… Ensuite il va falloir observer attentivement, ce qu’on y met et pour faire quoi. Une partie du calendrier est d’ailleurs repoussée. Ce projet de loi se divise en deux : la partie loi organique c’est-à-dire ce qui concerne les sujets d’expérimentation, et celle sur la décentralisation qui est décalée.

LVSL – Vous êtes en alliance avec l’UDB et avez installé le drapeau breton sur la mairie de Nantes, sous les applaudissements des indépendantistes. Plus récemment, vous avez nommé un adjoint aux « enjeux bretons ». Souhaitez-vous l’intégration de Nantes dans la région Bretagne ?

J.R. – Il y a plusieurs sujets sur la question bretonne. D’abord, Nantes est bercée par une diversité d’influences de toutes cultures et d’origines et la question bretonne en fait partie. Je suis très favorable à l’enseignement du breton et au développement de la culture bretonne, parce que c’est là aussi une question d’ouverture. Quand on apprend une nouvelle langue, quand on apprend une culture, on découvre aussi des choses, on découvre l’autre. Par conséquent, à Nantes, nous avons fait en sorte qu’il y ait un certain nombre de filières bilingues de la petite enfance jusqu’à, je l’espère demain, l’Université. Nous avons cinq cents élèves qui apprennent le breton à Nantes.

Ensuite, il y a un deuxième sujet démocratique. Nous n’en avons pas beaucoup parlé jusqu’à présent, mais je suis très attachée au dialogue citoyen. La démocratie représentative aujourd’hui doit se conjuguer avec une démocratie participative. Pierre Rosanvallon utilise cette formule, très juste, qui dit que pour une partie des citoyens la démocratie représentative est devenue une démocratie privative et que bon nombre d’habitants aujourd’hui veulent avoir les moyens de s’exprimer, d’agir et pas simplement au moment des élections. Il y a une pétition sur notre territoire qui a réuni de très nombreuses signatures. Quand il y a eu une mobilisation citoyenne, on doit proposer un débouché démocratique : ainsi j’ai pris l’engagement dans la dernière campagne électorale de proposer lors des vœux du conseil municipal une consultation par un référendum sur cette question du rattachement. Quand il y a une expression démocratique, on doit en tenir compte et proposer un chemin sur ce sujet.

LVSL – Vous ne pensez pas que cela va au-delà de la question de la pure ouverture culturelle ? Si on prend Nantes, ce n’est pas une ville qui historiquement a réellement parlé le breton. Il y a d’ailleurs une relecture identitaire et politicienne aux dépens de la langue historique le Gallo qui semble, elle, condamnée à mourir pour que le breton triomphe. Il y a quelque chose qui est en partie artificiel dans cette dynamique identitaire : est-ce que vous pensez qu’il est sain de l’encourager ?

J.R. – C’est tout le débat sur la question du rattachement. C’est à dire qu’il y a un certain nombre de Nantais qui disent aujourd’hui qu’ils sont tout à fait heureux de visiter le musée d’arts en ayant la possibilité d’avoir les descriptions des œuvres exposées en breton, mais ce n’est pas pour ça qu’ils sont favorables au rattachement au sens administratif. Ce débat et la diversité des positions que vous évoquez existent dans notre ville et quand un débat existe et qu’il y a eu une mobilisation citoyenne forte, il est utile de lui donner un débouché démocratique. Car lorsqu’il n’y a aucun espace démocratique, cela ne facilite pas l’expression ni la diversité des points de vue qui, sur un tel sujet, me semblent légitimes.

LVSL – Et quelle serait votre position lors de ce référendum s’il devait avoir lieu ?

J.R. – J’ai eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises : je suis plutôt sur une logique de renforcement des coopérations entre les grandes villes.

LVSL – Donc vous voteriez « Non » ?

J.R. – Comme je l’ai dit, je suis sur une logique de renforcement des coopérations entre les grandes villes, donc oui.

LVSL – La thématique des violences policières est montée dans le débat national. Le cas de Steve a fait figure d’exemple paroxystique des dérives liées à la doctrine de maintien de l’ordre. Plus récemment, le débat sur la loi sécurité globale fait rage. Que pensez-vous de cette loi et des violences policières ?

J.R. – Il faut en tout premier lieu mesurer comment le drame qu’a constitué la mort de Steve a meurtri Nantes. Il faut mesurer l’émotion suscitée, les questions qui ont émergé et à quel point il est impératif que la justice puisse faire la totale lumière sur ce qui s’est passé. Ensuite, derrière cette question des violences policières, il y a une question de doctrine du maintien de l’ordre. Je fais partie des élus qui disent clairement et depuis un moment, depuis l’affaire Steve, qu’ils sont favorables à ce que ce soit une autorité indépendante qui remplace l’IGPN. Sur le projet de loi, je me suis prononcée publiquement contre l’article 24 pour plusieurs raisons. Je pense qu’en réalité il ne remplit pas la fonction qui lui est assignée. Évidemment, il y a besoin de protéger les forces de l’ordre dans notre pays, mais je ne crois pas que cet article remplisse cette fonction.

LVSL – Quel regard portez-vous sur l’échéance présidentielle de 2022 ? Pensez-vous qu’Anne Hidalgo soit la mieux placée pour représenter la sociale-écologie ? Ou souhaitez-vous l’émergence d’un candidat issu de l’écologie politique ? Qu’est-ce que vous pensez de l’idée d’une primaire ?

J.R. – Nous avons une responsabilité collective, nous la gauche écolo pour l’élection présidentielle 2022. La gauche démocratique, moderne, écolo, entrepreneuriale et laïque de ce pays, porte une responsabilité. Je suis clairement pour un projet commun et une fois qu’on a un projet commun, un candidat commun parce que je ne souhaite pas que nous fassions à nouveau 6 % à l’élection présidentielle ! J’ai envie que nous soyons au deuxième tour de l’élection présidentielle. Je veux qu’on se donne la force d’agir en commun, de porter nos idées parce que je ne souhaite pas que les Français soient obligés de choisir entre une ligne néolibérale et une ligne gravissime qui entacherait profondément la République, celle portée par Marine Le Pen. Nous devons dépasser nos egos. Nous devons travailler sur nos nuances, travailler le cas échéant sur nos divergences en partant du fond, des idées et du projet. Toute une partie du peuple de gauche est quand même orpheline d’une proposition à la hauteur des enjeux. Ce qui, à l’inverse, donne de l’espoir, c’est que cette gauche existe et qu’elle existe dans plein d’endroits. Je vois des associations, des syndicats, des ONG où cette gauche est dans l’action. Elle est dans le faire, dans le projet. Je suis pour un projet commun et pour un rassemblement qui, à mon sens, doit dépasser les partis politiques au sens traditionnel du terme, même s’ils sont nécessaires parce qu’ils structurent la vie démocratique. Lorsqu’on veut porter un projet sans corps intermédiaire, ce qui arrive après, c’est la logique d’un pouvoir exclusivement vertical avec les limites que nous connaissons.

Ce rassemblement doit dépasser les organes politiques au sens traditionnel et aller chercher les forces vives dans les syndicats, dans les associations et dans les ONG. C’est ce que nous faisons sur nos territoires. Au regard du déroulement des élections municipales, à Rennes avec Nathalie Appéré, à Clermont-Ferrand avec Olivier Bianchi, à Nancy avec Mathieu Klein, à Strasbourg avec Jeanne Barseghian, à Montpellier avec Michaël Delafosse, à Tours avec Emmanuel Denis, à Bordeaux avec Pierre Hurmic, tous, nous avons créé cette synergie, non seulement à partir des organisations politiques, mais aussi des forces associatives et des tissus d’engagement sur nos territoires.

Ainsi, je souhaite d’abord un projet commun et ensuite un candidat ou une candidate en commun.

LVSL – Anne Hidalgo pourrait-elle être cette candidate de synthèse, elle qui fait justement partie de ces maires ?

J.R. – Anne a évidemment d’éminentes qualités mais je redis – et je sais qu’elle est en phase avec ça – qu’il faut d’abord parler du projet et du fond. C’est essentiel. Ensuite, l’étape de l’incarnation viendra et on trouvera.

LVSL – Vous disposez d’une visibilité nationale plus importante qu’auparavant, notamment en lien avec votre présidence de France urbaine. Est-ce que vous envisagez un destin politique national ?

J.R. – Je ferai la distinction entre la dimension strictement politique et la présidence de France urbaine. À France urbaine, je suis la garante de la diversité des expressions et sensibilités politiques. C’est une association d’élus transpartisane et j’y suis très attentive. Je dois m’assurer que chaque élu et élue membre de ce réseau des grandes villes, des grandes métropoles, quelle que soit sa sensibilité, y trouve un espace de travail, un espace constructif, un outil au service de tous les maires et présidents d’agglomération et de métropole. En revanche, nous sommes un certain nombre de maires des grandes villes à être prêts à collaborer à une aventure collective qui a du sens, qui doit donner de l’espoir et des réponses concrètes aux Français. Je fais partie de ceux qui sont prêts à contribuer à une démarche collective de cette nature à partir du moment où on connait sa raison d’être et son sens. Par conséquent, cela ne peut pas se faire à n’importe quelle condition, pas pour reconstituer quinze écuries où on passe plus de temps à faire du billard à douze bandes qu’à se demander quel est le travail de fond de la gauche d’aujourd’hui. Des sujets ont émergé et la réponse de la gauche de 2021 ne peut pas être la réponse de la gauche des années 80, la société n’est plus la même. Que dit la gauche sur les mutations du travail ? Que dit-elle sur la mutation écologique ? Que dit-elle sur la transition numérique ? Comment protège-t-on nos libertés individuelles dans une société que le numérique a totalement intégrée ? Que dit la gauche sur le sujet des migrations ? De fait, je ne vais pas faire l’exhaustivité de tous les sujets, mais je crois que la gauche a un vrai travail de fond à réaliser. Nous devons le faire collectivement, dans une interaction avec les acteurs que sont les ONG et les syndicats qui sont en attente de ce collectif. Des acteurs de la société civile nous demandent régulièrement si nous nous mettons en situation collectivement pour proposer un débouché politique. Il est donc de notre responsabilité d’y contribuer.