La bataille des lobbies européens autour de la directive copyright

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La proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique sort de sa phase de négociation et aborde sa dernière ligne droite : celle des adoptions par les deux co-législateurs que sont le Conseil européen et le Parlement européen. Depuis sa création, la proposition de directive cristallise les passions. État des lieux des jeux d’influence et des tractations européennes opérées sur ce texte depuis son entrée en négociation en septembre 2018.


Il est des actes législatifs européens qui cristallisent enjeux et luttes d’influence à travers le continent. La directive copyright, objet d’intensives batailles rangées entre lobbyistes, centralise autour d’elle de fortes crispations. La cause ? Une altération de plusieurs droits et principes fondamentaux européens et de l’Internet : la liberté d’expression, le partage/l’échange libre et ouvert des connaissances et informations à travers le continent.

L’actuelle proposition de directive copyright

Initialement conçue pour moderniser et harmoniser les cadres applicatifs des droits d’auteurs et du droit voisin sur Internet, la proposition de directive prétendait « favoriser l’innovation » ou l’« émergence de nouveaux acteurs ». La « proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique » dans sa version actualisée souhaite provoquer un renversement paradigmatique des droits d’auteur et du droit voisin – ayants-droits – sur Internet ainsi que des principes fondamentaux du World Wide Web. Et cela de deux manières :

[1] L’article 13 propose de revoir le système de « Notice and take down », filtrage a posteriori où les plateformes en ligne sont considérées comme simples hébergeurs de vidéos. À la place, le texte prévoit d’imposer le système de filtrage a priori des contenus postés sur internet en incitant les plateformes en ligne à avoir recours aux nouvelles technologies de robocopyright (censorship machine comme le Content ID pour YouTube, Signature pour l’INA et Dailymotion, Audible Magic) par l’implémentation de filtres de téléchargement. Il s’agit d’un bouleversement majeur visant à entraîner la responsabilité des plateformes en ligne dans la détection de contenus contraires aux droits d’auteur-droit voisin et à contourner ainsi la jurisprudence SABAM depuis l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 24 novembre 2011 qui concluait que les droits d’auteur ne sont pas supérieurs à la liberté de recevoir et de communiquer des informations.

[2] L’article 11 propose la taxation des agrégateurs d’information – Google Actualités, Digg, Reddit – qui exploitent ou référencent des articles de presse (titre, résumé, lien URL). Le dispositif, qui existe en Espagne depuis 2014 et qui a failli être mis en place en Allemagne (Google Lex), met en cause les principes fondamentaux à l’origine de l’Internet et du web. Un système de taxation actif en aval mais qui n’évoque pas l’idée d’une taxation plus générale du portefeuille d’activités des plateformes en amont comme par exemple, taxer Google Actualités sans taxer Alphabet Inc., société-mère de l’ensemble des applications de Google.

En entrant dans une phase de négociation inter-institutionnelle également appelée trilogue, entre septembre 2018 et février 2019 la proposition de directive copyright est discutée entre plusieurs représentants du Conseil, du Parlement européen et de la Commission européenne dans des conditions opaques. Au cours de cette phase, trois campagnes de lobbying intensives et antagonistes ont eu lieu autour du texte.

Une campagne de lobbying anti-directive intensive

Les entreprises de rang mondial comme les GAFAM se sont très vite lancées dans la bataille contre cette proposition de directive qui va à l’encontre du business model de leurs plateformes en ligne qui vise à fournir aux utilisateurs un maximum de contenu tout en redistribuant une part modeste des bénéfices générés aux auteurs et aux ayants droit. De nombreux lobbies du secteur se sont engagés dans la bataille. Le CCIA, Digital Europe, l’EDiMA (association commerciale représentant de nombreuses plateformes en ligne : Google et Facebook notamment), le think tank français Renaissance numérique (qui a pour partenaires les filiales françaises de Google, Microsoft et Facebook), des entreprises plus directement comme Alphabet Inc. (Google, YouTube) ont lancé une campagne de lobbying intense et quasi-inédite dans l’histoire du Conseil et du Parlement européen. La célèbre plateforme en ligne YouTube fut l’un des fers de lance de cette activité de lobbyisme. Le lundi 22 octobre 2018, Susan Wojcicki, CEO de YouTube, envoie un message à tous les créateurs de la plateforme pour leur demander de s’engager contre le projet de directive européenne : « Expliquez, sur les réseaux sociaux et sur votre chaîne, pourquoi l’économie créative est importante et comment vous serez affectés par cette directive ». Objectif : transformer les youtubeurs en militants anti-article 13 en faisant miroiter la supposée fin de YouTube.

En novembre 2018, Axel Voss, député européen et rapporteur général de la proposition de directive pour le Parlement, invita Susan Wojcicki à Strasbourg afin de débattre du texte. Une rencontre qui permit à des équipes de la plateforme d’opérer un lobbying intensif au sein même des locaux du Parlement européen qui ne fut pas au goût d’une partie des députés. Samedi 19 janvier 2019, changement d’échelle et de public. Google lance une campagne d’affichage de certains résultats de son moteur de recherche en appliquant supposément la proposition du projet de directive européenne. Le résultat : une page d’accueil caviardée-tronquée, sans titres d’articles, sans images ou snippets qui sont des résumés de liens internet ou d’articles, non-référencement des articles des sites Le Monde/Le Parisien/BFMTV avec comme seul affichage des résultats de Wikipédia. Le mardi 22 janvier 2019, Jennifer Bernal, responsable des relations publiques pour l’Europe, le Moyen Orient et l’Afrique, surenchérissait et mettait une nouvelle fois en garde dans une interview accordée à Bloomberg sur l’option visant à supprimer Google Actualités du territoire communautaire en cas d’adoption de l’article 11 en l’état. Des demandes de révision et clarification du texte que renouvellent aujourd’hui l’entreprise au travers de son Senior Vice-President of Global Affairs, Kent Walker, sur une note de blog du 3 mars 2019 après l’adoption du texte en trilogue. Une campagne globale qui a lancé le hashtag #SaveMyInternet, et appuyé une pétition majeure regroupant actuellement 4,93 millions de signatures « Stop the censorship-machinery ! Save the Internet ! ».

Les ONG de l’internet libre et ouvert, consommateurs et les universitaires : une société civile face à la fragilisation des droits et principes fondamentaux

Les ONG de défense des libertés sur internet, programmeurs, de défense des consommateurs et certains universitaires se sont également très vite lancés dans la bataille contre cette proposition de directive. Le réseau European Digital Rights (EDRi) composé de 39 ONG, la fondation Mozilla, la fondation Free Software Foundation Europe, le think thank  OpenForum Europe, la Quadrature du Net, l’APRIL, Public Knowledge, Creative Commons, Syntec Numérique, le Comité National du Logiciel Libre ou encore l’Electronic Frontier Foundation, ONG majeure de la défense des libertés numériques ont ainsi élaboré différentes stratégies d’information du public et de lobbying. Ont été mises en place des veilles juridiques, législatives et parlementaires, des lettres ouvertes comme le 16 octobre 2017 par Liberties et l’EDRi et le 29 Janvier 2019 par l’EDRi et 87 ONG appelant au retrait des articles 11 et 13. Il y a eu également le lancement des campagnes Savecodeshare.eu, Saveyourinternet.eu, #SaveYourInternet, #SaveOurInternet, #SaveTheLink. De son côté, l’association européenne des consommateurs BEUC évoque une difficulté supplémentaire pour les usagers de partager en ligne leurs propres musiques-vidéos-photographies sans but lucratif et dénoncent une réforme déconnectée des réalités vécues de l’Internet. Il est à noter que ces deux premiers types d’acteurs, bien qu’opposés au texte, ne font pas bataille commune. Les ONG de défense des libertés sur internet se sont ainsi immédiatement désolidarisées des entreprises de rang mondial avec qui elles ne partagent que peu de valeurs et qu’elles combattent quotidiennement, de par leurs pratiques jugées non-éthiques et leurs positions monopolistiques dans le secteur numérique.

Du côté des universitaires, de nombreux travaux ou lettres ouvertes faisant état d’un scepticisme sur la proposition de directive ont été publiés. C’est le cas d’un article universitaire co-signé par six enseignants-chercheurs dans la European Intellectual Property Review. À l’intérieur, ces chercheurs des universités de Stanford, Cambridge, Amsterdam, Oslo et de l’Institut Max Planck remettent notamment en cause les principes de filtrage a priori de l’article 13 et du considérant n°38. Ils proposent ainsi plusieurs alternatives permettant de préserver l’intégrité des droits fondamentaux de l’Union européenne comme la liberté d’expression et certains principes majeurs de l’Internet. Des réserves également exprimées depuis Genève par le rapporteur spécial de l’ONU sur la liberté d’expression, David Kaye, en juin 2018. Concernant la taxe sur les liens et résumés sur internet, une centaine de pionniers de l’Internet, dont Vint Cerf et Tim Berners-Lee, ont pris une position publique mettant en avant les risques de contrôle et de censure des réseaux de l’Internet par une poignée d’ayants droit majeurs comme les grands éditeurs, majors de disque etc.

Les organisations de médias et grands éditeurs : un lobbying pro-directive important mais discret

En revanche, les organisations de médias et grandes maisons d’édition dans les domaines de la musique, de la télévision et du cinéma ainsi que les entreprises de filtrage se sont engagées de façon plus discrète et selon des calendriers très différents en faveur de cette proposition de directive.

Étrangement, les organisations de médias et grandes maisons d’édition comme la European Magazine Media Association, la European Newspaper Publishers’ Association, le European Publishers Council, News Media Europe ou encore le Syndicat de la presse quotidienne nationale en France ont agi de façon bien plus discrète en coulisses, se distinguant des deux types de lobbying précédents en médiatisant peu leurs positions. Seul un communiqué de presse de la Société des auteurs des arts visuels et de l’image fixe du 4 décembre 2018 dénonce une « campagne de désinformation massive » venant de plusieurs plateformes numériques en ligne.

Les organisations d’ayants-droit furent plus actives à travers des acteurs comme la SAA Authors EU, la SACEM en France ou encore la SABAM en Belgique. Demandant à ce que l’article 13 conserve sa dureté, ils mettent en avant depuis les débuts du trilogue la nécessité que l’article ne soit pas vidé de sa substance pour obliger les plateformes en ligne à rétribuer correctement les grands éditeurs. Alors que les négociations au sein du Conseil bloquaient, une action de lobbying majeure fut tentée le 7 février 2019 par la Fédération internationale de l’industrie phonographique – l’un des plus importants lobbies pro-article 13 – qui tenta un coup de bluff en menaçant de ne plus soutenir le projet de directive si aucun accord en faveur du texte n’était trouvé en Conseil.

Les entreprises spécialisées dans l’élaboration et la vente de technologies de filtrages sont quant à elles actives depuis l’élaboration du brouillon de la proposition de directive copyright en 2016, et ceci dans l’objectif de faire inscrire leurs produits dans la législation européenne.

Pour les groupes politiques à l’origine de la directive copyright le temps manque et l’étau se resserre. À quelques mois des élections européennes 2019 et des perspectives d’une nouvelle mandature aux équilibres politiques plus complexes, la proposition de directive n’a que deux issues : s’imposer ou exploser.