La Belgique tiraillée entre une Wallonie de gauche et une Flandre de droite

Le palais royal belge à Bruxelles. © Henri Buenen

Les belges sont habitués aux crises politiques. Après les élections de 2019, la formation de l’actuel gouvernement, une grande coalition réunissant écologistes, socialistes, libéraux et droite, avait ainsi pris plus d’un an. La combinaison d’un système proportionnel et d’une fragmentation des forces politiques conduit en effet à un morcellement qui rend toute majorité très compliquée à atteindre. A cette division politique se combine un écart croissant entre la riche Flandre, qui plébiscite de plus en plus l’extrême-droite indépendantiste, et la Wallonie post-industrielle, où le Parti du Travail de Belgique (PTB) est en progression régulière. Deux options semblent se dessiner à l’approche du scrutin de 2024 : une hypothétique « coalition du pouvoir d’achat » rouge-rose-verte ou une dérive orbanisante de la Frandre accompagnée de la destruction des acquis sociaux. Article de notre partenaire belge Lava.

« Un peuple sans aucune trace de nationalité et sans intelligence politique – les créatures les plus insupportables qui soient. Heureusement, une certaine apathie les empêche de faire trop de dégâts ». Léopold Ier, sorti de la petite noblesse allemande pour monter sur le trône de Belgique en 1831, à une époque où républicanisme et démocratie étaient encore considérés comme de dangereux synonymes, avait des sentiments mitigés à l’égard de son installation dans le plus jeune État d’Europe. Son nouveau royaume devait servir de zone tampon catholique entre la France post-napoléonienne et les centres maritimes britanniques sur le continent – une position ingrate pour un noble protestant aux ambitions mondiales, qui n’appréciait pas les restrictions constitutionnelles que lui imposaient « ces Belges ». Après la mort de Léopold en 1865, le curé de la paroisse a d’abord refusé d’enterrer son corps.

Dans un sens, l’observation de Léopold a clairement résisté à l’épreuve du temps : la folie politique belge dépasse rarement les frontières du pays. Le centre accidentel de l’Europe, qui abrite certaines des institutions les plus puissantes de l’Occident, dont l’OTAN et l’UE, est remarquablement méconnu et mal-aimé à l’étranger. Lorsque le pays est mentionné dans les commentaires étrangers, les mêmes motifs sont invoqués de manière répétée : un royaume au carrefour de l’Ancien Monde, un bout d’autoroute entre Paris et Amsterdam, un bureau moderne pour les seigneurs de la mondialisation. Dans l’ensemble, la nation est considérée comme une curiosité historique, ses réalités contemporaines étant négligées.

« L’État failli le plus prospère du monde »

Selon The Economist, la Belgique est « l’État failli le plus prospère du monde ». Affligée d’un système judiciaire dysfonctionnel, d’une dette colossale, d’une démocratie partisane bloquée et de la montée de l’extrémisme islamiste, elle peut néanmoins se targuer d’avoir l’un des PIB par habitant les plus élevés du monde développé, l’une des économies les plus syndiquées du continent, une société civile solide, des régimes de sécurité sociale généreux, une classe moyenne nombreuse et prospère, et un parti socialiste wallon (PS) qui a habilement résisté aux pires effets de la Pasokification. C’est également là où se trouve l’organisation de la gauche radicale la plus prospère d’Europe occidentale, le PTB/PVDA : le seul parti véritablement national de Belgique, composé d’un noyau de militants qui ont mis en place une campagne numérique efficace tout en conservant des liens étroits avec ce qu’il reste du mouvement ouvrier du pays.

Contrairement au Royaume-Uni, l’économie postindustrielle de la Belgique a échappé à de nombreuses tendances politiques néolibérales, et ses minorités régionales se sont vues accorder une véritable autonomie politique. Contrairement à la France, elle a ouvertement pratiqué une forme d’amnésie postcoloniale, en imposant des contrôles stricts sur les migrations en provenance de son ancien empire. La Belgique est moins financiarisée que les Pays-Bas et son secteur immobilier est moins sujet à l’inflation des actifs. Bien qu’il présente bon nombre des symptômes habituels du 21e siècle – inégalité régionale, polarisation politique, inertie bureaucratique, frictions multiculturelles – le pays a réussi à maintenir un état de stabilité relative. À l’époque de la Pax Americana et de l’industrie à valeur ajoutée, orientée vers l’exportation et les services spécialisés, la Belgique a découvert une méthode peu élégante mais durable pour gérer le déclin.

Le déclin n’en reste pas moins ce qu’il est, et l’année à venir laisse présager de profondes difficultés. À l’approche d’élections décisives en 2024, la panique s’installe progressivement. Les ministres et les chefs de parti démissionnent ; l’extrême droite flamande complote pour briser son cordon sanitaire et accéder au gouvernement ; les nationalistes flamands espèrent une percée « confédérale » pour éloigner encore plus les deux régions ; la gauche radicale continue de progresser en Flandre et en Wallonie ; et Bruxelles est au bord de la faillite. Le modèle belge peut-il survivre à de tels chocs ?

L’étrangeté de l’humeur nationale s’est manifestée lorsque Conner Rousseau, le leader télégénique du parti socialiste flamand – récemment rebaptisé Vooruit (« En avant ») – a été frappé par une série de scandales préjudiciables au moment même où son parti était en pleine ascension dans les sondages. Il aurait échangé des messages à caractère sexuel avec des mineurs et se serait mal comporté lors d’une cérémonie de remise de prix au cours de laquelle il s’est déguisé en lapin géant et est monté sur scène pour interpréter des chansons de variété. Bien que les premières accusations aient été abandonnées, il semblerait que d’autres suivront. Ces dernières semaines, la blogosphère de droite s’est livrée à des spéculations sur les méfaits présumés de Rousseau. Dans une apparente tentative de limiter les dégâts, le chef du parti a publié sur les médias sociaux une vidéo chorégraphiée, réalisée par l’ancien commentateur sportif Eric Goens, annonçant qu’il se déclarait bisexuel. Elle a été envoyée aux journalistes, accompagnée d’un gros chèque. Peu de temps après, la presse a commencé à joindre des avertissements à ses reportages sur les indiscrétions de Rousseau : aucune des accusations n’a été prouvée et il n’y a probablement rien à voir ici.

Le moment choisi pour faire ces révélations est remarquable. À l’approche des élections, la popularité croissante de Rousseau menace de modifier les perspectives de coalition dans le système démocratique belge, notoirement complexe. Avec une population de onze millions d’habitants et une superficie équivalente à celle du Pays de Galles ou du Maryland, la Belgique compte six gouvernements officiels – un fédéral, cinq régionaux – et trois communautés linguistiques. Sur le plan régional, le pays est divisé entre Flamands, Wallons et Bruxellois ; sur le plan linguistique, entre néerlandophones, francophones et germanophones. La grande région septentrionale de Flandre compte parmi les plus riches d’Europe, tandis que la petite région méridionale de Wallonie – autrefois le site d’aciéries à cheminées, d’usines textiles et de mines – est comparativement pauvre. En Belgique, où le parlement fédéral compte 150 sièges, la constitution d’une coalition multipartite est la condition sine qua non de la formation d’un gouvernement.

La Belgique est-elle encore gouvernable ?

Selon les projections les plus récentes, le parti d’extrême droite flamand (Vlaams Belang) obtiendra 22 sièges, contre 18 auparavant, tandis que les nationalistes flamands de droite (N-VA) en obtiendront 20, contre 25 auparavant. Les libéraux flamands, connus sous le nom d’Open VLD, devraient passer de 12 à 6 sièges ; les socialistes wallons passeront de 19 à 20 et les socialistes flamands de 9 à 16. À l’extrême gauche, les prévisions sont encore plus impressionnantes : le PTB/PVDA devrait passer de 3 à 8 en Flandre, de 7 à 10 en Wallonie et de 2 à 3 à Bruxelles. Cela porte le total du parti à 21, plus élevé que celui du PS – une anomalie frappante dans le contexte du déclin de l’agitation populiste de gauche ailleurs sur le continent.

La Belgique abrite le parti de la gauche radicale le plus performant d’Europe occidentale, le PTB/PVDA : le seul parti véritablement national de Belgique.

Le succès de la gauche au niveau fédéral contraste toutefois avec l’émergence d’un bloc de droite en Flandre, ce qui ouvre la voie à une coalition entre le VB et la N-VA. Auparavant, cette dernière avait réussi à séduire une grande partie de l’électorat d’extrême droite grâce à son programme de confédéralisation tactique : une régionalisation radicale des compétences en matière de fiscalité, de politique économique et de sécurité sociale, sans déclaration unilatérale d’indépendance. Pourtant, après presque vingt ans de gouvernement régional, la réforme confédérale promise par la N-VA ne s’est pas concrétisée et l’année prochaine est considérée comme sa dernière heure politique. Le Vlaams Belang, pour sa part, a gagné des électeurs de la N-VA en fusionnant le chauvinisme de l’aide sociale et le séparatisme absolu, proclamant que la Flandre doit sortir de sa cage belge dès que possible.

À l’heure actuelle, l’issue la plus probable du scrutin est l’option dite « Vivaldi » : une continuation de la coalition qui règne depuis 2019, dont les couleurs des partis reflètent les quatre saisons : libéraux wallons et flamands, verts, chrétiens-démocrates et socialistes – l’équivalent belge de la GroKo allemande. Mais l’arithmétique parlementaire permet aussi d’autres combinaisons, comme une coalition exclusivement de gauche, ou rouge-rouge-verte (on est tenté de l’appeler « l’option portugaise »), composée du PTB/PVDA, de Vooruit, du PS, et des Verts flamands et wallons. Quelle est la plausibilité d’un tel Front populaire à la belge ? Le PTB/PVDA a déjà défini ses conditions de participation au gouvernement : une rupture avec l’austérité européenne, le retour de l’âge de la retraite à 65 ans et une taxe sur les millionnaires – des politiques que les partis verts, plus conservateurs, hésitent à adopter de peur de froisser leurs partenaires européens. Pourtant, la perspective d’un gouvernement fédéral progressiste, aussi lointaine soit-elle, a mis la droite mal à l’aise.

Les perspectives politiques actuelles de la Belgique peuvent être attribuées au développement inégal et combiné de son économie d’après-guerre. Au XIXème siècle, la Belgique a été le berceau du capital financier – une puissante fusion entre la banque commerciale et la banque d’investissement, l’usine et le fonds d’assurance, incarnée par la puissante banque Société Générale. Elle a su développer en Wallonie un secteur industriel qui surpasse celui de pays dont la superficie est bien plus importante. À son apogée, la Société Générale Belgique n’était pas seulement la plus grande holding du pays, contrôlant directement ou indirectement environ 20 % de l’industrie belge ; elle détenait également des intérêts dans 1 261 entreprises, notamment dans les secteurs de l’acier, des diamants, de l’assurance, des produits chimiques et des munitions.

L’arithmétique parlementaire permet une coalition rouge-rouge-verte, composée du PTB/PVDA, de Vooruit, du PS et des Verts flamands et wallons.

Rien de tout cela n’a survécu aux deux occupations allemandes. La Société Générale n’a jamais réinvesti ses bénéfices dans de nouvelles industries spécialisées, préférant les rachats européens, les accords de cartel ou la fixation paresseuse des prix. Dans les années 1950, une section du syndicat de gauche radicale ABBV/FGTB a proposé un ensemble de « réformes structurelles » pour tuer la vieille dame et amener l’économie au niveau de la Suède, de l’Allemagne ou de la France. Ce programme n’a jamais été envisagé par l’élite belge, qui a pu s’accrocher au pouvoir en partie grâce aux profits tirés de l’uranium du Congo pendant l’ère nucléaire. Pendant ce temps, un prolétariat plus jeune en Flandre se lance dans les nouvelles industries – pétrochimie et pétrole – qui naissent autour du delta d’Anvers. À cette époque, les coordonnées économiques du pays étaient verrouillées : conflit régional entre Wallons et Flamands, concurrence des producteurs étrangers et hyperpuissance américaine. Après 1960, les colonies congolaises ont été officiellement perdues, la base industrielle a été épuisée et la Flandre a reçu une véritable autonomie régionale. Tout au long des années 1970, les institutions archaïques de la Belgique ont été progressivement démantelées et son économie a été restructurée en vue de la mondialisation. L’ancienne élite a été chassée de la scène et l’axe économique du pays s’est déplacé vers le nord, vers les ports d’Anvers et de Rotterdam. Sous la supervision militaire étasunienne, la Belgique s’est préparée à intégrer l’UE déflationniste.

Le résultat fut ce que l’acheteur italien de la Société Générale, Carlo de Benedetti, appela le « capitalisme en bonnet de nuit : un capitalisme vivant des dividendes du siècle précédent tout en refusant obstinément de s’adapter à l’ère actuelle. La menace concurrentielle de l’acier étasunien et allemand n’a jamais été sérieusement contrée et les joyaux de la couronne industrielle de la Belgique furent vendus aux enchères dans les années 1970, laissant le paysage économique de la Wallonie stérile et à l’abandon. La région n’a jamais été en mesure de produire une Volvo ou une Phillips ; la Wallonie a continué à dépendre fortement des transferts ou est devenue un prestataire de services pour Bruxelles en se transformant en « Washington sur la Senne ». La Flandre, en revanche, a profité de ses ports internationaux et de la transformation du pétrole. Au service des nouvelles multinationales, son capitalisme ressemblait à celui des entrepreneurs exportateurs du Nord italien ; aujourd’hui, ses élites se préoccupent principalement de l’offre de main-d’œuvre et de la compétitivité internationale ; elles se soucient relativement peu de la demande intérieure ou des négociations corporatistes.

L’offensive du patronat flamand contre le prolétariat wallon

L’organisation patronale flamande VOKA a ainsi passé la dernière décennie à réclamer une limitation des allocations de chômage. Les PME basées en Flandre, en particulier, réclament à cor et à cri plus de main-d’œuvre et des salaires plus bas pour maintenir l’économie d’exportation du Nord. Une politique d’ouverture des frontières étant politiquement impossible dans une région de plus en plus fascinée par les visions du Grand Remplacement, la seule option restante est d’activer le grand nombre de chômeurs wallons. Les capitalistes de VOKA estiment que cette couche manque de discipline en raison du « hamac » de la sécurité sociale, ce dont ses homologues d’Allemagne de l’Est ou du nord de la France ont appris à se passer.

En tant que parti le plus riche d’Europe occidentale, soutenu par un empire immobilier, les nationalistes flamands ont les moyens de financer leur offensive néolibérale.

En Flandre-Occidentale, les travailleurs français de Lille et de Dunkerque sont déjà appelés à combler les pénuries de main-d’œuvre. C’est la raison pour laquelle les organisations patronales font pression pour que davantage d’itinéraires de navettage traversent la frontière linguistique : tout comme les Flamands sont allés travailler dans le sud, les Wallons doivent maintenant venir en Flandre (« Si la montagne ne vient pas à Moïse, Moïse doit aller à la montagne », comme l’a récemment fait remarquer un commentateur). La N-VA, parti d’avant-garde du capital flamand, a vigoureusement promu cet agenda, en insistant sur la « dégressivité » (la réduction des allocations de chômage au fil du temps), sur la fin des derniers systèmes d’indexation des salaires en Belgique et sur la mise en place d’un contrôle de l’État sur les paiements d’allocations actuellement gérés par les administrations syndicales. En tant que parti le plus riche d’Europe occidentale – soutenu par un empire immobilier et des pans entiers de subventions publiques – les nationalistes flamands, même lorsqu’ils sont en retraite électorale, ont les moyens de financer leur offensive néolibérale.

Conscient de cette dynamique, le secrétaire d’État du PS et étoile montante Thomas Dermine a lancé un appel indirect à ce bloc croissant d’investisseurs flamands. Novice au sein de l’élite du parti, qui a rejoint les socialistes après avoir travaillé chez McKinsey et étudié à Harvard, son objectif est de parvenir à une forme de réconciliation régionale. Selon lui, les régions belges doivent apprendre à travailler ensemble dans un climat économique changeant, ce qui, en pratique, signifie libérer davantage de ressources wallonnes pour les entreprises flamandes. « L’économie flamande est confrontée à un manque d’espace et de personnel », affirme-t-il, et « la Wallonie dispose d’une grande réserve de main-d’œuvre et de terres en friche par douzaines ». Au lieu que les Wallons fassent la navette vers la Flandre-Occidentale, Dermine souhaite que les PME du Nord se dirigent vers le Sud et y établissent des entreprises. Par extension, le PS serait en mesure de maintenir son hégémonie régionale tout en tenant compte des demandes des nationalistes flamands en faveur d’une régionalisation plus poussée.

Il semble que ce soit l’alternative brutale à une « coalition du pouvoir d’achat » rouge-rouge-verte. La Belgique est confrontée à la déconstruction radicale de son système de sécurité sociale avec l’assentiment des socialistes wallons, parallèlement à un lent processus d’orbanisation de la Flandre. Il n’est pas encore certain que cela puisse être évité. Mais cela nécessitera probablement un degré d’intelligence politique que le premier roi de Belgique n’a pas su déceler chez ses sujets.