La dictature gazière préférée de l’Union européenne

Un parti qui monopolise le pouvoir depuis des décennies, une presse muselée, une armée qui viole régulièrement le droit international et commet des crimes de guerres, un clan mafieux qui se maintient au pouvoir grâce à ses exportations de gaz… On pourrait penser qu’il s’agit de la Russie de Vladimir Poutine, mais c’est de l’Azerbaïdjan d’Ilham Aliyev dont il est question. Loin d’être considéré comme un État-voyou par l’Union européenne, celle-ci n’a cessé de se rapprocher de l’Azerbaïdjan depuis le conflit ukrainien. Ilham Aliyev est un « partenaire fiable et sur lequel on peut compter », selon les mots d’Ursula von der Leyen, qui a affiché une étonnante complicité avec le chef d’État azéri lors d’une récente conférence de presse. Ces propos n’ont pas manqué de choquer, tant ils intervenaient peu de temps après une agression militaire brutale du régime azéri contre son voisin arménien. L’Union européenne serait-elle en passe de livrer, une fois de plus, l’Arménie aux appétits de l’Azerbaïdjan ?

La guerre des 44 jours en 2020 entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan n’avait pas particulièrement attiré l’attention des journalistes occidentaux. Pourtant, par son intensité, sa brutalité et ses stratégies militaires novatrices, cette invasion était tout sauf banale dans la région. La guerre totale menée par le régime du clan Aliyev avait repris de vieilles pratiques : bombardements de cibles civiles, campagnes de haine anti-arménienne poussée à l’extrême, exécution de prisonniers, torture de civils, guerre psychologique visant à paralyser l’adverse, etc.

Tous ces éléments ont basculé dans le XXIème siècle. Le drone est devenu un élément central des tactiques azéries, du fait de son bruit particulier – qui sème la panique au sein des civils comme des militaires – et la difficulté à le localiser. Les images de torture de civils et de prisonniers ont été partagées sur des fils Telegram azéris, où l’on découvre des militaires hilares. Dans le même temps, le chef de l’armée et président d’Azerbaïdjan a célébré ses victoires en énumérant les prises de villages et de villes, une à une sur son compte Twitter. L’effet psychologique sur l’adversaire fut important – dans un contexte où nul ne venait troubler le triomphe azéri.

À peine la guerre était-elle terminée et les cadavres enterrés que l’administration européenne d’Ursula Von Der Leyen, par l’intermédiaire de M. Josep Borrell (haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité) déclarait à l’issue d’une réunion avec des représentants azéris : « L’UE souhaite conclure un nouvel accord global ambitieux avec l’Azerbaïdjan, fondé sur la démocratie, les droits de l’homme et les libertés fondamentales »…

On doit à Heydar Aliyev d’avoir popularisé le slogan « deux États, une nation », qui s’appuie sur la communauté de langue entre Turcs et Azéris

La victoire de l’Azerbaidjan s’est construite sur différents piliers que le père d’Aliyev avaient bâti après la défaite militaire de 1994 qui avait vu l’armée arménienne pénétrer sur le territoire azéri afin de sécuriser les frontières de la nouvelle République autoproclamée d’Artsakh. Le chef d’État avait alors instrumentalisé la défaite militaire et les centaines de milliers de réfugiés internes pour renforcer l’arménophobie. Celle-ci est vivace depuis longtemps dans la région – il suffit de convoquer le souvenir du génocide arménien pour s’en convaincre.

Réouverture de vieilles cicatrices

Lors des premières indépendances des années 1920, différents massacres ont eu lieu entre ces deux groupes ethniques avant la formation des Républiques socialistes soviétiques. C’est à la suite de ces évènement que le territoire quasi-indépendant de l’oblast du Haut-Karabagh fut fondé en 1923.

Staline avait décidé que le territoire serait azéri, bien que sa population fût majoritairement arménienne. Le statut d’oblast impliquait cependant une importante dévolution du pouvoir politique, et partant une certaine autonomie vis-à-vis des Républiques socialistes soviétiques. Ainsi, pendant toute l’époque soviétique, ces deux pays ont été vidés de leur minorité ethnique respective, sauf dans l’oblast du Haut-Karabagh où 94% de la population est arménienne en 1990. Lorsque la première guerre se termine en 1994 par un cessez-le-feu, la population arménienne vieille de 2000 ans sur les rives de la mer caspienne disparaît, alors que la présence musulmane vieille des conquêtes Seldjouk connaît le même sort dans les frontières de l’Arménie actuelle.

Ces disparitions s’accompagnent d’une destruction du patrimoine respectif. Lorsque Heydar Aliyev signe la fin du conflit, il comprend que ce nouveau pays n’a pas les moyens financiers pour continuer la guerre visant à retrouver son intégrité territoriale. Il décide donc de signer un premier « contrat du siècle » afin d’exploiter les ressources naturelles qui font l’objet de convoitise depuis des siècles. 13 entreprise à travers 8 pays (Azerbaïdjan, Turquie, États-Unis, Japon, Royaume-Uni, Norvège,Russie et Arabie Saoudite) se lancent dans l’exploitation des hydrocarbures azéris. Heydar Aliyev décède en 2003 et son fils Ilham lui succède. Il poursuit la politique énergétique de son père par la signature d’un nouveau « contrat du siècle  ». Mais pour récupérer l’entière territorialité, le régime doit s’armer, et obtenir le blanc-seing des puissances occidentales…

C’est à travers la diplomatie du caviar que le régime de Bakou va commencer à se faire connaître en Europe. Différents parlementaires dans différents pays et notamment au parlement européen reçoivent des cadeaux et invitations dans la capitale caucasienne. Ces pot-de-vin permettent de prolonger la chape de plomb du régime d’Aliyev à l’étranger. La presse occidentale est remarquablement taiseuse sur les violations répétées des droit de l’homme ainsi que sur les élections frauduleuses qui ont lieu en Azerbaïdjan – une simple comparaison avec le traitement médiatique de ces mêmes faits, lorsqu’ils sont commis par la Russie, suffit à évaluer l’ampleur de l’omerta dont bénéficie le régime azéri.

Ayant acheté le silence des chancelleries européennes, Aliyev a ainsi pu bâtir une armée dotée d’une technologie de pointe importée des États-Unis, d’Israël, de Russie et surtout de Turquie. L’alliance turco-azérie remonte à bien loin. Dans les années 1920, déjà, la Turquie apportait son concours aux massacres inter-ethniques commis par les Azéris contre les Arméniens – alliés des Russes. On doit à Heydar Aliyev d’avoir popularisé le slogan « deux États, une nation », qui s’appuie sur la communauté de langue entre Turcs et Azéris, laquelle serait issue des conquêtes Seldjouk aux alentours du premier millénaire – quitte à effectuer quelques raccourcis historiques.

Cette alliance est réactivée de plus belle en 2020, lorsque l’armée turque est autorisée à se déployer dans l’enclave du Nakhichevan, et que plusieurs milliers de djihadistes sont transférés du nord de la Syrie occupée par la Turquie pour appuyer l’armée azérie… Face à la magnitude de l’armée azérie et à son entrelacs de réseaux internationaux, l’Arménie ne peut lutter à armes égales. C’est ainsi qu’en 44 jours, l’armée arménienne était mise en déroute – et l’avancée azérie allait virer au massacre, avant d’être bloquée par une intervention militaire russe… [1].

Pipelines, arménophobie et OTAN

L’accord de cessez-le-feu du 10 novembre 2020 a entraîné le départ des troupes arméniennes de l’Azerbaidjan, et le maintien d’un couloir entre ce qui reste de l’oblast et l’Arménie (corridor de Lachin). 2000 militaires russes ont été déployés afin de maintenir la sécurité, tandis que tous les prisonniers arméniens, ainsi que les blessés et les dépouilles des personnes décédées devaient être restitués. En Arménie, on avale mal la couleuvre du point 8 : « Toutes les liaisons économiques et de transport de la région seront restaurées. La République d’Arménie garantit la sécurité des liaisons de transport entre les régions orientales de la République d’Azerbaïdjan et la République autonome du Nakhitchevan afin d’organiser la libre circulation des citoyens, des véhicules et des marchandises dans les deux sens. Le contrôle des transports sera exercé par les garde-frontières du Service fédéral de sécurité de Russie. »
Pour la partie azérie il s’agit de l’équivalent du corridor de Lachin  qui permettrait une continuité entre les deux territoires azéris séparés par la région du Syunik. Quelques semaines après un journal pro-Erdogan dévoile les plans entre les deux régimes.

Il est question de la construction d’un nouveau gazoduc avec comme objectif de doubler les exportations vers l’Union européenne en évitant le passage par la Géorgie [2]. Il est également prévu de nouvelles infrastructures – également mentionnées dans le point 9 – afin de connecter le marché turc au marché asiatique. Le corridor ardemment souhaité par l’axe Ankara-Bakou ne voit cependant pas le jour, ou alors sous une forme encore éloignée des visées panturques.

Dans le même temps, l’arménophobie atteint de nouveaux sommets. Aliyev déclare ainsi : « J’avais dit que l’on chasserait [les Arméniens] de nos terres comme des chiens, et nous l’avons fait ». Et de poursuivre par une contestation du territoire arménien : « j’ai dit qu’ils devaient quitter nos terres, sinon nous les expulserions par la force. Et c’est arrivé. Il en sera de même pour le corridor de Zangezour (…) qui nous a été enlevé il y a 101 ans ». Un « musée de la victoire » ouvre à Bakou où l’on exhibe les véhicules pris à l’adversaire et le matériel de combat des Arméniens tués. Ceux-ci sont représentés sous la forme de grotesques mannequins de cire aux traits déformés…

Une telle mansuétude de l’Union européenne à l’égard d’Aliyev pose question. D’autant que l’Azerbaïdjan, s’il se situe dans le camp « occidental » et affiche sa volonté de renforcer sa coopération avec l’OTAN, n’est pas aligné sur les Européens et les Américains en toute matière. De nombreuses entreprises russes sont ainsi présentes en Azerbaïdjan par l’intermédiaire de Lukoil, qui détient une part importante du capital du principal gisement gazier. Quant à l’accroissement des exportations de gaz azéri depuis le conflit ukrainien, il est difficile de ne pas l’interpréter comme découlant d’un accroissement équivalant d’importation de gaz depuis la Russie…

Les Européens et les Américains vont-ils permettre à Aliyev de continuer sa guerre de conquête à l’égard de l’Arménie, considérée comme trop proche de la Russie ? Rien n’est moins sûr. Les dirigeants américains semblent avoir senti qu’une opportunité venait de se créer dans le Caucase sud, qui leur permettrait d’accroître leur emprise sur le marché gazier international. L’Arménie occupe en effet une place stratégique dans cette région. Frontalière de l’Iran, son territoire regorge de gaz naturel et de nombreux projets d’exploitation sont élaborés, visant à alimenter l’Union européenne ou le marché asiatique. Dans le sud, comme mentionné auparavant à travers les nouveaux projet de l’axe Bakou-Ankara, ou bien du sud vers le nord, un gazoduc iranien qui rejoindrait la Géorgie où se situe déjà le gazoduc azéri qui exporte le gaz vers l’Europe.

La visite de Nancy Pelosi en Arménie quelques jours après l’offensive azérie -soutenue à nouveau par la Turquie – semble indiquer qu’une nouvelle ère énergétique apparaît et que de nouvelles alliances militaires vont se former afin de protéger les intérêts de la première puissance militaire mondiale, devenue premier exportateur de gaz au monde. Les Etats-Unis pourraient devenir les garants de la sécurité de l’Arménie, ce qui mettrait la Russie dans une situation de faiblesse inédite. Celle-ci s’est en effet signalée par son absence lors de la récente incursion azérie en Arménie, malgré les demandes répétées d’appui venant d’Erevan. Russie et Arménie sont pourtant deux États-membres de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), laquelle est censée unir ses parties prenantes en une alliance militaire impliquant la défense de tout pays agressé. La volonté de Poutine d’affaiblir le président Pachinian, trop proche des occidentaux à son goût, est évidente. Affaiblie par l’invasion de Ukraine, la Russie de Vladimir Poutine n’a vraisemblablement pas souhaité multiplier les fronts et s’engager dans une coûteuse guerre de procuration avec l’Azerbaïdjan – avec laquelle, du reste, elle entretient des relations cordiales.

On ne saurait, cependant, en conclure hâtivement à une reconfiguration des blocs géopolitiques. Le rapprochement entre les États-Unis et l’Arménie est pour l’instant surtout symbolique, et l’Azerbaïdjan demeure toujours un partenaire privilégié des États occidentaux. Au-delà des discours, l’Azerbaïdjan continue à se fournir en armes auprès de l’OTAN et de leurs alliés, et à fournir l’Union europénne en gaz.
Une nouvelle fois, les Européens démontrent leur incapacité à se déployer en-dehors des zones d’influence américaine et de défendre une diplomatie autonome…

Notes :

[1] Dans les territoires où vivent les 150 000 Arméniens dans ce qui reste de l’ancien Oblast du Haut-Karabagh.

[2] État-tampon entre l’Union européenne et l’Azerbaïdjan mais considéré comme étant dans l’orbite russe.