La dimension néo-coloniale des accords de libre-échange Union européenne-Tunisie

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Plus de huit ans après la chute du régime de Ben Ali, la Tunisie n’a pas su apporter une réponse politique aux causes de la révolution de jasmin : chômage persistant, pauvreté croissante, corruption des élites claniques etc. Pire, à quelques mois des élections présidentielles, le gouvernement semble décidé à emprunter pleinement les voies du néolibéralisme : l’ALECA, en négociation avec l’Union européenne, ouvrira le marché tunisien aux investisseurs européens, ce qui ne manquera pas de renforcer sa position officieuse de protectorat de l’Union. Ce traité sonne comme un nouveau coup porté aux intérêts tunisiens : loin d’atténuer la crise socio-économique en cours, il n’aura d’autre conséquence que d’attiser la colère d’un peuple aux aspirations déçues.


Un mirage économique

Depuis l’autre rive de la Méditerranée, le discours caractérisant la Tunisie fut un temps élogieux à l’égard de celui qui passait alors un « bon » dirigeant, qui parvenait à stabiliser le pays, tant et si bien que les observateurs parlaient de « miracle » économique. Les partenaires financiers de la Tunisie, Banque mondiale et Fonds monétaire international en tête, s’extasiaient devant un fort taux de croissance, un niveau de vie supérieur à celui de ses voisins maghrébins, l’attrait du pays pour les investisseurs étrangers et la capacité du gouvernement tunisien à réformer efficacement le pays. Ce discours sur-évaluait d’ores et déjà la situation réelle de la Tunisie et reposait sur des comparaisons avec les autres pays du Maghreb et du Moyen-Orient, mettant en avant le fort taux d’alphabétisation en Tunisie, ainsi que la sécurité et la qualité du niveau de vie. Destination prisée des Européens, en particulier des Français, la Tunisie était parée d’un voile d’illusions qui lui donnait des airs de pays développé, qui ne laissait pas présager, au nord de la Méditerranée, l’imminence d’une révolution.

La révolution n’a fait que mettre en lumière une fracture régionale immense entre l’élite économique du Sahel tunisien et son centre, point névralgique de la révolution et des tensions qui subsistent aujourd’hui, notamment dans la région de Gafsa.

Pour autant, les difficultés mises en lumière quelques années après la révolution préexistaient au renversement de Ben Ali. En 2009, le taux de chômage des jeunes de 18 à 29 ans avoisinait les 30% – 45% pour les diplômés de l’enseignement supérieur. La pauvreté, dans les régions du Sud et du centre du pays, frôlait les 30%. La révolution n’a fait que mettre en lumière une fracture régionale immense entre l’élite économique du Sahel tunisien et son centre, point névralgique de la révolution et des tensions qui subsistent aujourd’hui, notamment dans la région de Gafsa.

Le départ du président Zine el-Abidine Ben Ali aurait pu laisser présager l’ouverture d’un débat concernant ce miracle économique, cependant, il n’a toujours pas eu lieu, ni en France, ni en Tunisie. Aujourd’hui, le Printemps arabe apparaît encore comme synonyme d’ouverture à la démocratie, fondé sur le respect des libertés et du développement économique.

Les désillusions de la révolution

La révolution du 14 janvier 2011 avait alors mis en lumière les difficultés socio-économiques qui n’ont cessé de s’accroître ces huit dernières années. Les Tunisiens dénoncent la pauvreté croissante, le taux de chômage élevé et un système sclérosé par la prédation des clans en particulier celui de la femme du président, le clan Trabelsi, souvent comparé à un clan quasi-mafieux, notamment pour s’être accaparé les anciennes terres domaniales, qui avaient été récupérées par la Tunisie lors de son indépendance en 1956, mais également pour avoir la mainmise sur les exportations et les importations. Ce discours est d’ailleurs repris par l’Union européenne, tant et si bien que les causes qui ont mené à la révolution sont souvent imputés au clientélisme. Si cette réduction est totalement insuffisante pour expliquer le soulèvement de 2010-2011, elle l’est encore plus au regard de la corruption qui sévit encore aujourd’hui en Tunisie.

Par ailleurs, que la classe dirigeante soit islamiste ou moderniste, les deux sont ultralibéraux et empêchent l’ouverture d’un débat concernant les mesures économiques au sein de la société.

La classe dirigeante, dont l’immobilisme est dénoncé par Sophie Bessis[1], ne parvient toujours pas à trouver de solution face au chômage de masse, qui ne cesse d’augmenter depuis la révolution. Qu’elle soit islamiste ou moderniste, elle empêche l’ouverture d’un débat concernant les orientations économiques à prendre au sein de la société. Les régions du centre restent marginalisées en Tunisie ; les jeunes, particulièrement concernés par le chômage, quittent le pays : entre 2011 et 2017, 95 000 Tunisiens avaient choisi de partir, dont 84 % en Europe, d’après un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Le gouvernement tunisien ne parvient plus à offrir des perspectives d’avenir prometteuse pour ses cerveaux, cette fuite concernant en grande majorité les médecins et les ingénieurs. Selon l’Association des Tunisiens des grandes écoles (ATUGE), un départ sur trois est lié aux dégradations du niveau de vie, un ingénieur en début de carrière touchant environ 800 dinars par mois (soit 270 euros, contre 3 000 euros en France). Les Tunisiens diplômés ne sont pas les seuls à quitter le pays. Selon un rapport du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), environ 6 000 Tunisiens sont arrivés sur les côtés italiennes en 2018…pour 569 en 2015.

Dans le bassin de Gafsa, dont les soulèvements avaient été à l’origine de la révolution, la situation demeure inchangée et les émeutes perdurent. Dans ces régions agricoles, et vivant de l’extraction du phosphate, la crise sociale s’éternise également. Entre l’automne 2018 et l’hiver 2019, les Tunisiens ont dû faire face à une pénurie des produits laitiers. Autosuffisant, le pays a dû faire face à une augmentation massive des coûts de production en 2018, ce qui a mené les agriculteurs à demander une hausse des prix à l’État qui a préféré se tourner vers les pays européens pour importer ces denrées. Oubliés du gouvernement, les Tunisiens des régions agricoles continuent les émeutes : le 29 avril 2019, ils étaient 5 000 à Sidi Bouzid, suite à la mort de douze employées agricoles, protestant contre les conditions de travail et de sécurité insuffisantes.

Huit ans après la révolution, le changement de modèle économique n’a toujours pas eu lieu en Tunisie.

L’interventionnisme croissant de l’Union européenne

Au lendemain de la révolution de jasmin, l’Union européenne n’a pas tardé à prendre parti pour le tournant démocratique, tournant le dos à son ancien partenaire. La Tunisie faisant partie de la périphérie de voisinage, elle bénéficié de prêts allant jusqu’à 800 millions d’euros par an jusqu’en 2020 de la part des institutions financières de l’Union (Banque européenne d’investissement, Agence française de développement, Banque européenne de reconstruction et de développement) [2]. L’Union a également accordé 200 millions d’euros pour les petites entreprises tunisiennes.

Le partenariat entre l’Union européenne et la Tunisie n’a rien d’innovant : avant même la révolution, la Tunisie était d’ores et déjà fortement dépendante de l’Europe (78% des exportations, 65% des importations et 73% des investisseurs étrangers étaient européens). Dans les années 1990, l’adoption de la PMG, Politique méditerranéenne globale, affirmait la volonté de s’engager dans des relations commerciales durables avec le pays. En 1995, l’intégration de la Tunisie à l’Organisation mondiale du commerce lors du processus de Barcelone l’avait déjà rendue dépendante des intérêts internationaux en signant un premier accord de libre-échange avec l’Union européenne, qui ouvrait son industrie à la concurrence et qui avait, déjà, à l’époque, provoqué une augmentation du chômage. En 2011, l’Union européenne avait proposé à la Tunisie une politique d’ouverture de leur marché économique et d’intégration à la mondialisation. Endettée par la suite par les nombreux prêts demandés au FMI (1,74 milliards de dollars en 2013 puis 2,9 milliards en 2016), la Tunisie s’est vue imposer un plan d’austérité par celui-ci, notamment par la réduction de la masse salariale dans le service public, l’abaissement des aides aux retraités et l’augmentation massive des prix du carburant.

Par cet accord, l’Europe souhaite ouvrir le marché tunisien à ses entreprises.

Cette logique s’est accrue ces dernières années, sans qu’aucun parti politique ne puisse apporter d’alternative, jusqu’à l’ouverture des négociations de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA), dont le quatrième volet s’est tenu du 29 avril au 3 mai 2019. Par cet accord, l’Union européenne souhaite ouvrir le marché tunisien à ses entreprises. L’ALECA vise à ouvrir les secteurs de l’agriculture, des marchés publics et des services en Tunisie.

Accord très polémique au sein de la société tunisienne, la première critique émise est celle d’un retour au protectorat et de néocolonialisme économique. En effet, depuis son indépendance en 1956, la Tunisie avait récupéré les terres agricoles exploitées par les Français auparavant, dès 1964, le président Habib Bourguiba avait promulgué une loi dite « d’évacuation agricole », celle-ci interdisant aux étrangers de posséder des terres du sol tunisien. Cependant, elles restaient attachées à une élite, celle des proches du pouvoir, notamment sous Ben Ali. Tandis que la révolution de 2010-2011 était portée par le souhait de voir ces terres redistribuées aux agriculteurs tunisiens, elles sont aujourd’hui menacées par l’ALECA qui voudrait les faire exploiter par des multinationales européennes. Loin d’apporter des solutions au chômage de masse en Tunisie, cette domination économique menacerait près de 250 000 agriculteurs, le but étant de faire absorber les excédents agricoles des pays de l’Union, alors que la Tunisie est auto-suffisante en matière d’élevage et de céréales.

L’ALECA propose également une clause d’arbitrage, placée au-dessus de la justice tunisienne, gérée par un tribunal international privé, qui permettrait aux multinationales d’attaquer le gouvernement tunisien si celui-ci viendrait à faire passer des lois qui seraient considérées comme contraires à l’intérêt des investisseurs étrangers. Cela pourrait surtout concerner des mesures de protection sociale (comme le système des retraites, la création d’emplois ainsi que le système de santé en Tunisie).

L’exportation d’un tel modèle, que l’on pourrait qualifier d’européen, menace le pays à long terme : la libéralisation des marchés publics et des échanges agricoles pourrait favoriser une augmentation du chômage et de la pression sociale au sein de la Tunisie rurale. L’extrême précarité et les déséquilibres économiques dont souffre aujourd’hui le pays, risqueraient de s’accroître en privilégiant des produits européens au détriment des produits locaux.

Malgré l’opposition de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et d’autres organisations syndicales tunisiennes, aucune concertation ou débat public n’a encore été ouvert en Tunisie. Les communiqués de l’UGTT ne cessent de remettre en cause la politique ultralibérale ayant entraîné l’endettement des Tunisiens en général. Demandant également l’arrêt de la hausse des prix et d’augmenter les aides (telles que le SMIG et l’allocation de vieillesse en plus des primes de retraite), leurs revendications sont, encore aujourd’hui, ignorées par le gouvernement.


[1] Historienne et chercheuse à l’Institut des relations internationales et stratégiques, Sophie Bessis s’était exprimée le 30 avril 2019 sur les plateaux de Mediapart concernant l’ « exception » tunisienne https://youtu.be/Ck1jgBos_Ks

[2] Abderrazak Zouari, « Pour une refonte des relations tuniso-européennes ou comment permettre à la Tunisie de réussir sa transition démocratique », Maghreb-Machrek, 2018, n°237-238.

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