La France périphérique : une obsession urbaine ?

Quand on parle de « villes moyennes », les images de la « France périphérique », de centres-villes aux commerces fermés, d’un dépeuplement et d’un appauvrissement ne sont jamais loin. Certes, de nombreuses villes secondaires ont durement subi la mondialisation et la disparition progressive des services publics. Mais ces clichés médiatiques empêchent de prendre conscience du rôle essentiel que remplissent ces petites villes, qui accueillent les exclus et les individus à la recherche d’un mode de vie moins urbain. À travers le cas de Lodève (Hérault), Sébastien Rome, ancien élu local, invite à sortir du regard méprisant et trompeur sur cette France des sous-préfectures tant caricaturée.

Après deux ans de crise sanitaire, les métropoles n’ont plus vraiment le vent en poupe. Plus tôt, le mouvement des gilets jaunes avait quant à lui stoppé net tout discours sur les bienfaits de la métropolisation, abondamment repris sous la présidence Hollande et dans les premières années du quinquennat Macron. Ce coup de frein a rendu d’autant plus audibles les contestations grandissantes des élus locaux à l’égard de la politique nationale, tout comme les analyses – contredites, en particulier au sein de la profession – du géographe Christophe Guilluy, sur la « France périphérique » où les classes populaires seraient « reléguées » et « sacrifiées » hors des métropoles. Sur l’ensemble de l’échiquier politique, la plupart des analyses sur le rapport entre grandes villes et périphéries semblent s’être ralliées à cette thèse selon laquelle « la catégorie périphérique se fonde peu à peu sur une dimension d’exclusion, sur le rural consumé et sur celles et ceux écartés des centres-villes ». Si les difficultés dans ces territoires sont indéniables, la réalité observée dans ces petites villes est souvent plus nuancée qu’il n’y paraît, comme en témoigne le cas de Lodève.

Les dynamiques paradoxales d’espaces « relégués »

Lodève, 7426 habitants, sous-préfecture de l’Hérault, se situe à 45 kilomètres de la métropole de Montpellier, entre 40 minutes et 1 h 30 en voiture selon les moments de la journée. Siège de la communauté de communes Lodévois et Larzac (14 000 habitants), c’est une de ces nombreuses petites villes avec un passé industriel déjà ancien qui gagne peu d’habitants, aux nombreux commerces fermés et dont le centre-ville au bâti vide et dégradé s’est paupérisé. Cependant, la ville est un véritable « centre », concentrant l’activité économique, culturelle et démographique du territoire. Un paradoxe.

La situation géographique de la ville au sein du réseau urbain héraultais la place en marge, « à la périphérie » du fort développement économique et démographique que connaît le territoire plus au sud à une vingtaine de kilomètres, plus près de la métropole. Alors que ce caractère périphérique semble sauter aux yeux, Lodève reste un lieu de centralité où la volonté politique de l’État maintient l’activité de la ville. Peut-on vraiment parler, à l’instar des villes hors influence métropolitaine, de territoire oublié ? 

Lodève bénéficie encore d’un « surclassement administratif » dont la conséquence première s’observe sur l’emploi. Il y a plus d’emplois à Lodève que de personnes en âge de travailler, dans un contexte où le centre-ville concentre environ 20 % de chômage. Ce sont donc les personnes qui viennent travailler chaque jour et qui vivent pour les trois quarts à moins de 30 minutes qui occupent ces emplois. Ces personnes vivent dans une maison pavillonnaire dans les villages aux alentours, où le foncier (et/ou la taxe foncière) est moins cher.

Ces emplois se concentrent logiquement autour du secteur public (55 %), sur l’artisanat, dans certains secteurs qualifiés du tertiaire et d’autres, moins qualifiés du service à la personne (32 %). 71 % des entreprises n’ont pas de salarié et 95 % ont moins de 9 salariés. On ne sera pas surpris d’apprendre que la sphère présentielle, définie par l’INSEE comme « l’ensemble des activités économiques au service de la population locale », s’élève à 92 % de l’activité économique. Il ne reste rien pour la sphère productive. On peut littéralement dire que le territoire ne contribue pas – ou peu – au PIB français.

C’est parce que le territoire est « ultra-dépendant » de la redistribution publique via les emplois implantés que la sensibilité à la perte du service public est plus forte, car chaque perte d’un service public s’identifie à une délocalisation.

Comme le montre le géographe Laurent Davezies, alors que le territoire se sent délaissé par l’État du fait des restrictions budgétaires, il est extrêmement soutenu par celui-ci et les autres collectivités sur l’investissement, l’emploi public et par les revenus de redistribution (retraite, allocations et RSA). Loin d’aspirer les richesses à soi, les Métropoles qui produisent la richesse, la transfèrent en partie aux autres territoires via les budgets de l’État et ceux de la Sécurité Sociale (Davezies, 2012). On pourrait inverser d’ailleurs la proposition du sentiment d’être un territoire oublié : c’est parce que le territoire est « ultra-dépendant » de la redistribution publique via les emplois implantés que la sensibilité à la perte du service public est plus forte, car chaque perte s’identifie à une délocalisation. Chaque emploi qui s’ouvre dans un service de la municipalité va donc susciter une forte concurrence, des jalousies et des accusations plus ou moins fondées de « piston ». Finalement, ce n’est pas « l’insécurité culturelle » face à l’étranger qui mine les rapports sociaux dans ces territoires, mais l’incertitude liée à un emploi qui institue un principe de dépendance. Est-ce pour autant une ville sous perfusion ?

Bien que la ville concentre l’activité économique, comme l’atteste la saturation en journée des parkings malgré leur surnombre par rapport au nombre d’habitants, un tiers des commerces sont vides et près de 16 % des logements (contre 7,4 % pour l’Hérault dont le taux est déjà haut). Pourtant, on retrouve dans la ville l’essentiel des loisirs, de la culture (cinéma, musée, médiathèque, clubs sportifs, associations…) et de l’ensemble des services publics et privés (poste, pharmacies, boulangeries, bars, marchés, primeurs, librairies, bureau de tabac…). Mais comme ailleurs en France, la consommation des ménages, équipées d’au moins une voiture, se fait dans les supermarchés ou plus loin, jusqu’à Montpellier.

Lieu d’invention d’une contre-société

Ce centre-ville vide remplit pourtant une fonction que l’État n’assume plus. Il permet à une population pauvre, composée d’une part importante de familles monoparentales et de personnes seules plus âgées, d’avoir un logement abordable. Ce parc de logement est essentiellement privé et dégradé. Ce sont de mauvais « logements sociaux de fait », conséquence de l’incurie de la politique du logement des 40 dernières années. Comme les conditions de logements sont mauvaises, les personnes partent vers d’autres logements, souvent du même type, et sont remplacées par des personnes aux mêmes parcours de vie. Le phénomène s’auto-entretient et permet aux propriétaires de tirer des revenus de la paupérisation. Le vide, continuellement en mouvement, est une opportunité ; la pauvreté rapporte.

Avec les éléments donnés ci-dessus, cette sous-préfecture déclassée reste un centre, un bassin d’emplois et de services avec une dynamique particulière de population. Reste à savoir si ces populations qui viennent loger en centre-ville, dont beaucoup vont repartir, sont contraintes et assignées à ce territoire. Sont-elles exclues de la métropole ?

Une partie de la France mise sur une forme de « mise en retrait ».

L’ensemble des éléments décrits plus haut sont en fait un avantage pour celles et ceux qui déploient un imaginaire de « contre-culture » à la mondialisation. Contre les métropoles, une partie de la France mise sur une forme de « mise en retrait ». Pour les populations aux faibles revenus, ces petites villes permettent un accès direct aux nombreux services publics et privés, sans avoir besoin d’une voiture. Cette possibilité est offerte par l’accès à un logement abordable et immédiatement accessible (souvent dégradé), proche de grands espaces naturels, avec une sociabilité facilitée par la taille humaine de la ville, un tissu associatif dans lequel on peut s’insérer facilement, un réseau d’aide sociale structuré, une offre culturelle gratuite… C’est donc un choix que l’on peut qualifier de rationnel pour des personnes à faible revenu.

C’est aussi un choix rationnel pour les retraités ou encore pour des personnes exerçant des métiers de la création (artistes, chercheurs, architectes…) ayant une vie très active, souvent dans les grandes métropoles françaises, trouvant à Lodève un havre de paix tout en gardant une partie de leur activité professionnelle à distance, permettant le maintien de revenus. La presse se fait d’ailleurs l’écho de cette tendance qui existait avant le Covid. C’est l’occasion pour ces nouvelles populations de mettre à profit leurs compétences ou leur temps libre au service de projets innovants, d’expérimenter là où « tout est à faire », dans la galaxie de l’économie sociale et solidaire, de la transition écologique, de l’art (multiplications de tiers lieux, d’espaces de travail ou de vie collaboratifs…).

Reste une dernière partie de la population présente sur la ville et installée depuis plus longtemps qui se qualifie elle-même comme Lodévoise « de souche ». Ville de leur enfance et ville de leur cœur, ils regardent parfois avec circonspection les nouvelles populations précaires ou créatives qui changent l’image de « leur » ville, mais à laquelle ils resteront pour toujours attachés et qu’ils ne quitteront pas.

Tous ces groupes disparates ont en commun de choisir de faire contre-société, de délibérément gagner leur autonomie contre un système économico-politique (« les gens de la ville ») favorisant la concurrence internationale et volontairement en se mettant en retrait. Ainsi, on ne s’étonnera pas de voir que les diverses formes d’oppositions politiques sont toutes traversées par une urgence dégagiste où l’abstention, cet autre nom du retrait, est première. Ces territoires ont leurs centralités, leurs caractéristiques économiques et culturelles propres, leurs systèmes de sociabilités solidaires et leurs avantages comparés aux métropoles qu’aucun habitant ne souhaiterait perdre.

Stop au misérabilisme

Quand Coralie Mantion, vice-présidente EELV à l’aménagement durable du territoire, urbanisme et maîtrise foncière à la métropole de Montpellier affirme que « concentrer les logements et les emplois sur Montpellier n’est pas bon pour l’équilibre du territoire. Ça appauvrit des villes moyennes comme Lodève. Ça oblige les habitants à utiliser la voiture pour aller travailler à des dizaines de kilomètres de là où ils habitent. Ça provoque donc l’asphyxie de Montpellier », elle fait un double contresens.

Premièrement, les villes ayant exclu totalement les classes populaires de leurs centres sont plutôt les exceptions que la règle en France. Paris et Lyon ne sont pas Marseille, Montpellier et les centaines de petites-moyennes villes qui y concentrent aussi la pauvreté. En réalité, la métropole de Montpellier rencontre les mêmes problématiques que ses sous-préfectures, mais à une tout autre échelle. L’INSEE l’a mis en exergue dans son étude sur le « paradoxe Occitan ». La création d’emplois privés au sein de la métropole ne vient pas briser ce paradoxe où le dynamisme côtoie l’extrême pauvreté. On pourrait décliner exactement les mêmes analyses, dans les « périphéries », sur le poids de l’emploi public, la déprise du commerce en centre-ville… L’explication donnée à ce paradoxe par l’institut est « le développement du tourisme en Languedoc-Roussillon [qui] est apparu comme un remède au déclin de l’emploi agricole, notamment avec la Mission Racine de 1963 à 1983. Mais la création ex nihilo de cette nouvelle spécialisation a généré une fragilité économique. » Marseille avec sa grande périphérie est certainement la première ville, en taille et dans l’histoire, à donner à voir ce modèle fait d’autoroutes gratuites, d’étalement urbain, de zones commerciales et d’un centre paupérisé dont les conséquences sociales et écologiques sont lourdes.

Mais l’illusion de la réussite des métropoles a une conséquence sur les logiques de développement des petites villes dont les dirigeants se pensent plus souvent avec les lunettes de ces métropoles, rêvant des mêmes traits de développement. Ainsi, l’un des freins les plus sérieux face à la lutte contre la dévitalisation des centres-villes est le discours condescendant posé sur ces villes. Ce discours fait écho à celui de la question sociale qui oscille entre anathèmes et soutien paternaliste des personnes en situation de pauvreté. Pour les uns, il y aurait trop d’aides et de complaisances pour ces « cas sociaux » quand pour d’autres les accompagnements ne seraient pas suffisants. Les petites et moyennes villes sont à l’image du piège de ce dualisme.

L’un des freins les plus sérieux face à la lutte contre la dévitalisation des centres-villes est le discours condescendant posé sur ces villes.

Quand de nombreux indicateurs deviennent défavorables sur un territoire et que l’on constate que des personnes et des collectivités font face à des difficultés importantes (logements indécents, difficultés d’accès aux services, à l’emploi…), l’État intervient pour compenser ces inégalités. Toutefois, il fait ce constat de « sous-développement » au regard d’une certaine norme de développement fondée sur la capacité d’un territoire à s’insérer ou pas dans l’économie mondiale et non sur les logiques déjà à l’œuvre sur le territoire. On peut parler de « ville-objet » comme Pierre Bourdieu parle de « classe-objet ». La « classe-objet » est la partie de la population qui forme une classe sociale « qui ne parle pas, mais qui est parlé ». L’objectivation de ces territoires de seconde zone face aux métropoles passe par une déprise de la production de discours, et donc de politique publique. Doit-on apprécier l’efficacité économique des territoires français au regard du seul modèle métropolitain ? Pourquoi ne pas voir les motivations qui conduisent des habitants à choisir et à rester vivre à la campagne  ? « Celles et ceux qui restent dans ces campagnes y trouvent […] un cadre d’autonomie où les normes de comportement et les logiques de concurrence qui valent ailleurs – et rendraient leur style de vie désuet – ne pèsent pas lourd ». Ce que le sociologue Benoît Coquard décrit, la ringardisation des territoires et de leurs habitants, n’est qu’un effet de points de vues.

Inventer un nouveau modèle, non-métropolitain

Si l’on veut être fidèle à « ceux qui vivent ces territoires », il faut chercher des pistes de développement plus endogènes, fondées sur la volonté des acteurs locaux de créer cette contre-société. Loin des clichés doloristes se trame une volonté de mettre le territoire en projet sur d’autres objectifs que de le raccrocher à l’économie mondiale. Ce type de développement économique du territoire serait alors guidé par une idée d’une certaine forme d’autonomie et d’une reconnaissance du pouvoir d’agir de ces habitants.

Selon Valérie Jousseaume, dans son livre Plouc Pride, nos ruralités pourraient être le lieu d’une nouvelle économie redéfinissant la notion même de progrès. Après l’ère paysanne (Moyen-Âge) et l’ère de la modernité (productivisme, individualisme, justice sociale), serait en germe l’ère de la « noosphère » qui s’accompagnerait d’un « droit au village » (même en ville) par l’authenticité des lieux de vies et des rapports humains, par une sobriété choisie et heureuse, par l’élargissement des « communs » et de la coopération. La créativité y serait permise par proximité, la qualité de vie, le brassage de populations non homogènes, le haut débit et des transports non polluants seraient le fermant des initiatives locales. Dans cette configuration, la valorisation de l’identité d’un territoire, qui ne doit ressembler à aucun autre voisin, est la première pierre d’un renouveau des campagnes, où les métiers écologiques constitueraient le socle d’une nouvelle économie (agriculture, énergie, recyclage, rénovation, réparation, métiers du lien…). Cela sonnerait « l’impasse de la métropolisation » pour reprendre le livre de Pierre Vermeren, qui montre que l’ensemble des mécanismes qui ont conduit les métropoles californiennes à être des zones invivables sont aujourd’hui à l’œuvre en France. Ainsi, les classes supérieures vivant dans les métropoles hypertrophiées militent pour une écologie des villes entre confort de vie et activités professionnelles tournées vers la mondialisation, ce qui est loin d’être écologique. Dans le même temps, l’ensemble des activités de consommations de masse, gaspillant énergie et espaces, sont exportées en dehors de la ville déroulant aux portes des villes, le tapis d’une « France moche ».

Pierre Vermeren estime que 30 à 35 millions sont déconnectés de cette économie mondialisée qui produit l’essentiel des richesses. Ne faut-il donc pas prendre acte de ces deux France plutôt que de le déplorer et laisser croire que la France dite « périphérique » veut se raccrocher aux métropoles ? La réalité des territoires, pas si périphériques, frappés par le chômage, la déprise économique, commerciale et démographique est bien plus nuancée que le simple constat d’une France reléguée et oubliée. Comme pour la « banlieue », avec qui elle partage de nombreux traits sociologiques et de nombreuses problématiques, elle n’échappe pas aux discours la surplombant avec une urbaine condescendance.

Ainsi, plutôt que de singer le développement métropolitain, nous aurions tout à gagner à permettre aux citoyens, aux élus et aux acteurs économiques, sociaux et de l’écologie d’avoir le champ libre pour déployer ce qu’ils sont déjà en train d’inventer ; une autre France que celle que l’on nous a vendue depuis 1983. Une France dont les habitants perçoivent tout l’intérêt d’y vivre et qui recherche une capacité à être autonome par sa production agricole, énergétique et économique, mais rattachée à la nation et trouvant la voie de la maîtrise de son destin. Une France si peu périphérique qui est devenue centrale dans le débat politique.