Le gouffre entre la gauche et les classes populaires a-t-il été réduit ces dernières années, ou est-il plus béant que jamais ? Thibault Lhonneur offre une analyse nuancée dans une note pour la Fondation Jean Jaurès. Il salut la progression de la France insoumise dans les banlieues, mais s’inquiète du décrochage de la gauche dans les sous-préfectures. Parmi les facteurs explicatifs : la fracture entre l’imaginaire politique de ses habitants et celui qui domine dans la sphère militante de gauche. Entretien.
LVSL – Vous avez fait paraitre une note pour la Fondation Jean Jaurès intitulée « Être majoritaire : la gauche face à la fracture territoriale ». L’un des principaux enseignements de votre note est le décrochage net de la gauche dans les sous-préfectures. Comment l’expliquez-vous ?
Thibault Lhonneur – Tout d’abord, merci à vous de vous intéresser à ce travail. Il y a de multiples facteurs, liés à l’époque, aux tendances économiques et sociales, à la bataille culturelle. Mais dans l’analyse que je propose, j’émets des pistes qui permettent d’expliquer ce décrochage par ce que la gauche, dans son ensemble, fait et ne fait pas : imaginaire, incarnation, ingénierie militante et programme.
D’une part, donc, l’imaginaire : cette France des sous-préfectures est systématiquement diluée dans des référentiels géographiques qui ne correspondent pas à leur réalité ou qui pointent la marginalité de ces territoires (France périphérique).
Ensuite, les leaders politiques, dans leur extrême majorité, sont élus et/ou issus de métropoles : Amiens, Lille, Marseille, Paris. Ils n’incarnent pas ou plus ces territoires ! Or, à gauche, il existe des figures potentielles pour les incarner nationalement : Marie Pochon, Patrick Proisy, Fabien Verdier, Léo Walter pour ne citer qu’eux. Il est donc théoriquement possible de faire mieux, dès maintenant.
De fait, et c’est le résultat des deux premiers points, les méthodes militantes utilisées par les partis politiques ne correspondent pas à la réalité des territoires : on ne peut pas faire la même campagne sur la première circonscription de Seine-Saint-Denis que dans la troisième circonscription du Cher.
Enfin, la conséquence, c’est un effacement des propositions politiques ou programmatiques qui penseraient rapidement, efficacement la vie des gens dans les sous-préfectures. D’ailleurs, j’ajoute ici une proposition non citée dans la note : aucune force politique ne propose de refaire des sous-préfectures le lieu de gestion des cartes grises, alors même que le site de l’ANTS est incompréhensible, systématiquement pointé comme une source d’angoisse pour ceux qui y ont à faire, au point – tenez-vous bien ! – que des sociétés se développent afin de gérer pour vous l’établissement de la carte grise, quand il y a à peine 15 ans, vous aviez un service préfectoral qui répondait à ces demandes. Ne pourrait-on pas, au regard de la configuration de l’Assemblée Nationale, trouver une majorité parlementaire sur cette question lors des niches ?
Cette note porte une exigence : les défaites ou le décrochage ne sont pas une fatalité ! Il est possible de regagner le cœur et le vote des Français de ces territoires de sous-préfectures.
LVSL – Vous félicitez la France insoumise pour son ancrage nouveau dans les « banlieues » désormais réunies sous le qualificatif de « quartiers populaires ». Comment expliquez-vous ce succès ?
TL – Tout d’abord, ça a pris du temps. Entre 2008 et la création du Parti de Gauche, 2012, l’avènement du Front de Gauche puis 2017 et 2022 autour de la France Insoumise, la gauche dite « radicale » a réussi à recréer un imaginaire désirable dans ce que l’on appelle désormais « les quartiers populaires ». Et c’est très fort. Parce qu’aux élections nationales et locales, globalement, ça fonctionne ! La preuve, c’est le maintien de villes communistes ou socialistes dans le 93 avec, en plus, la reconquête de Saint-Ouen et de Bobigny.
Les gens votent massivement pour nos candidats. Et se reconnaissent donc dans cette offre politique. Côté partis, avec des candidats de toutes les formations très implantées dans ces territoires, ça irrigue de fait sur leurs orientations politiques, sémantiques et programmatiques : on est capable d’avoir un discours sur les logements collectifs, sur l’invasion des punaises de lit, sur les problèmes liés à l’amiante dans les logements publics, sur les transports urbains défectueux ou manquants, etc.
Et de fait, on a une pratique militante qui est liée à ces territoires : porte-à-porte organisé de façon quasi militaire, intervention dans les AG de locataires, campagne contre la hausse du pass navigo, distribution aux métros. Un des évènements majeurs, c’est la tenue des assises des Quartiers populaires organisées par Éric Coquerel le…18 novembre 2018, soit le lendemain du premier jour des Gilets Jaunes, que la gauche a initialement regardé avec défiance et méfiance, avant, fin octobre, de se dire en faveur du mouvement.
Cet ancrage territorial permet aussi des liens étroits entre les acteurs associatifs des quartiers populaires, qui utilisent ce terme, et les leaders politiques. Cette proximité permet une réactivité, une considération forte des formations politiques sur tous les thèmes qui touchent les quartiers populaires. Demeure un bémol : un nombre non négligeable d’élus nationaux dans les quartiers populaires n’y vivent pas ou sinon depuis peu. Ces territoires demeurent encore le lieu des principaux parachutages du fait de succès électoraux évidents, en privant, parfois, des leaders qui en sont issus d’accéder à des fonctions politiques importantes.
LVSL – Vous pointez le vocabulaire comme étant un des principaux obstacles pour mobiliser la France des sous-préfectures : ruralité, France périphérique, etc. Les termes vous semblent inadéquats. Les mots ont-ils tellement d’importance ?
TL – On est dans le champ politique où tout part d’un discours, donc des mots employés. Et ceux que l’on utilise sont l’expression de la bataille culturelle, que l’on remporte ou que l’on perd.
Deux exemples, avec toujours, le terme « Quartiers populaires » : ce dernier s’est imposé dans l’espace politique, médiatique, intellectuel. Plus personnes ou presque ne parle de « banlieues », de « cités » pour décrire ces espaces. Ces termes renvoyaient à un imaginaire collectif négatif : les « plans banlieues » qui n’en finissent pas d’un président à l’autre, les émeutes en banlieue ou cité, bref, les termes ne disaient rien de bon et de fait, stigmatisaient les gens qui y vivaient ou défendaient ces espaces. Aujourd’hui, tout le monde parle de « Quartiers populaires » et commence sa réflexion, son propos à partir de ce terme. Quand, Valérie Pécresse, qui refuse de l’employer, utilise « quartiers prioritaires de la ville », qui sait ce dont elle parle ? C’est un terme administratif, qui renvoie à des politiques de la ville, loin donc de la façon dont les gens parlent.
Autre exemple : pouvoir d’achat. C’est le candidat Nicolas Sarkozy qui l’impose dans sa campagne en 2006/2007, en voulant, je cite, « être le Président du pouvoir d’achat ». Depuis, même la CGT fait des manifestations pour le pouvoir d’achat, comme si, le salaire, n’était qu’un outil de consommation ! La droite libérale a clairement remporté la bataille culturelle en imposant ce terme à tous. Depuis, donc, on réfléchit d’abord à partir de ce que l’on peut acheter ! Et ça justifie tout : les baisses de cotisations en vue d’augmenter le salaire net, les suppressions d’impôts locaux (taxe professionnelle, taxe d’habitation) qui laisse les villes exsangues, et notamment les petites et moyennes villes. Tout ça au nom du « pouvoir d’achat ».
Donc, oui, c’est central.
J’habite Vierzon. Je ne suis ni dans « un bourg », ni en « ruralité », ni dans un « quartier populaire ». Et systématiquement, il y a un vide de représentation spatiale dans les propos des leaders politiques nationaux qui maitrisent insuffisamment la réalité de ces territoires. Résultat ? Les repères républicains sont perçus avec méfiance : les écoles privées accueillent de plus en plus d’élèves, les services publics ont fermé, les élections sont boudées.
LVSL – A la suite de votre note, plusieurs observateurs ont pointé des angles morts potentiels vis-à-vis de la France des sous-préfectures, en particulier la sécurité. Est-ce un enjeu important à vos yeux ?
TL – J’assume ces angles morts. Oui, la sécurité est un sujet important. Récemment, un ami me faisait la remarque que dans les petites et moyennes villes se développait une insécurité de « métropoles », avec les rodéos urbains, les places de deal, le développement des trottinettes sur les routes (entendons-nous bien, chacun de ces délits ou incivilités n’ont pas la même gravité). Cette perception est hyper pertinente. Et de fait, les villes sont sous-équipées pour y faire face. Donc, il va falloir s’en saisir, rapidement.
Mais, est-ce moins important que l’incarnation politique ? Que le respect que l’on doit pour les pratiques culturelles et sociales des gens d’ici ? Que la disparition des partis politiques dans ces espaces ? Que l’incapacité des programmes de gauche à parler de ce qui fait la vie des gens de ces sous-préfectures, avec, en priorité, la voiture en tant qu’objet politique ou les zones pavillonnaires en bordure de ville qui aliènent une partie de la vie quotidienne ? Je ne le crois pas.
Mon objectif est clair : donner modestement à mon camp politique, même élargi, des clefs de compréhension et des éléments de discussion, pour qu’enfin, en 2027, on ait la possibilité d’offrir une perspective majoritaire à nos électeurs. Si je commence mon propos en disant « hé ho, il est temps d’arrêter de taper sur les flics ! », je vais crisper tout le monde, inutilement. Alors, voilà, avançons sur ce que l’on peut saisir rapidement et qui incombe immédiatement aux forces politiques.
LVSL – La fracture que vous observez en France existe dans la plupart des démocraties occidentales. La gauche perd du terrain dans les zones les moins denses en population dans de nombreux pays, et gagne du terrain chez les diplômés et dans les centres-villes. N’est-ce pas la loi de l’Histoire et une grande mutation irréversible ?
TL – Il y a deux éléments dans cette question : les grandes tendances mondiales, et ce qui serait immuable. Les deux idées ne peuvent pas se mélanger.
D’une part, sur la question des tendances et la loi de l’Histoire : oui, nous traversons depuis 2012/2015 une période mondiale de repli sur soi, de retour aux nationalismes : Brésil jusqu’à récemment, USA, Angleterre, Pologne, Inde, Philippines, Russie, Hongrie, Italie, etc., bref, il y a clairement un retour à des conceptions très à droite en Europe et ailleurs, dans les résultats électoraux de nombreux pays. La France n’y échappe pas : le RN progresse d’élection en élection, son socle électoral se consolide, et aujourd’hui, il est parfois moins difficile de dire « je vote Le Pen » que « je vote Mélenchon ». Mais est-ce irréversible ? Certainement pas ! Rien ne l’est en politique.
On arrive donc au deuxième point : comment changer « la grande mutation irréversible » ? Si la gauche perd du terrain, alors interrogeons la gauche ! Pourquoi réussissons-nous aussi bien dans des territoires et moins bien dans d’autres, au-delà des questions sociologiques ?
La gauche radicale a réussi l’exploit d’obtenir des députés dans la très bourgeoise cité parisienne et dans des villes limitrophes nettement plus populaires : c’est un exploit. La gauche est parvenue à construire cette communauté de destin entre la bourgeoisie de centre-ville et les quartiers populaires. Leurs intérêts politiques semblent liés, et il est désormais facile pour un candidat de gauche de produire un discours qui s’adresse aux deux populations.
Cela n’est pas vrai dans les territoires de ma note : il y a à l’heure actuelle un conflit politique qui n’est pas encore résolu. L’exemple classique est la place de la voiture : pour la gauche urbaine, elle doit disparaître, et comporte tous les inconvénients possibles, elle pollue, elle prend de la place, elle consomme du pétrole, elle est donc moralement inacceptable et devrait donc disparaître, au profit de mobilités plus « douces », comme le vélo. À l’inverse, pour les gens habitant dans petites et moyennes villes, elle est le moyen de transport nécessaire, l’outil d’émancipation numéro un et le dernier espace réel de liberté dans un affaissement économique et social généralisé. Tout cela produit une tension voire un rejet, visible dans les résultats électoraux.
Quand on subit comme on l’a subi un « front national républicain » dans des seconds tours face au Rassemblement National, alors, on doit prendre le temps de comprendre pourquoi. C’est ce qu’il s’est produit dans trop d’endroits. Ce n’est pas acceptable pour nous comme pour nos électeurs.
Donc bref, et c’est la thèse que je défends : il faut parvenir à parler à la classe moyenne des villes moyennes, sans perdre ce qui a été obtenu jusqu’alors, en incarnant ces réalités territoriales dans les propositions, dans les actions et dans le vocabulaire.
Interrogeons-nous, donc. Réorganisons-nous, analysons, discutons, essayons. Avec l’élection présidentielle érigée en couronnement, on a 5 ans entre deux moments démocratiques forts. On a perdu en 2022, et le lendemain du second tour, tous les regards étaient déjà braqués sur le premier de 2027. On a donc 5 ans pour tenter des campagnes, essayer des propositions, lancer des nouvelles figures, parcourir le pays, s’inspirer de ce qui se dit, s’écrit, se fait. Et peut-être, parvenir enfin à changer la loi de l’Histoire.