Comment la gouvernance de la zone euro creuse les écarts de richesses entre pays européens

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Jean-claude Juncker, ex-président de la commission et ex-Premier Ministre luxembourgeois, symbole de la concurrence fiscale en Europe

Alors que la monnaie unique était attendue comme un élément de convergence économique entre les différents pays de l’eurozone, ses règles de gouvernance fondées sur l’extension ininterrompue de la concurrence et la lutte contre l’inflation ont achevé d’accentuer les écarts de richesse entre pays, rendant toujours plus hypothétique une éventuelle réforme de la construction européenne.


Au moment de la formation de la zone euro, les économistes libéraux s’évertuaient à défendre les mérites d’une zone monétaire unique. Dans la droite ligne des partis de gouvernements, ces économistes voyaient en l’euro le point terminal de l’intégration européenne. La fin des monnaies nationales promettait deux choses : d’une part un approfondissement des échanges commerciaux intra-européens, et d’autre part une profonde convergence des niveaux de richesse entre États membres. Cependant, les règles de gouvernance propres à l’eurozone ont très vite mis à mal les mécanismes susceptibles de satisfaire ces deux promesses, conduisant à la satisfaction exclusive de la première, le libre-échange, au mépris de la seconde, l’harmonisation des richesses.

Trois éléments de la gouvernance européenne participent au creusement des divergences économiques entre pays membres : la liberté de circulation des capitaux, le taux de change de la monnaie unique et la politique anti-inflation de la Banque Centrale Européenne (BCE).

La liberté des capitaux, cœur de la polarisation industrielle en Europe

La liberté des capitaux fut longtemps perçue comme un élément clé de la résorption des écarts de développement entre pays européens. La théorie économique dominante en la matière au tournant des années 2000 était celle des économistes Frankel et Rose : d’après eux, le partage d’une monnaie unique entre pays possédant des taux d’intérêts nationaux divergents devait conduire les investisseurs institutionnels à orienter leurs capitaux vers les pays à taux d’intérêt élevé. Ces pays a priori en retard auraient ainsi bénéficié d’un afflux de capitaux à même de financer l’investissement et de générer davantage de croissance économique. Toutefois, les faits ont démontré que si un afflux de capitaux des pays du Nord vers ceux du Sud de l’Union Européenne a bien eu lieu au cours des années 2000, l’écrasante majorité de ces nouveaux capitaux étrangers était de nature dite « improductive », composée d’investissements spéculatifs sur le marché immobilier et financier. Ce large mouvement de capitaux, loin de contribuer à rééquilibrer le pouvoir économique au sein de la zone euro, a au contraire été générateur d’instabilité économique majeure dans les pays d’Europe du Sud, la grave crise de l’immobilier espagnol en 2008 en étant l’exemple le plus révélateur. À l’inverse, la liberté de circulation des capitaux a contribué à concentrer davantage les investissements internationaux dits “productifs” dans l’industrie ou les services hors-financiers au cœur de l’Europe (Allemagne, Benelux voire en France), ces investisseurs profitant de la centralité géographique de ces régions pour s’implanter plus aisément sur le marché intérieur.

« Si un afflux de capitaux des pays du Nord vers ceux du Sud a bien eu lieu au cours des années 2000, l’écrasante majorité de ces nouveaux capitaux étrangers était de nature « improductive », composés d’investissements spéculatifs sur le marché immobilier et financier »

L’euro fort, conséquence d’une politique monétariste de la BCE

Avec le choix politique d’assumer un euro fort, l’Europe avantage mécaniquement les pays à spécialisation industrielle portant sur des marchés haut de gamme, notamment l’Allemagne, au détriment des pays d’Europe du Sud spécialisés sur des filières industrielles de milieu de gamme comme la France, l’Italie et l’Espagne. L’Allemagne a de fait fondé son modèle économique sur une politique mercantiliste d’exportation de biens industriels (l’exportation représente 47,2% du PIB allemand, contre 30,9% pour la France). L’euro fort permet à l’Allemagne d’exporter ses véhicules, machines-outils et produits chimiques à des prix supérieurs sur des marchés relativement moins sensibles au prix que les marchés à l’export des entreprises françaises, italiennes ou espagnoles. Simultanément, l’euro fort a précarisé les industries des pays du Sud en dégradant leur compétitivité-prix, renforçant ainsi la polarisation industrielle de l’Europe autour de l’axe rhénan.

Au-delà de la simple augmentation générale des prix, l’inflation possède dans le domaine financier la propriété d’alléger nominalement la dette des débiteurs au détriment des créanciers. En plafonnant la cible d’inflation à 2%, la BCE a mené pendant des années des politiques monétaires restrictives qui, par l’assèchement du crédit bancaire, ont maintenu la zone euro dans une phase économique difficile. La comparaison avec la FED ou la Bank of England au moment de la crise de 2008 démontre les effets économiques néfastes de l’acharnement de la BCE sur la question inflationniste : ces deux autres banques centrales ont immédiatement redescendu leur taux d’intérêt directeur à un niveau proche de 0% et lancé dans la foulée des politiques monétaires non conventionnelles dites de « quantitative easing » en faisant massivement tourner la planche à billets pour recapitaliser les banques, injecter de la liquidité sur les marchés financiers et relancer le crédit.

À l’inverse, la zone euro s’est distinguée par son respect de la croyance ordo-libérale allemande par son refus de créer en masse de la monnaie et l’injonction faite aux pays  budgétairement considérés comme laxistes de pratiquer de sévères politiques de rigueur. Ces politiques pro-cycliques ont généré chômage de masse, pauvreté endémique, émigration de la jeunesse et troubles institutionnels récurrents.

« À l’inverse, la zone euro s’est distinguée par son respect de la croyance ordo-libérale allemande par son refus de créer en masse de la monnaie et l’injonction faite aux pays dits budgétairement laxistes de pratiquer de sévères politiques de rigueur »

Alors que bon nombre d’économistes libéraux sont persuadés que la crise de l’euro est derrière nous, l’inefficacité de la gouvernance européenne constitue un risque structurel susceptible de replonger l’eurozone dans la récession. Le caractère inégal des règles du jeu européen a déjà incité de nombreuses régions de l’Europe à entrer dans l’engrenage de la concurrence fiscale et sociale :

  • Fiscale tout d’abord, car l’Europe abrite en son sein un nombre considérable de paradis fiscaux qui, en aspirant les capitaux des riches contribuables et des grands groupes, affaiblissent toujours plus la capacité d’action et de réforme des États.
  • Sociale ensuite, car la disparition définitive de toute possibilité de dévaluation de la monnaie a suscité l’émergence de ce que les économistes et grands médias nomment poliment « des dévaluation internes », à savoir des baisses drastiques de salaires apparus entre 2011 et 2013 au moment de la crise de l’euro dans les pays du Sud de l’eurozone.

« Le caractère inégal des règles du jeu européen a déjà incité de nombreuses régions de l’Europe à entrer dans l’engrenage de la concurrence fiscale et sociale »

Face à ce constat sombre sur l’échec actuel de la convergence économique européenne, le courant européiste poursuit sa défense politique de l’Europe actuelle, supportant pour l’Europe un horizon fédéral synonyme à leurs yeux de promesses infinies. Toutefois, les écarts économiques régionaux, en forte hausse sous l’impulsion d’une gouvernance économique européenne inopérante, ont généré partout des tensions sociales et politiques de plus en plus fortes contre l’Europe, réduisant l’horizon fédéral au rang de simple utopie européiste.

 

 

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