La guerre des gauches aura bien lieu – Entretien avec Kevin Victoire

Ancien journaliste de L’Humanité et co-fondateur de la revue socialiste et décroissante Le Comptoir, Kevin Boucaud-Victoire collabore aujourd’hui à Slate.fr, Vice et Polony TV. Il vient de publier aux éditions du Cerf La guerre des gauches qui retrace 200 ans d’affrontements à gauche.

Dans votre ouvrage, vous revenez sur la multiplication des lignes de clivage à gauche, qui brouillent notamment la pertinence du clivage gauche-droite : éducation, laïcité, école, etc. Ne pensez-vous pas que ceux-ci ont été en partie effacés par l’élection présidentielle et que, dès lors, ils relèvent plus du petit cercle des militants et des catégories de la population les plus politisées que du peuple au sens large ?

Le peuple n’est ni de gauche, ni de droite, alors que mon livre s’intéresse aux militants de gauche au sens large – pas forcément membres d’un partis et d’un mouvement –, catégories forcément plus politisées que la moyenne. Mais reprenons dans l’ordre. J’identifie donc quatre grands sujets qui divisent la gauche : libéralisme économique, souveraineté, école et laïcité. Si les citoyens en général ne perçoivent pas les choses de manière idéologique comme les militants, ils s’intéressent aussi à leur manière à ces sujets. Tout le monde possède un avis sur la loi travail, la fiscalité, l’euro, le voile ou l’éducation – au moins ceux qui ont des enfants scolarisés. C’est d’ailleurs parce qu’ils ont estimé que les réponses apportées par Hollande ces cinq dernières années sur ces sujets, qui au-delà des aspects théoriques touchent tout un chacun, n’ont pas été suffisantes que l’ancien président n’a pas été en mesure de se représenter.

Chaque présidentielle ne se concentre et ne se gagne que sur un nombre restreint de sujets. Sauf qu’à terme, ça ne fait pas disparaître le reste. Les choses sont pires pour cette élection puisqu’il n’y a pas eu de campagne. Sauf que dès la rentrée, quand des réformes seront lancées, ces sujets reviendront sur le devant de la scène. Surtout que certains sujets sont indémodables, comme la question économique et l’école, en période de double crise du marché de l’emploi et de l’éducation. Quant à la laïcité, c’est devenu un sujet crispant, au moins depuis la loi qui interdit le port de signe religieux à l’école en 2004 et il l’est de plus en plus. Pour finir, l’Europe est partie intégrante de notre vie politique, impossible de faire sans, même si ça ne passionne pas les gens ordinaires.

Kevin Victoire, La guerre des gauches, Le Cerf, 2017.

Il nous semble qu’un des clivages les plus importants à gauche est absent de votre ouvrage : la méthode politique. D’un côté, on a assisté à des tentatives d’union de la gauche, portées notamment par le PCF ou par Benoit Hamon – du moins, dans les discours. De l’autre, La France Insoumise a cherché à « fédérer le peuple ». Cette volonté de le fédérer passe par une méthode populiste – au sens de ce que fait Podemos – qui consiste à poser les lignes de clivage politique là où cela est le plus efficace. Que pensez-vous de ce nouveau clivage sur la pratique politique en elle-même ?

Il faut voir que mon livre a principalement été écrit avant la campagne présidentielle, c’est-à-dire avant la primaire de la droite et du centre. A ce moment, je ne me doutais pas que la question du populisme prendrait cette importance. Je notais déjà cependant l’évolution de Mélenchon, vers un discours plus républicain, plus patriote et plus populiste. J’ai également souligné l’importance de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, théoriciens du populisme post-marxiste, à Nuit debout. Si le sujet est marginal dans mon livre, je ne l’ignore pas complètement.

Une des conclusions de mon livre est que la gauche est irréconciliable dans sa totalité. Ajoutons que ce signifiant, après les trahisons de Mitterrand, Jospin et Hollande, ne mobilise plus. De plus, je plaide depuis plusieurs années, bien avant la création de Podemos et bien avant que Laclau et Mouffe soient à la mode, pour un populisme social dans le sillage des Narodniks – mouvement socialiste populiste de la fin du XIXème et du début du XXème, qui a intéressé Marx – et du sociologue américain Christopher Lasch. Celui-ci doit avoir deux buts : redéfinir la lutte de classes, en y incluant tous les perdants du capitalisme en trouvant un nouveau vocabulaire commun contre les exploitants et ceux qui ont intérêt au maintien du système ; et radicaliser la démocratie. Le populisme, qui est plus qu’une simple question de méthode, implique notamment de rompre avec le « gauchisme culturel », qui se définit par les questions sociétales et minoritaires, au profit du social et de symboles plus rassembleurs, sans pour autant flirter avec le conservatisme de droite. C’est un virage largement amorcé par La France Insoumise depuis un an.

Le score de Mélenchon – le plus élevé pour un candidat à la gauche du PS depuis les 21,27 % de Jacques Duclos (PCF) en 1969 –, ainsi que la belle victoire contre toute attente de François Ruffin à Amiens semblent valider cette stratégie. Il faut se souvenir que pendant longtemps la gauche ne voyait pas dans l’appel au peuple une stratégie d’extrême droite, alors que c’est souvent le cas aujourd’hui. Par exemple, bien avant l’essai de Patrick Buisson, La cause du peuple désignait jusqu’en 1978 un journal maoïste un temps dirigé par Jean-Paul Sartre – lauréat du prix Eugène-Dabit du roman populiste en 1940 avec Le Mur. Malheureusement les choses se sont retournées  dans les années 1980. Une fois le peuple abandonné par la gauche, le FN n’a eu qu’à récupérer le concept, en lui donnant la pire définition identitaire possible, et ainsi prospérer. Le populisme est le moyen pour la gauche qui veut vraiment changer la société de renouer avec les classes populaires.

De façon concomitante, vous prophétisez l’affaiblissement du clivage gauche-droite comme catégorie de référence. Qu’est-ce que cela implique au juste, lorsque l’on cherche à construire des coalitions politiques qui ont pour but de prendre le pouvoir ? Est-ce que vous pensez qu’il est nécessaire de dialoguer avec une partie de la droite ?

Ça implique selon moi de tenter d’élargir son socle électoral en dehors de ceux qui se reconnaissent dans les signifiants de gauche, qui sont de moins en moins opérants. Pour cela, il faut être capable de créer un autre langage qui permette à l’électorat populaire de s’y reconnaître, mais également de faire preuve d’une réelle empathie pour les gens ordinaires, et être capable de proposer de vraies solutions à leurs problèmes quotidiens. Dans cet ordre d’idée, Juan Carlos Monedero, Carolina Bescansa, Íñigo Errejón, Pablo Iglesias, Luis Giménez et Ana Domíngue, figures clés de Podemos, écrivent par exemple : « Ce que tu as voté hier, ça nous est égal ; ça nous est égal de savoir avec quelle idéologie tu ordonnes le monde. […] Aujourd’hui, tout cela nous importe moins que de savoir si, au-delà de ton histoire, tu es d’accord […] avec le fait que nous devons obtenir que les biens communs soient répartis de manière commune, […] que nous avons des obligations et des droits dans nos communautés et que nous tous qui vivons ensemble et ensemble existons, d’où que nous venions, nous sommes la matière première de nos rêves et de nos espérances. »

Cela peut effectivement impliquer de discuter avec la frange du conservatisme qui possède une véritable fibre sociale, qui s’oppose à la société telle qu’elle est sans basculer dans la réaction ou l’identitarisme. Dans l’état actuel des choses, aucun parti ou leader politique ne remplit ces conditions, mais certains militants isolés, oui. Cependant cette redéfinition des clivages prendra un certain temps et ne s’achèvera probablement qu’après une refonte des partis traditionnels.

Vous notez dans votre ouvrage la montée en puissance d’un discours souverainiste à gauche, qui cherche à se réapproprier la nation, et notamment à rompre plus explicitement avec l’Union Européenne. Quel est l’avenir de cette gauche souverainiste ? Ne s’est-elle pas unifiée derrière Jean-Luc Mélenchon ?

L’un des grands mérites de Jean-Luc Mélenchon est d’avoir su séduire la majeure partie de cette gauche. Il faut cependant noter que le MRC, principal parti historique du souverainisme de gauche, devenu marginal, a préféré Hamon. Cela a d’ailleurs provoqué de nombreux départs. Certains, les plus libéraux ou les plus attachés à la Vème République ont préféré Macron, voire Nicolas Dupont-Aignan pour les plus conservateurs d’entre eux. Cependant, il est clair que Mélenchon a su réunir la majorité de cette tendance politique, qui est pourtant loin d’être homogène.

Votre ouvrage est explicitement teinté d’un socialisme libertaire, qui puise sa source dans Proudhon, mais aussi dans Orwell, ou encore, plus récemment, dans l’œuvre de Jean-Claude Michéa. Selon vous, quelle doit-être la place de cette gauche aujourd’hui ? A-t-elle besoin d’une maison commune ?

L’échec de l’URSS et du socialisme dit « autoritaire » prouve qu’il aurait fallu écouter un peu plus les libertaires sur plusieurs domaines : la bureaucratie, la manière dont le pouvoir corrompt – « Considérez toujours les hommes au pouvoir comme une chose dangereuse » disait Simone Weil – ou l’indispensable articulation entre autonomie individuelle et émancipation collective. Cette gauche est également aujourd’hui à la pointe des combats écologiques – ne pas oublier l’importance de gens comme Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Guy Debord et Cornelius Castoriadis dans l’émergence de l’écologie politique – et attaque radicalement le productivisme. Il ne faut pas oublier que sur ce plan, le marxisme ne s’est guère distinguer du capitalisme.

Par définition, le libertarisme n’a pas de maison commune. Il se nourrit de diverses sources parfois contradictoires. Pour finir, il ne faut pas oublier qu’un certain anarchisme, que Murray Bookchin appelait le « lifestyle anarchism », fait le jeu du libéralisme en mettant en avant l’individualisme narcissique contre l’émancipation collective.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit photo : Lucas Pajaud