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« La ligne politique d’une maison d’édition, c’est sa ligne éditoriale » – Entretien avec Thierry Discepolo

« La ligne politique d’une maison d’édition, c’est sa ligne éditoriale » – Entretien avec Thierry Discepolo

Thierry Discepolo appartient au collectif à l’origine des éditions Agone, qu’il a fondées en 1997 à partir de la revue éponyme lancée sept ans plus tôt à Marseille. Cette maison a contribué au renouveau du paysage intellectuel critique après la glaciation des années 1970-1980 dont nous parlait, lors d’un précédent entretien, Nicolas Vieillescazes des éditions Amsterdam. L’héritage des Lumières, l’histoire populaire ou encore la critique des médias sont les thèmes majeurs qui orientent leur catalogue et traduisent une ligne éditoriale attachée à donner des outils à un projet politique d’émancipation. Auteur de La Trahison des éditeurs, Thierry Discepolo livre également un portrait du monde de l’édition pris entre la logique du capital et les vicissitudes de l’indépendance. Une analyse d’autant plus indispensable quelques jours après l’OPA de Vincent Bolloré sur le groupe Lagardère. L’homme d’affaire pourrait prendre le contrôle d’Hachette, après avoir été propriétaire d’Editis, soumettant une fois de plus le monde de l’édition à l’intérêt des milliardairesI. Entretien réalisé par Laëtitia Riss.

LVSL – Les éditions Agone « répondent à un projet politique », pour reprendre l’une des formules de présentation de la maison. Comment se construit, pour vous, le rapport entre ligne éditoriale et politique ?

Thierry Discepolo – La ligne politique d’une maison d’édition telle qu’Agone, c’est sa ligne éditoriale. N’étant structurellement affiliée à aucune organisation, notre manière de faire de la politique, c’est précisément de faire de l’édition : construire un catalogue. Tout n’a évidemment pas été planifié en amont… les choses se sont souvent élaborées aussi au fil des rencontres. Mais quelques thèmes fondamentaux ont été privilégiés depuis la fondation de la maison. Parmi les héritages qui importent, commençons par le moins politique : la tradition du rationalisme à la française associée par Jacques Bouveresse à la philosophie analytique dans le sillage de Wittgenstein – qu’on retrouve notamment, mais cette fois sans le philosophe anglo-viennois, avec Pascal Engel. Mieux qu’une référence politique, cet ancrage intellectuel permet de suivre les chemins de traverses qui mènent aux auteurs les plus représentatifs de la ligne éditoriale d’Agone.

C’est ainsi qu’on arrive par Bouveresse à Karl Kraus, écrivain (journaliste et satiriste) autrichien qui fut le premier à formuler, au tournant du XIXe et du XXe siècle, une critique radicale des médias, en plus de sa condamnation morale de la guerre et d’avoir été un précurseur de l’écologie. Une approche précisément illustrée par notre production éditoriale, qui nous a conduit à analyser notamment la concentration des médias entre les mains d’une poignée de grands groupes, leurs effets sociaux, économiques, professionnels et leurs rôles dans la soumission des régimes démocratiques au capitalisme, à l’impérialisme et aux va-t-en-guerre.

En partant de la philosophie de Bouveresse, on peut aussi arriver à la critique des tendances irrationalistes des avatars du « postmodernisme » qui, à la fin du XXe siècle, ont plongé la gauche dans une critique suicidaire de la raison. Si les héritages des Lumières doivent être interrogés pour ce qui en a été fait (ses dévoiements), abandonner la raison est une erreur lourde de conséquences : c’est laisser à l’ennemi (aux capitalistes et aux classes qui les servent) l’outil le plus puissant, indispensable à la reconstruction de la gauche contemporaine mise à mal par l’abandon des ambitions universalistes héritées de la Révolution française et dissoutes avec l’embourgeoisement de la démocratie et l’abandon de tout projet de société égalitaire.

« Abandonner la raison est une erreur lourde de conséquences : c’est laisser à l’ennemi (aux capitalistes et aux classes qui les servent) l’outil le plus puissant, indispensable à la reconstruction de la gauche contemporaine. »

La production de savoir ne doit pas être indépendante, in fine, de son utilité sociale, qui est au cœur des Lumières. Plutôt qu’un attribut conversationnel, de performance médiatique ou de carrière universitaire, la connaissance doit servir, d’une manière ou une autre, à l’émancipation sociale. Ça ne suffit pas du tout, bien sûr – il ne faut pas tomber dans les illusions de la force propre de l’idée vrai – mais il faut commencer par là. Ce qui nous amène vers un autre domaine dont les éditions Agone ont hérité : l’histoire du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux. Pour résumer, nous avons là l’essentiel des thèmes de notre ligne intellectuelle et politique, construite et précisée ouvrage après ouvrage : rationalité, émancipation, critique et histoire sociales.

LVSL – Comme vous le signalez, la critique des médias constitue l’un des piliers historiques d’Agone. On retrouve ainsi au catalogue l’essayiste et journaliste Serge Halimi, le linguiste et militant anarchiste américain Noam Chomsky ou encore le philosophe et militant communiste français Paul Nizan. Le paysage médiatique d’aujourd’hui est-il encore à l’image de celui que ces derniers pourfendaient ? La multiplication des supports d’information « alternatifs » infléchit-elle, selon vous, le rapport de forces ?

T. D. – Toute prospective est un exercice difficile – mieux vaut rester prudent quand on est interrogé sur ce qui va se passer. En revanche, ce qu’on peut dire c’est que, sur la ligne de « critique radicale des médias », sont parus de nombreux livres qui, pour dater et malgré les changements (notamment technologiques) considérables, continuent de trouver un écho aujourd’hui, perceptible au gré des rééditions. Ainsi Les Chiens de garde de Paul Nizan, qui parait en 1932, est réédité trente plus tard par Maspero. Il est de nouveau oublié, puis réédité chez Agone en 1998, un an après la réactualisation de son titre par Serge Halimi dans Les Nouveaux Chiens de garde (Raisons d’agir). Cette formule si parlante est ainsi, au titre de deux essais, présente sur les rayonnages de nombreuses bibliothèques privées – et publiques ! Sans oublier le film éponyme qui en a traduit à l’écran les analyses et dont on attend un deuxième volet d’ores et déjà programmé.

Si la diffusion de notre réédition de l’essai de Nizan n’a que dépassé la dizaine de milliers d’exemplaires. Les Nouveaux chiens de garde affiche plus de 273 000 ventes, un chiffre significatif… Il faut savoir que, chez la plupart des éditeurs de sciences sociales, un essai sans actualité ni écrit par un auteur connu du grand public, les tirages varient entre 1 500 et 3 000 exemplaires. Lorsque sont dépassées les 5 000 ventes, c’est donc déjà un succès –d’autant plus quand le propos ne brosse pas dans le sens du poil les puissants et les médias qui les servent. Mais un éditeur artisanal peut faire mieux : pour donner un ordre de grandeur, nos deux principaux best-sellers approchent les 100 000 exemplaires vendus (Une histoire populaire des États-Unis d’Howard Zinn et Une histoire populaire de la France de Gérard Noiriel).

Pour en revenir à Nizan, c’était comme une évidence que Serge Halimi donne la préface à notre réédition. La « cuisine éditoriale » s’illustre d’ailleurs souvent à travers le choix des préfaciers : ainsi celui-ci publiera (ou rééditera) chez Agone à peu près tous ses autres livres, dont Le Grand Bond en arrière (2012) et Quand la gauche essayait (2018) ; mais aussi, pour rester sur la critique des médias, L’opinion ça se travaille (2014), réédité six fois. Les premières versions (écrites avec Dominique Vidal) analysant la réception médiatique des conflits dans les Balkans au cours des années 1990 et les suivantes (complétées par Henri Maler et Mathias Reymond) la réception des guerres « justes » ou « humanitaires » menées par les États-Unis et leur vassaux, où les médias ont joué la cinquième colonne. À ces critiques des médias par Serge Halimi s’ajoutent celles de l’un de ses co-auteurs, Mathias Reymond d’Acrimed, avec son « Retour sur le traitement médiatique des élections présidentielles de 2002 et 2017 » : Au nom de la démocratie, votez bien ! Mais à tout ça répond aussi l’édition d’autres grands textes de la même veine, comme celui d’Edward Herman et de Noam Chomsky, La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie (1988).

Il est difficile d’imaginer que ces livres parus au siècle dernier (avant l’ère numérique) reçoivent tant d’écho, soient encore lus et largement cités si leurs contenus ne rencontraient pas un intérêt pour analyser des phénomènes contemporains. On ne lit pas le modèle que développent Herman et Chomsky à partir des médias américains des années 1980 comme un document historique sur la presse avant la « dématérialisation » et la démultiplication des supports mais parce qu’ils continuent d’être pertinents pour comprendre les médias actuels. Lorsque ces auteurs établissent les filtres qui structurent la presse américaine de leur temps (dont l’anticommunisme, mais aussi la propriété, etc.), ils montrent comment les médias dominants et les pouvoirs qu’ils servent construisent leurs ennemis (et leurs alliés). De nos jours, si on ne diabolise plus le « communisme » (mais tout de même encore la Russie), ce vieil ennemi a été très vite remplacé par un nouveau au gré du renouvellement des filtres médiatiques : l’islam (en géopolitique, autant que pour les affaires intérieures). Dans le même registre, l’histoire du populisme américain, des années 1890 à nos jours, est aussi celle de la fabrication d’un ennemi intérieur par les médias au service des classes cultivées, auxquelles les journalistes appartiennent, qui ne cachent pas leur défiance pour le peuple et la démocratie dès lors qu’elle ne fait plus barrage à l’expression des intérêts d’un groupe social dominé qui ne reste pas à sa place1. Imprimé au plomb ou numérisée, les médias de masse aux mains de grands patrons –pas toujours de presse – créent du consentement à l’ordre établi, hier comme aujourd’hui.

« L’histoire du populisme américain, des années 1890 à nos jours, est aussi celle de la fabrication d’un ennemi intérieur par les médias au service des classes cultivées. »

Dans un registre différent, celui de Karl Kraus, évoqué plus haut, qui écrit au moment où se développe la presse de masse et dont le souci primordial est la protection de la langue comme seul garant de la pensé. Pour lui, la presse est le « grand corrupteur de la langue », indépendamment de son organisation, de sa propriété, de son engagement politique, parce qu’elle entretient un rapport industriel à la production de l’information, de la pensée, de l’écrit ; parce qu’elle se soumet à l’idée absurde qu’il faut quotidiennement produire le même volume d’informations. Pour lui, certains jours mériteraient que les journalistes n’écrivent rien – parce qu’il n’y a rien d’important à dire. Cette analyse n’a pas perdu grand-chose de son « actualité » avec la prolifération contemporaine des supports d’informations. Et la critique par Karl Kraus de la corruption de la langue par la presse semble déjà celle des « éléments de langage » du management – qui n’existait pas encore…

LVSL – Dans votre livre au sujet de La Trahison des éditeurs (2011), vous rappelez que le monde de l’édition est soumis aux mêmes logiques économiques que les autres médias : concentrations et privatisations, difficultés pour les éditeurs indépendants face à la concurrence, etc. En quoi cette approche permet-elle de mieux comprendre le milieu du livre ?

T. D. – Entre autres constats à l’origine de cet ouvrage se trouve en effet celui que l’édition est la grande oubliée de la critique (radicale ou non) des médias. L’édition est un monde très largement méconnu (peu de lecteurs remarquent l’éditeur des livres qu’ils lisent) quand « les médias » appartiennent à notre quotidien – pour ne pas dire que notre quotidien leur appartient… Tout se passe alors comme si les livres n’entraient pas dans la chaîne de production de l’information, pourtant en partie approvisionnée par les mêmes acteurs – journalistes ou universitaires, eux-mêmes auteurs d’articles de presse nourris de livres. Sans parler de la propriété des entreprises de médias et d’édition elle-même. En décembre 2016, Le Monde Diplomatique a publié un organigramme tout à fait édifiant sous le titre « Médias français : qui possède quoi ? ». Quand on rassemble les mêmes données pour l’édition, on aboutit, pour l’essentiel, à quelque chose du même ordre, une forme tout à fait comparable : beaucoup de marques, mais peu de propriétaires – et parfois les mêmes ! – comme les groupes Lagardère et Bolloré.

L’histoire des rachats et ventes, de la concentration du capital dans l’édition est le fil rouge qui tisse La Trahison des éditeurs. Il y a d’autres filtres, bien sûr, comme la concurrence, la clientèle politique ou même l’ancienneté et l’histoire familiale (si importante dans ce monde d’héritiers) ; ou encore la relation à l’État (qui a, par exemple, longtemps surdéterminé le groupe Hachette), le degré d’autonomie, l’internationalisation de la production, etc. Une analyse globale qu’a donnée Pierre Bourdieu dans « Une révolution conservatrice dans l’édition », un article qui date de 1999, mais reste pertinent pour l’essentiel. En insistant, au-dessus des autres filtres, sur la propriété du capital et la concentration, il me semble qu’on voit mieux, non seulement les effets sur l’évolution du métier même (et ses partenaires dont la libraire, maillon faible et central de la chaîne du livre), mais aussi sur le rôle de la production éditoriale.

L’augmentation de la taille des groupes est par exemple en rapport dynamique avec la création de nouvelles maisons. C’est parce qu’il y a concentration qu’il y a prolifération. Ce qui a des effets indissociables positifs et négatifs. La standardisation de la production, les économies d’échelle et la soumission aux règles du profit dans les groupes en chassent les éditeurs qui n’y trouvent plus leur compte. Mais si cet essaimage produit de la diversité et permet que le métier perdure dans de petites structures vertueuses, la réussite de certaines n’a pas d’autres effets que de dupliquer la production industrielle dominante – dont Les Arènes donne un modèle admirable en étant passé sans transition du combat de François Xavier Verschave contre la Françafrique au recueil de potins de Valérie Trierweiler et de la critique des médias à la vie rêvée des arbres.

Bien sûr, quand ces petites maisons, pour une raison ou autre, après avoir parfois innové et produit un catalogue dans des conditions souvent difficiles (notamment du fait de celles qu’imposent les grands groupes), elles n’ont pas d’autre choix que de se vendre à un groupe ou un autre, participant ainsi tout à fois à la concentration et au renouvellement des groupes par leur catalogue. Il arrive aussi que ce renouvellement ne soit pas involontaire… Ainsi, l’une des manières de faire carrière dans l’édition, dont l’efficacité a fait ses preuves, peut commencer par la création d’une maison, où l’on aligne quelques titres, gagnant en visibilité comme marque et se faisant connaître comme professionnel affichant investissement personnel, innovation et surfant sur des causes très radicales-chics mais solubles avec le néolibéralisme.

La pertinence de cette approche, mise en avant par l’ampleur du phénomène dans les années 1990, s’est confirmée par accélération depuis les années 2002, où aux rachats de maisons de plus en plus grandes s’est ajoutée la fusion de groupes. Au point que le dernier papier que j’ai donné sur ce thème dans Le Monde Diplomatique, « Le livre, une sacrée valeur », est en même temps confirmé et caduque ! En attendant de voir ce que nous prépare l’effondrement de Hachette-Lagardère et la gloutonnerie d’Éditis-Bolloré, c’est Gallimard qui fournit en même temps l’illustration du modèle et sa dissimulation sous la bannière de l’« indépendance » : après avoir absorbé la coquille intellectuelle vide et ballotée du groupe Flammarion il y a dix ans, ce sont les éditions de Minuit, pour le coup véritable symbole de l’indépendance, qui vont être dissoutes dans la holding Madrigall. On observe là toujours les effets destructeurs de la concentration du capital sur les métiers et la qualité de toute production éditoriale – logique à l’œuvre ici comme dans les autres médias, qui n’y échappent pas plus que les autres domaines culturels.

LVSL – Un tel paysage éditorial a donné naissance à un marché de la radicalité où la critique décore plus qu’elle n’ébranle. Les auteurs peuvent-ils échapper à la récupération financière et symbolique de leurs travaux ?

T. D. –  On peut faire l’hypothèse que certaines ruptures ont un coût que les auteurs doivent évaluer. D’un côté, tout auteur d’un livre qui critique par exemple les médias dominants commence mal sa carrière… médiatique. Ce qui n’empêche pas certains succès hors-norme, comme celui d’Halimi avec ses Nouveaux Chiens de garde, qui s’est appuyé sur quelques alliés solides et, dans un contexte de renaissance critique, sur un réseau militant très efficace. Mais c’était au siècle dernier… Quoi qu’il en soit, d’une manière générale, la critique non complaisante des médias est un genre peu encombré et peu favorables aux bonnes affaires.

D’un autre côté, pour tout auteur, refuser d’éditer un livre dans la grande marque d’un grand groupe, ça n’est pas seulement se priver d’un capital symbolique prestigieux mais aussi d’une mécanique puissante, d’une diffusion hégémonique et d’un rapport de force favorable face aux libraires et aux médias. Ce que de nombreux auteurs soucieux de l’efficacité politique de leurs critiques politiques peuvent légitimement invoquer – sans qu’on puisse différencier cette exigence de leur besoin de reconnaissance, comme on sait « impossible à rassasier ». Ainsi n’ont pas manqué les auteurs anticapitalistes, antimilitaristes, etc. qui ont publié leurs critiques anticapitalistes, antimilitaristes, etc., sous une marque ou une autre, voire dans une collection « altermondialiste » labellisée Attac2 chez la plus grande multinationale française de médias et d’édition, Matra-Hachette-Lagardère, par ailleurs marchand d’armes.

Dans La Trahison des éditeurs, je cite un auteur qui, au nom de l’efficacité politique, publie son (plutôt bon) livre contre les nuisances sociales, économiques, urbanistiques, écologiques, humaines des supermarchés sous l’enseigne d’un grand groupe faisant une partie importante de ses ventes de livres… en supermarché. Plus récemment, la fine fleur de la critique sociale la plus radicale, après avoir édité ses critiques des injustices de l’organisation sociale capitaliste sous une marque d’Éditis (alors propriété du patron des patrons français), ayant transformé son héritage de la tradition anti-impérialiste de Maspero en soutien aux décoloniaux, les édite maintenant, sous la même marque de La Découverte, désormais propriété de Bolloré, héritier lui de l’impérialisme français en Afrique.

On doit répondre sur plusieurs points aux auteurs qui décident que la diffusion de leur critique dépendra des piliers du monde qu’ils critiquent. Et d’abord préciser, avant même qu’il soit question de cohérence politique : tout ouvrage qui mérite une diffusion de masse trouvera aujourd’hui son public aussi efficacement s’il paraît chez un éditeur indépendant, même de taille modeste – entre autres exemples (qui ne manquent pas), pour ne prendre que ceux déjà évoqués dans le domaine de l’essai politique, citons L’insurrection qui vient chez La Fabrique…

Ensuite, il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qu’une certaine cohérence entre un propos critique et les alliances dont sa diffusion dépend soit un préalable à toute efficacité. Quelle signification peut bien avoir une critique du capitalisme industriel et financier ou de l’ordre colonial paraissant chez un éditeur dont les pratiques rapaces du patron, dans le monde des affaires comme dans ses affaires africaines, sont de notoriété publique ? À moins de voir ça – tant le satrape breton est encore plus fameux pour l’attaque juridique systématique et le licenciement intempestif – comme une forme assumée d’auto-censure avec une critique chirurgicale qui épargne le patron ?

« Quelle signification peut bien avoir une critique du capitalisme industriel et financier ou de l’ordre colonial paraissant chez un éditeur dont les pratiques rapaces du patron, dans le monde des affaires comme dans ses affaires africaines, sont de notoriété publique ? »

Ce genre d’incohérence n’a pas seulement des effets politiques contre-productifs – après tout, le rieur baron Ernest-Antoine Seillière de Laborde pouvait se prévaloir d’être bien libéral de laisser les agitateurs de La Découverture s’agiter chez lui. En attendant, l’essentiel, pour tout patron, c’est que les livres que leurs employés produisent soient transformés en bénéfices, et donc en augmentation de sa puissance d’agir. D’où l’importance de maisons indépendantes qui, autant que possible, permettent que la valorisation financière et symbolique des livres œuvrant à changer ce monde ne renforcent pas l’importance financière et symbolique des puissants qui le dirigent.

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Maintenant, la question de l’indépendance ne résout pas tout. On l’a vu, c’est sous cette bannière que le troisième groupe éditorial français enfle et grossit en réussissant un tour de passe-passe impossible à tout confrère : augmenter globalement l’« indépendance » de l’édition à chaque nouvel éditeur qu’il absorbe. En attendant de voir comment Madrigall va digérer Minuit, Gallimard a réussi le même genre de carambouille que La Découverte, marque d’Éditis, a fait avec Zone, marque de La Découverte3. Mais alors que ce dernier pouvait au moins s’appuyer sur l’idée d’un héritage de Maspero et d’un vague ancrage à gauche pour jouer les appels à l’insurrection et à la grève générale, sur quoi peut-on s’appuyer, dans l’hôtel particulier de l’ex-rue Sébastien-Bottin, pour éditer une collection de « Tracts »4 ? Avec un sens de la neutralité devant tout au sens des affaires, qui lui a permis de sortir parmi les vrais gagnants de la Seconde Guerre mondiale5, cette maison séculaire a en effet publié, à l’abri des ors de la littérature (pure), antisémites (militants), collabos (de la première heure) et résistants (de la dernière), fascistes (officiels) et antifascistes (estampillés), communistes (staliniens) et anticommunistes (de droite) – ainsi que, d’ailleurs, du moment que c’est de la littérature, les souvenirs enfantins de Gabriel Mazneff.

Restons en politique : y’a-t-il mot plus emblématique du militantisme de rue et de l’engagement dans les causes perdues que celui de « Tracts » ? Au moins peut-on compter sur une sociologue reconnue pour aboutir la logique de détournement. Dans son « Tracts », surfant sur une version aussi droitière qu’infidèle de la « neutralité axiologique », Nathalie Heinich pourfend les savants qui s’égarent en mettant le résultat de leurs recherches et le poids de leurs notoriétés dans le mauvais camp de la lutte des classes.

« Quand on regarde dysfonctionner l’édition, c’est qu’on y voit l’empreinte du délitement de la gauche. »

Le plus édifiant, finalement, quand on regarde dysfonctionner l’édition, c’est qu’on y voit l’empreinte du délitement de la gauche. Plus aucune organisation politique n’est en mesure d’offrir la reconnaissance nécessaire à ses militants, en particulier les plus ambitieux qui, dans l’édition notamment, n’ayant rien d’autre à marchandiser qu’une forme soluble de critique politique, l’ajuste au marché sous les enseignes qui comptent. C’est tout un processus qu’il faut inverser !

(I) NB : L’entretien a été réalisé avant l’annonce de Bolloré. Voir : “L’OPA de Bolloré sur Lagardère“, Libération, 16 septembre 2021.

(1) C’est le sujet d’un livre de Thomas Frank à paraître :  Le populisme, voilà l’ennemi ! Brève histoire de la haine du peuple et de la peur de la démocratie, des années 1890 à nos jours.

(2) Thierry Discepolo, « Fourniture en gros et mi-gros de la concentration éditoriale » (2011).

(3) Thierry Discepolo, « La mule du baron à la découverte du marché de la consommation contestataire » (2009).

(4) Voir la présentation de la collection par Antoine Gallimard.

(5) Thierry Discepolo, « La Pléiade, une légende dorée », Le Monde diplomatique, février 2021.

(6) Sur ce point, on lira avec intérêt la démonstration définitive d’Isabelle Kalinowski avec ses « Leçons wébériennes sur la science et la propagande », in Max Weber, La Science, profession et vocation (Agone, 2005).