La lutte pour l’héritage du chavisme : une possible crise d’hégémonie

https://es.wikipedia.org/wiki/Archivo:Dilma_Rousseff_receiving_a_Hugo_Ch%C3%A1vez_picture_from_Nicol%C3%A1s_Maduro.jpg
©Valter Campanato/ABr

Six ans après la mort d’Hugo Chávez, la Révolution Bolivarienne vit une de ses crises les plus profondes. Celle-ci se traduit très concrètement au niveau économique et social : dérégulation absolue du marché et hyperinflation, corruption généralisée, impuissance institutionnelle à garantir les droits fondamentaux, exode économique de millions d’habitants et une grande pauvreté. Cette crise du chavisme se répercute également au niveau géopolitique global du fait des intérêts qui touchent les ressources naturelles vénézuéliennes. Par Lorena Fréitez Mendoza (traduit par Marie Miqueu-Barneche), ancienne ministre de l’Agriculture Urbaine du gouvernement de Nicolas Maduro. 


Du point de vue historique, la crise en cours au Venezuela est surtout d’ordre politico-idéologique. Ce qui est en jeu est le chavisme même en tant que subjectivité populaire, soutien et levier du projet bolivarien à long terme.

Sur le front extérieur, les pressions actuelles sur le gouvernement du Venezuela mettent à l’épreuve l’influence idéologique du socialisme bolivarien dans un monde où le néolibéralisme est en crise et où les démocraties commencent à être menacées par des populismes de droite. En interne, cela remet en question l’actuelle orientation politique du processus comme affaiblissement ou renforcement de l’hégémonie du chavisme au Venezuela.

La sortie de crise rendra intelligible la lutte sanglante entre classes, que la crise a elle-même révélée, ainsi que le rôle de l’Etat en tant qu’organisateur du pouvoir et garant ou non de l’intérêt général. Les gagnants seront ceux qui auront réussi à convaincre les classes populaires de l’orientation de l’État en ce qui concerne les contradictions que la crise concentre. Ceux-ci gagneront la conduite de l’État pendant au moins les dix prochaines années.

La capacité du chavisme à se défendre pendant ces six années sans Chávez a montré que, malgré ces bases de soutien relativement affaiblies, il continue à être le projet politique avec le plus de ressources politiques, sociales et idéologiques du Venezuela. C’est pourquoi tous se disputent le sens de l’héritage de Chávez, autant du côté des opposants que des diverses tendances qui articulent le bloc chaviste.

Les déclarations d’Elliott Abrams [NDLR : envoyé spécial des États-Unis au Venezuela] le 24 avril 2019, après l’échec de l’Opération Liberté menée par Juan Guaidó et Leopoldo López, confirment cette idée : « Le PSUV [NDLR : Parti socialiste unifié du Venezuela, qui regroupe les soutiens au chavisme] devrait jouer un rôle dans la reconstruction du Venezuela », « j’ai un message pour le PSUV et tous les adeptes du président Chávez : vous êtes en train de voir le régime de Maduro détruire son héritage. En réalité, ça ne m’inquiète pas (…) mais le PSUV et les chavistes devraient s’en inquiéter ».

Ce contexte explique pourquoi, aujourd’hui, les désaccords symboliques sur l’essence même du chavisme structurent la crise politique : qui représente le chavisme ? que reste-t-il du chavisme ? et en fonction de ce qu’il en reste : comment cela transformera-t-il la société vénézuélienne ?

L’hétérogénéité du chavisme

La crise révèle l’hétérogénéité du chavisme. De multiples tendances luttent avec véhémence pour imposer leur orientation politique au processus. Parmi ces tendances, il y a des secteurs qui, malgré leur auto-définition comme fervents défenseurs de Chávez, défendent des politiques néolibérales qui se fondent sur la flexibilité économique et commerciale, remettant en question les expropriations que Chávez avait réalisées à partir de sa réforme agricole de même que les nationalisations des entreprises stratégiques, ou qui souhaitent impulser des zones économiques spéciales avec des facilités douanières pour attirer les investissements étrangers.

D’autres tendances misent sur un capitalisme d’État hautement centralisé qui, dans le cadre d’une économie mixte, favoriserait certains secteurs entrepreneuriaux proches du gouvernement mais sans que l’État perde le contrôle des secteurs stratégiques. A partir de là, ils espèrent construire un État social nostalgique des social-démocraties fonctionnelles à l’attention des demandes individuelles dans le cadre d’une intégration sociale subordonnée.

Il existe un troisième secteur, le plus faible, qui mise sur un approfondissement de la démocratie économique où la démocratisation des moyens et secteurs productifs parmi les classes populaires s’imposerait sous différentes formes de propriété, pour le développement d’enclaves productives locales et décentralisées. Pour cette tendance, plus qu’une politique de protection sociale propre au bienestarismo [NDLR : welfarisme], le pari chaviste est d’approfondir une politique de participation sociale centrée sur des auto-gouvernements territoriaux qui renforceraient l’autonomie et la mobilisation permanentes du pouvoir populaire.

Le chavisme et la refonte de l’Etat

La stratégie bolivarienne cherchait à transformer l’économie politique d’État dont elle avait héritée en travaillant à la construction de nouveaux contrepoids politiques. L’État fonctionnait au travers d’accords entre élites et était géré par deux partis politiques qui faisaient une redistribution clientéliste et inégale de la richesse publique (les revenus du pétrole). Pour le chavisme, le changement voulait dire travailler intensément à la construction d’un nouveau bloc au pouvoir.

Le secteur militaire et un nouveau sujet politique, le pouvoir populaire, seraient les deux facteurs déterminants de ce nouveau bloc. Si le secteur militaire était la ressource la plus immédiate qui permettrait à Chávez d’obtenir un pouvoir réel au sein de l’État, c’est le pouvoir populaire qui représentait le centre de sa stratégie démocratique, la base d’un nouveau rapport de forces qui pourrait transformer les logiques de l’État.
En ce sens, les premiers besoins politiques du projet furent : d’abord traduire l’écrasante majorité électorale de 1998 (56,2%) en un tissu social et politique qui pousserait les transformations souhaitées ; ensuite compter sur une identité politique qui permettrait l’unification symbolique de l’hétérogénéité sociale et politique qui s’est rassemblée autour de la figure d’Hugo Chávez ; enfin promouvoir une base sociale ayant la capacité de se transformer en la nouvelle classe productive du pays.

Pour atteindre ces objectifs, accompagnés d’une profonde contestation culturelle qui revendiquait des phénotypes, des jargons, des goûts et des habitudes des classes populaires comme étant l’expression authentique de la culture nationale, ils ont construit un cadre stratégique : la démocratie participative et protagoniste. Une forme démocratique radicale qui concrétise la grande réforme politique grâce à laquelle de nouveaux équilibres sociaux et économiques pourraient se produire.

Dans ce cadre, la participation protagoniste de la population (directe, sans intermédiaire partisan) serait le processus qui générerait la construction du modèle de développement du socialisme bolivarien. Dans un premier temps, cela signifiait inviter les masses à occuper l’État, à être les acteurs de la définition et de l’exécution des politiques qui, en même temps qu’elles réglaient leurs problèmes les plus urgents, leur permettaient de devenir les sujets de la transformation et de se politiser comme les principaux mobilisateurs d’une bureaucratie sclérosée au service des élites. Dans un deuxième temps, cela s’est transformé en une invitation à construire des organisations territoriales (auto-gouvernements) qui assumeraient le développement des processus productifs. Ces organisations populaires territoriales créeraient de nouvelles classes productives nationales régies par des logiques d’autogestion et de contrôle social.

Afin d’aller plus loin dans l’exposé des critiques des erreurs d’un chavisme qui prétendait construire une révolution par le haut, il est nécessaire de comprendre que dans un pays comme le Venezuela, avec la faiblesse des tissus de solidarité sociale au début du siècle et la centralité économique et politique de l’État, une force politique de caractère populaire avait besoin de contrôler l’État pour rassembler les secteurs subalternes qui avaient tendance à se fragmenter ; utiliser les symboles du pouvoir de l’Etat pour consolider les positions de leadership, dans un pays où le pouvoir est représenté par qui a les capacités d’administrer les revenus ; et réorganiser la distribution de la richesse pétrolière vénézuélienne pour pouvoir réduire les inégalités colossales et gouverner en faveur de la majorité.

Ce qui est important dans la révolution bolivarienne est qu’au milieu des difficultés que suppose la construction d’un nouveau sujet populaire depuis l’État, ses acteurs ont articulé une doctrine et une méthode pour concrétiser l’inquiétude récurrente de la réflexion d’Hugo Chávez sur une administration juste du pouvoir : seule la force d’un peuple organisé et conscient du rôle qu’il endosse dans un projet de transformation profonde de la société est capable de changer les inerties historiques d’un État qui gouverne pour les élites. Si c’est le cas, comment transférer le pouvoir au peuple ?

Le pouvoir du peuple est une construction symbolique populaire et nationale qui renforce le rôle des secteurs populaires dans l’imaginaire politique du pays, mais constitue également un ensemble de décisions politiques qui cherchent à ouvrir des espaces au sein même de l’État afin de le concrétiser. D’abord installer une Assemblée Nationale Constituante pour créer un nouveau cadre constitutionnel qui favoriserait la participation sociale et la démocratisation économique. Ensuite le développement de politiques publiques ancrées dans des processus massifs de mobilisation sociale (Missions Sociales). Aussi une réforme agricole pour démocratiser les moyens de production et une politique de nationalisations qui permettraient le contrôle public de ressources stratégiques (communications, alimentations, minéraux). Enfin une législation spécifique (les lois du pouvoir populaire) pour garantir la construction d’auto-gouvernements territoriaux (communes) avec des compétences pour administrer directement les ressources venant de l’Etat.

Ces décisions n’ont pas seulement été confrontées à des conflits violents, comme des tentatives de coups d’Etat, de la part des forces politiques rattachées aux oligarchies nationales historiques, mais aussi à des conflits internes au chavisme quant au choix entre modération ou radicalisation démocratique. Durant sa mise en place, il y a eu diverses tensions liées à l’institutionnalisation subordonnée d’un pouvoir populaire administré par des chavistes d’avant-garde, ou au sujet de la construction de canaux institutionnels qui protégeaient et renforçaient le poids et l’autonomie du pouvoir populaire pour la transformation du fonctionnement du pouvoir.

Ces tensions sont directement en lien avec la composition finale du bloc chaviste à la tête de l’État. Le nouveau bloc de pouvoir nécessaire pour modifier l’économie politique de l’État n’a pas pu se construire seul avec uniquement des organisations populaires. En plus de la place importante des militaires dans le gouvernement, les alliances interclassistes et la construction d’un lourd parti de masses ont rendu complexe cette dynamique.
Pour rester au pouvoir, le chavisme a dû créer des alliances avec des secteurs économiques qui, comme c’était la tradition, avaient profité d’un accès direct aux revenus du pétrole grâce à leurs alliances avec le bipartisme du vingtième siècle. Ces secteurs se sont infiltrés dans différents services de l’administration chaviste, consolidant d’importants lieux de pouvoir spécifiques et construisant de nouvelles élites économiques, la bolibourgeoisie, qui sont aujourd’hui les responsables des plus importantes pratiques de corruption du chavisme. Par ailleurs, parallèlement à la construction du pouvoir populaire, un puissant parti politique, le PSUV, s’est construit en regroupant les petits partis qui avaient accompagné Chávez dans son ascension vers le pouvoir, se transformant en une puissante machinerie électorale qui a intégré des milliers d’activistes du pouvoir populaire.

La construction simultanée d’un parti hautement hiérarchique et d’un tissu social populaire recherchant une plus grande autonomie génère inévitablement des contradictions entre le pouvoir constitué et le pouvoir constituant qui ont marqué jusqu’à aujourd’hui le chemin pris par la révolution bolivarienne.

L’ère de Nicolás Maduro

En plus de maintenir sa position et sa propre légitimité en tant que leader de la révolution bolivarienne, la problématique omniprésente pour Nicolas Máduro est de savoir comment maintenir les compromis chavistes et en même temps mener la lutte contre une bolibourgeoisie de plus en plus puissante au sein du parti, des élites nationales traditionnelles qui n’arrêtent pas de réclamer les revenus pétroliers, des capitaux internationaux qui ne renoncent pas à leur ambition de contrôle des ressources naturelles vénézuéliennes et un pouvoir populaire qui, affaibli, est conscient du rôle qu’il doit jouer dans ce projet.

Au-delà du fait que l’Opération liberté ait permis à Maduro de repousser certaines contradictions, d’exiger certaines loyautés et d’obtenir une cohésion sociale et politique autour de lui-même, alors que le contexte habituel ne l’aurait pas permis, la question la plus complexe de sa conduite politique reste la gestion de l’économie politique. Comment distribuer des revenus en baisse par rapport aux ressources disponibles il y a une dizaine d’années ?

Il n’y a pas assez d’argent pour satisfaire tous les secteurs alliés, de sorte qu’il est obligé de choisir. En conséquence, il garde des ressources pour développer une politique sociale qui s’éloigne du discours de la participation protagoniste et se rapproche du discours traditionnel de la protection sociale subordonnée qui s’occupe des demandes individuelles des secteurs les plus vulnérables à qui il offre des revenus minimums palliatifs. Il centralise la politique d’importation des aliments pour garantir le contrôle de la distribution des aliments subventionnés aux secteurs les plus vulnérables, touchant environ 30% de la population. Il organise des alliances avec les classes entrepreneuriales, du secteur agroalimentaire principalement, proches de la bolibourgeoisie, à qui il alloue des devises afin de réactiver l’agro-industrie. Il investit dans les appareils répressifs de l’Etat dans la perspective d’assurer le contrôle interne, investissant dans les forces armées et dans les corps spéciaux de sécurité.

Ces décisions montrent bien les alliances qu’il priorise, de même que la logique politique qui mène la conduite du processus. Au sujet des alliances, les liens avec les banques et le secteur entrepreneurial sont clairs : il cherche à assurer un certain contrôle économique du pays, même si cela ne se traduit pas par une possible amélioration de la situation économique. Par rapport à la gestion politique des bases du chavisme, il impose une logique corporative qui donne au parti un rôle excessif dans les décisions politiques et dans le contrôle de toute la politique sociale, spécialement celle qui se consacre à la distribution d’aliments subventionnés dans un contexte d’hyperinflation.

Cette logique corporative limite le pouvoir populaire au secteur social que soutient le gouvernement, le définissant comme l’unité de base d’un modèle de développement. La politique de service social individualisé pulvérise le tissu social et affaiblit les logiques de mobilisation collective qui ont marqué le chavisme comme sujet populaire. Cela, ajouté aux alliances avec les secteurs entrepreneuriaux, aux tentatives de suppression des nationalisations et aux arrêts d’investissement dans certains secteurs publics et en faveur des initiatives productives du pouvoir populaire, frappe en plein cœur les piliers centraux du chavisme : protection étatique du contrôle des secteurs stratégiques et renforcement de l’autonomie du pouvoir populaire, le pouvoir du peuple.

En termes politico-idéologiques, cette situation révèle que, malgré la capacité de mobilisation politique que garantit le PSUV, l’affaiblissement du rôle du pouvoir populaire dans la gestion de crise a ouvert une faille structurelle à la base du modèle. Sans un pouvoir populaire qui occupe un rôle central et important, la démocratie participative et protagoniste se transforme en des jeux rhétoriques qui détruisent la légitimité de l’actuelle classe dirigeante, mais également l’hégémonie politique du chavisme à long terme.

Malgré cela, le harcèlement externe permet actuellement de repousser ces profondes contradictions internes du chavisme, de sorte que les perspectives immédiates de sortie de crise conduiront probablement à une victoire à court terme des secteurs chavistes néolibéraux aux côtés des secteurs bienestaristes de contrôle clientéliste. Cependant, peut-être que le sujet populaire construit pendant les premières années de la révolution bolivarienne constitue un tissu social suffisamment solide pour réclamer sa place dans le cadre d’une proposition de renouveau politique du chavisme.