« La pensée radicale n’avait plus droit de cité dans les médias » – Entretien avec Nicolas Vieillescazes

Nicolas Vieillescazes est éditeur et dirige les Éditions Amsterdam depuis 2016. Dans le cadre de notre série « L’atelier des idées », il a accepté d’initier la succession de portraits, préparés par notre rédaction, de ceux qui font vivre au quotidien la pensée critique. Car derrière les auteurs et les rayons des librairies se cachent, plus souvent dans l’ombre, éditeurs, directeurs de collection, et autres manœuvriers du livre qui fabriquent le paysage intellectuel par leurs choix de publication, influencent le débat d’idées et prennent part à la construction d’une nouvelle hégémonie culturelle. Les Éditions Amsterdam, fondées en 2003, porteuses du renouveau des études spinozistes en France, pivot de la traduction des marxistes anglo-saxons, et soucieuses d’une ligne éditoriale attachée à défendre l’idéal révolutionnaire d’égalité, constituent ainsi l’un de ces ateliers qui nous est ouvert le temps d’un entretien. Nicolas Vieillescazes revient sur la signature de la maison d’édition, les projets qu’elle continue de porter et plonge à travers notre histoire intellectuelle récente, depuis la paralysie néolibérale des années 1970-1980 jusqu’à la renaissance actuelle d’un environnement culturel favorable à la construction d’une nouvelle « culture marxiste ». Entretien réalisé par Laëtitia Riss.

LVSL – Après plusieurs années passées aux Prairies ordinaires, vous avez rejoint les Éditions Amsterdam en 2016, et vous en assurez la direction éditoriale depuis bientôt 5 ans. Comment devient-on « éditeur » et comment avez-vous croisé le chemin de cette maison fondée en 2003 par Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal ?

Nicolas Vieillescazes – Je suis devenu éditeur un peu par hasard. Au milieu des années 2000, j’étais à Londres, en thèse de philosophie et, pour gagner ma vie, je me suis mis à traduire ou à vouloir traduire des ouvrages théoriques (marxistes, postcoloniaux, pragmatistes…) de langue anglaise. C’est alors que je suis entré en contact avec de jeunes maisons d’édition parisiennes, comme Questions théoriques et Amsterdam, pour qui j’ai traduit à cette époque (avec Olivier Ruchet) Provincialiser l’Europe de Dipesh Chakrabarty. À partir de 2007, j’ai aussi commencé à travailler, toujours en tant que traducteur, avec le fondateur des Prairies ordinaires, Rémy Toulouse. On échangeait beaucoup, je lui proposais des projets, des traductions… Lorsqu’il a été nommé directeur littéraire des Éditions La Découverte, en 2010, il m’a proposé de lui succéder aux Prairies.
Les débuts ont été franchement chaotiques, et, moi qui arrivais de l’Université, et d’une discipline assez éthérée et solitaire, j’ai découvert qu’être éditeur, surtout dans une toute petite maison où il n’y a presque pas de division du travail, ce n’est pas juste avoir des idées de livres à publier ; c’est un métier social et qui implique un ensemble de savoir-faire ou de connaissances pratiques, allant des relations avec les auteurs, bien sûr, mais aussi avec des éditeurs étrangers, des agents, des graphistes, des imprimeurs, des représentants, des libraires, des journalistes, tout un tas de personnes et d’institutions qui permettent à un livre d’exister et lui assurent une existence publique. Un bon livre n’est pas seulement un bon texte, c’est un objet matériel et – n’en déplaise à certaines ou certains qui ont sans doute la chance de ne pas avoir besoin de manger – une marchandise. Et il ne suffit pas de faire de bons livres, il faut aussi le faire savoir – ce « faire savoir » commençant avec la maquette des ouvrages, le choix des papiers et la diffusion en librairie.

« Un bon livre n’est pas seulement un bon texte, c’est un objet matériel. »

En 2016, Olivier Brunot, le gérant des éditions Amsterdam cherchait un nouvel éditeur, uniquement pour rééditer le fonds de la maison. On s’est rencontré et je lui ai proposé de construire un vrai programme éditorial, puisque, quelle que soit sa qualité, le fonds d’une maison est vivant quand elle publie des nouveautés. Le catalogue des Prairies ordinaires, constitué d’une soixantaine de titres, a été repris dans la foulée par les Éditions Amsterdam, et c’est dans ce cadre élargi que j’ai poursuivi mon travail éditorial.

LVSL – Le nom de la maison fait-il référence à Amsterdam, en ce que la ville hollandaise a marqué l’histoire intellectuelle européenne comme lieu d’imprimerie libre et florissante ou est-ce pour une autre raison ?

N.V. – Oui, c’est tout à fait ça ! Amsterdam en tant que lieu des lumières alternatives, des « Lumières radicales », selon Jonathan I. Israel (ndlr : Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), Éditions Amsterdam, 2020). Les fondateurs de la maison, en particulier Jérôme Vidal, étaient très inspirés par Spinoza. Il y avait d’ailleurs à l’origine une collection d’études spinozistes, « Caute ! », dirigée par Laurent Bove, Yves Citton et Frédéric Lordon.

LVSL – Les Éditions Amsterdam assument un positionnement critique et radical « en matière d’idées » et soutiennent « l’émergence d’une génération d’intellectuels de gauche ». Comment la bataille politique se mène-t-elle depuis le milieu de l’édition ?

N.V. – C’est effectivement la ligne historique de la maison. On peut cependant mettre beaucoup de choses derrière « critique » et « radical ». Dans une période comme la nôtre où tout est extrêmement flou, où les mots sont utilisés pour dire tout et leur contraire – il n’y a qu’à voir, bien que ce ne soit pas nouveau, l’usage fait par l’extrême droite de mots volés à la gauche –, il est important d’affirmer des lignes idéologiques très claires. Non pas tellement sur les objets dignes d’étude – pour ma part, je m’intéresse autant à la politique qu’à l’art, à la géographie qu’à la philosophie – que sur les principes. C’est là-dessus qu’on clive. La radicalité, si l’on veut employer ce mot que je n’aime pas beaucoup, tient à mes yeux dans un attachement intransigeant au principe d’égalité, face à des adversaires qui, en dépit de leurs beaux discours, s’en soucient peu ou aimeraient bien s’en passer. On sait, et les polarisations du présent nous le rappellent sans cesse, que ce vieux combat est loin d’être gagné. Toujours, on prie les groupes opprimés de « ne pas être excessifs ». On leur demande de parler plus gentiment et moins fort, mais la critique du ton n’est qu’un moyen de disqualifier leurs exigences mêmes. L’apologie de la nuance ou de la modération est, depuis la Révolution française, une inusable caractéristique de la rhétorique réactionnaire, qui agite l’épouvantail des « excès de l’égalité » à chaque fois que des opprimés cherchent à faire entendre leurs voix.

« L’apologie de la nuance ou de la modération est, depuis la Révolution française, une inusable caractéristique de la rhétorique réactionnaire, qui agite l’épouvantail des excès de l’égalité. »

Ou bien, selon une rassérénante torsion tocquevillienne dont raffolaient les intellectuels mainstream dans les années 1980-1990, on nous explique que, de toute façon, l’égalité progresse inexorablement, par-devers les actrices et acteurs mêmes, donc qu’il ne sert à rien de la brusquer. Récemment, on a encore entendu le chœur unanime des « éditocrates » dénoncer les « excès » du féminisme, de l’antiracisme, etc. Aux yeux des dominants, qui n’ont jamais rien lâché de bon gré, toute revendication égalitaire est intrinsèquement inacceptable, et la dénonciation de prétendus excès vise simplement à faire taire les femmes, les personnes racisées, les travailleuses et travailleurs, etc.

Quant à la bataille politique, l’avantage d’une maison d’édition, du moins d’une maison comme la nôtre, c’est qu’elle ne se situe pas directement dans l’espace-temps de l’action politique. Par exemple, nous ne publions pas de textes d’intervention à chaud ou portant sur des sujets du présent immédiat. D’abord, pour des raisons pratiques : parce que nous publions peu (15-20 titres par an), que nous considérons que la richesse d’une maison réside dans son catalogue et que nous consacrons beaucoup de temps à chaque livre, nous privilégions des textes qui auront une durée de vie assez longue. Cette orientation est aussi dictée par une contrainte financière (nous n’avons pas les moyens d’organiser de grandes campagnes promotionnelles) et, surtout, par la spécialisation fonctionnelle des supports : il existe aujourd’hui de nombreux endroits, payants ou gratuits, où l’on peut trouver des informations fiables et des traitements, y compris approfondis, de l’actualité immédiate. Le livre doit donc être autre chose qu’un vecteur d’informations et/ou d’opinions, et avoir une originalité, une ampleur et une densité qui lui permettront d’exister à côté d’autres médias et dans la longue durée.

« Nous cherchons à faire des livres rigoureux et qui analysent un « présent long », indépendamment des modes et en évitant aussi l’écueil d’une trop grande spécialisation. »

Il doit s’inscrire dans un espace intellectuel doté d’une « autonomie relative », à la fois extérieur à et à la conjonction des champs universitaire, médiatique et politique, dans un équilibre difficile à tenir entre le conjoncturel et le systémique. Ce n’est pas simple, d’autant qu’il faut se méfier des semblants, parfois très séduisants : par exemple, de la tendance à crier à la rupture anthropologique à chaque fois que sort un nouveau modèle d’iPhone ou à voir des ruptures historiques absolument partout. Presque chaque semaine, de nouveaux livres sortent qui nous expliquent que tout a changé (et depuis le début de la pandémie, c’est encore pire). D’où la multiplication des livres intitulés « la société de ceci ou cela », « le capitalisme de ceci ou cela », « l’ère de ceci ou cela », ou, bien sûr, les composés de « -cène », devenus presque innombrables. Ça, c’est une catégorie particulière : les livres pseudo-importants, écrits par de vrais chercheurs, mais qui servent surtout à alimenter le besoin de nouveauté des médias, qui s’empresseront, dans une circularité parfaite, d’en exalter l’importance, avant de passer au suivant. Nous cherchons à faire des livres rigoureux et qui analysent un « présent long », indépendamment des modes et en évitant aussi l’écueil d’une trop grande spécialisation.

Donc, pour revenir à votre question sur la bataille politique, nous y participons, à notre très modeste mesure mais de façon latérale. Il s’agit d’abord de faire de bons livres, c’est-à-dire des livres utiles, qui pourront servir, aussi longtemps que possible, à comprendre quelque chose des enjeux systémiques de l’époque et contribuer à l’élaboration d’une nouvelle culture de gauche.

LVSL – « L’ordinaire du capital » a vu le jour en 2017. Une collection qui réunit anthropologues, géographes, sociologues, écrivains, réalisateurs, journalistes, militants… et qui cartographie les mutations politiques, économiques et sociales qui sont au cœur de nos quotidiens. De quelles nécessités est née cette collection, est-ce une manière de parler aux lecteurs « ordinaires », qui ne sont pas toujours armés théoriquement ? Ce semestre paraît un ouvrage du sociologue Grégory Salle sur les « Superyachts », que vous présentez sous le signe de la sécession des élites, une thématique plus que d’actualité…

N.V. – La collection est une proposition d’Allan Popelard, qui est professeur d’histoire-géographie et contributeur au Monde diplomatique. Nos premières discussions datent de début 2015 : Allan voulait traiter des conditions de vie sous le capitalisme. D’où le choix de « l’ordinaire », qui correspondait aussi au fait qu’à l’époque, je travaillais aux Prairies ordinaires. Nous avions envie de faire des livres courts, accessibles, peu chers, écrits par des auteurs divers (universitaires, journalistes, écrivains…) et qui porteraient une attention particulière à la forme, au récit, à l’écriture. Nous voulions que les textes aient une signature, qu’on ne trouve pas souvent dans les essais théoriques.

Lorsque nous commencions à discuter avec Allan, Pierre Rosanvallon venait de lancer aux Éditions du Seuil une collection intitulée « Le Parlement des invisibles », empruntant à Rancière une certaine idée des « sans-part » qu’il voulait mettre en avant : en vérité, une image des sans-part, fondée sur leur transposition dans un étrange modèle parlementaire qui semblait ramener le problème des rapports sociaux inégalitaires à un simple « déficit de représentation ». D’autre part, il noyait la question des structures et des situations sociales dans des types sociaux, notion empruntée autant au réalisme du XIXe qu’aux talk-shows d’aujourd’hui (en parallèle de la collection, alimentée par des écrivains connus, voire très connus, les « vraies gens » pouvaient déposer leurs récits de vie sur un site internet). Or, l’enjeu pour nous, c’était de qualifier le « système », et nous avons choisi de mettre l’accent sur une idée fondamentale à nos yeux : le monde quotidien dans lequel nous vivons est massivement dominé par quelque chose qui s’appelle « le capitalisme », qui est plus qu’un système économique dans la mesure où il définit, fondamentalement mais d’une infinité de manières, notre condition collective (y compris en incorporant des dominations préexistantes, masculine par exemple). Or le point aveugle du projet de Rosanvallon – celui, d’une manière générale, des approches philosophiques –, réside dans l’idée que la politique et ses institutions peuvent se concevoir à distance ou indépendamment du régime socio-économique, c’est-à-dire des structures matérielles de la vie collective.

« Le monde quotidien dans lequel nous vivons est massivement dominé par quelque chose qui s’appelle « le capitalisme », qui est plus qu’un système économique. »

La collection n’a pas l’ambition encyclopédique d’établir une taxinomie du monde contemporain, mais se développe au gré des propositions, d’une façon aléatoire et systématique : systématique, elle l’est dans son principe, je l’ai dit, mais elle veut éviter l’ennui de la répétition et l’illusion selon laquelle décrire la totalité, c’est dénombrer l’ensemble des éléments qui la constituent (« il y a a, b, c, d… »). On peut décrire très efficacement la totalité sociale à partir d’objets particuliers, de situations circonscrites et selon des modes de représentation singuliers – la littérature le montre amplement. Superyachts, qui paraîtra bientôt, en est un bon exemple. En étudiant un phénomène qui peut sembler anecdotique, puisqu’il ne concerne que quelques milliers de navires de plaisance dans le monde, le sociologue Grégory Salle déplie différents processus du capitalisme contemporain : le séparatisme des riches et leur « réclusion ostentatoire », la concurrence des milliardaires entre eux, les stratégies d’optimisation et d’évasion fiscales et, bien évidemment, l’écocide.

LVSL – Le travail avec les directrices et directeurs de collection est l’une des clés du dynamisme d’une maison d’édition. Pourriez-vous nous éclairer sur la manière dont fonctionne le binôme directeur éditorial / directeur de collection et sur les projets collectifs actuellement menés ?

N.V. – Pour vous en dire davantage, je peux vous raconter comment s’organisent les Éditions Amsterdam. Outre le gérant, qui est aussi le propriétaire de la maison mais n’intervient pas sur le plan éditorial, nous sommes trois : Eva Coly s’occupe du planning de production, de la maquette, de la fabrication, des relations avec les imprimeurs et les graphistes ; Lambert Clet est chargé de la communication et du développement commercial, mais il apporte aussi des manuscrits et en édite une partie ; et, pour ma part, j’ai la charge de l’édition de la plupart des manuscrits, de la programmation éditoriale, de la prospective et de la coordination, des relations avec la majeure partie des auteurs et les directeurs de collection. Autour de ce petit noyau de personnes qui font tourner la boutique au quotidien, nous essayons de bâtir un collectif éditorial plus large, avec des personnes qui ont un statut de conseillers éditoriaux et proposent ponctuellement des ouvrages, et d’autres, des directrices et directeurs de collection à proprement parler, qui vont publier un à quatre titres par an.

Il y a en effet deux types de petites structures d’édition. La première, qui est aujourd’hui la plus répandue, est de nature personnelle : le fondateur, la fondatrice ou un binôme construisent, seuls ou avec une équipe restreinte, un catalogue conforme à leurs goûts, à leurs centres d’intérêt et à leurs convictions politiques. La seconde correspond au développement des Éditions de Minuit ou des Éditions Maspero dans les années 1960-1970 : l’éditeur publie des livres dans les domaines qu’il connaît, mais il va chercher à étendre son catalogue à d’autres domaines et, parce que personne ne peut tout connaître, faire appel à des spécialistes. Cela permet d’éviter de commettre des bourdes et de découvrir des autrices et auteurs qui n’ont publié que dans des revues savantes ou qui sont encore en thèse, par exemple. Je préfère la seconde voie, d’abord par tempérament, mais aussi parce qu’à deux reprises, j’ai repris une maison d’édition et qu’il ne s’agissait pas de rompre avec la ligne originelle. Il y a toutefois bien des façons d’être fidèle, et la fidélité n’implique ni l’imitation servile ni le conformisme. C’est pourquoi il m’a semblé bon de prolonger certains axes existants, d’en développer d’autres, d’introduire de nouveaux thèmes, selon un principe de complémentarité et de variation (car ce qui compte aussi, c’est de ne pas lasser et se lasser). Je n’ai abandonné que ce qui n’intéressait qu’un public strictement universitaire.

Outre la collection « L’ordinaire du capital », dont on vient de parler, il y a aujourd’hui « Les Prairies ordinaires », sur les sujets artistiques et culturels, une collection de théorie marxiste, « Lignes rouges », dirigée par Isabelle Garo, Stathis Kouvélakis, Laurent Lévy et Ugo Palheta, et la collection « Contreparties », dirigée par Jocelyne Dakhlia et Abdellali Hajjat, qui cherche à battre en brèche les nombreuses idées fausses colportées sur l’islam et les musulmans. Nous aurons bientôt une collection sur des théoriciennes et théoriciens contemporains dirigée par Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal. D’autres sont en préparation, dont nous parlerons le moment venu.

LVSL – La traduction d’ouvrages est au cœur du projet des Éditions Amsterdam. Quels sont les critères pour que la maison décide de faire découvrir un texte au lectorat français ? Avez-vous souvenir d’un ouvrage qui faisait particulièrement défaut, selon vous, dans notre paysage intellectuel ?

N.V. – La traduction a en effet été centrale pour les Prairies ordinaires comme pour Amsterdam. À l’époque de la création des deux maisons – 2005 et 2003 –, il y avait un incontestable vide à combler pour de nombreux champs, très connus dans le monde anglophone, mais qui n’existaient pas du tout en France, sauf bien sûr pour quelques spécialistes : les fameuses « studies » (gender studies, queer studies, postcolonial studies, cultural studies…) qui font si peur depuis quelques années ou ce qu’on appelle génériquement la « theory » ou « critical theory », structurellement définie par la politisation des savoirs. Or, dans les années 1980-1990, le repli hexagonal et la dépolitisation des sciences sociales sont très marqués, dans une large mesure à cause du contexte de reflux politique. Jürgen Habermas ou Anthony Giddens sont les intellectuels paradigmatiques de cette période. La pensée radicale, a fortiori le marxisme, n’avait plus droit de cité dans les médias, à l’Université ou chez les grands éditeurs. La fin du XXe siècle a été caractérisée par un véritable phénomène de glaciation.

« La pensée radicale, a fortiori le marxisme, n’avait plus droit de cité dans les médias, à l’Université ou chez les grands éditeurs. La fin du XXe siècle a été caractérisée par un véritable phénomène de glaciation. »

Les choses ont commencé à changer avec la création des Éditions Agone par Thierry Discepolo en 1990 et celle des Éditions Raisons d’Agir par Bourdieu quelques années plus tard. Éric Hazan fondera La Fabrique à la fin de cette décennie. Dans le même temps, la critique des médias et l’altermondialisme, portés par Acrimed, ATTAC et Le Monde diplomatique, ont contribué à modifier le paysage intellectuel et politique à gauche. Du côté des revues, il faut citer Vacarme, Multitudes et Contretemps. Si je reviens sur cette histoire, c’est pour souligner qu’à leur façon, plus théorique, Les Prairies ordinaires et les Éditions Amsterdam s’inscrivent dans ce mouvement.

Les traductions ont permis aux petites maisons d’éditions d’exister à ce moment-là : traduire coûte cher, mais des maisons débutantes pouvaient accéder à des autrices et auteurs particulièrement importants car les « grandes » ne s’y intéressaient pas. Ainsi, sauf erreur, les deux premiers livres d’Amsterdam sont Vous avez dit « totalitarisme » ? de Slavoj Žižek et Le Pouvoir des mots de Judith Butler.

« Il est d’ailleurs intéressant de noter que lorsqu’on traduit un livre, même assez ancien, il produit des effets de nouveauté. Je suis curieux de savoir ce que les chercheurs qui s’intéressent au marxisme feront avec Les Limites du Capital, initialement paru en 1982. »

Il est d’ailleurs intéressant de noter que lorsqu’on traduit un livre, même assez ancien, il produit des effets de nouveauté. Je suis curieux de savoir ce que les jeunes sociologues, économistes, géographes qui s’intéressent au marxisme feront avec Les Limites du Capital, initialement paru en 1982. Déjà parce que, comme le souligne Cédric Durand dans sa préface, il nous rebranche sur l’effervescence de la recherche marxiste (y compris française) des années 1960-1970, ensuite parce qu’on se dit que l’on n’a guère avancé en quarante ans… Enfin et surtout, parce que Harvey insiste sur des sujets aussi actuels que la reproduction de la force de travail (et le rôle qu’y jouent les femmes), le dynamisme technologique ou le rôle du crédit et de la finance dans le développement capitaliste – et ses inévitables crises. C’est l’ébauche d’une théorie générale du capitalisme, qui constitue un point d’accès inégalé à l’approche marxiste et dont bien des travaux pourraient encore naître.

LVSL – Qu’en est-il du catalogue francophone ? Vous me laissiez entendre que vous souhaitiez le développer pour pouvoir « intervenir dans les discussions polémiques ici et maintenant » ?

N.V. – En effet, la conjoncture n’est plus la même qu’au début des années 2000. L’essentiel du « rattrapage » a été fait ces quinze dernières années, les grands éditeurs ont repris le coche de la traduction – Judith Butler est désormais publiée chez Fayard, par exemple –, et il n’est pas rare que nous perdions des enchères face à eux : nous ne pouvons proposer des avances aussi importantes ni inviter des autrices et auteurs à faire des tournées en France. Mais il y a autre chose : dialectiquement, ce qui avait été notre force à un moment était devenu une faiblesse. En privilégiant la traduction, on s’était privé de la capacité d’intervenir directement ici, dans l’espace intellectuel (même si, comme je le disais, nous ne voulons pas faire de livres d’intervention à proprement parler). Mon principal souci est donc, depuis plusieurs années, de rééquilibrer le catalogue et de travailler avec des autrices et auteurs francophones, et surtout de travailler avec elles et eux dans la durée. C’est une part de plus en plus significative de nos nouveautés. En particulier, je suis très heureux de publier de jeunes auteurs, comme Aurore Koechlin (La Révolution féministe, 2019) et Julien Allavena (L’Hypothèse autonome, 2020), ou bien des personnes plus confirmées mais peu connues du grand public comme Pierre Crétois (La Part commune, 2020) ou Diane Scott (Ruine, 2019 ; S’adresser à tous. Théâtre et industrie culturelle, 2021).

LVSL – Si la philosophie française – ou devrait-on dire « French Theory » ! – des années 60-70 n’a pas eu de difficultés à s’imposer du côté anglophone, l’inverse n’est pas tout aussi vrai comme vous le rappeliez. Comment expliquer le « retard » français à l’égard de certains courants critiques ? Je pense notamment aux fondateurs des Cultural Studies britanniques (Stuart Hall, Richard Hoggart, Raymond Williams) ou à de nombreuses figures issues du marxisme anglo-saxon (David Harvey, Fredric Jameson, Perry Anderson…), dont le travail n’est encore que trop partiellement connu.

N.V. – Votre question contient beaucoup de questions ! Je ne dirais pas que la pensée française s’est implantée facilement dans les pays occidentaux anglophones. Elle a principalement touché des départements de français et de langues, d’histoire de l’art, d’anthropologie et, dans une moindre mesure, d’histoire, mais elle n’a jamais vraiment pénétré les départements de philosophie (bien qu’il existe des spécialistes et une poignée de départements de « philosophie continentale »). Aux États-Unis, elle a constitué un phénomène contre-culturel dans les années 1970 et été l’objet d’âpres luttes au sein du milieu académique dans les années 1980-1990.

Quant à savoir pourquoi, en France, on a mis si longtemps à traduire et à intégrer ces travaux de langue anglaise, il y a de nombreuses raisons que je serais bien incapable d’énumérer dans leur totalité. L’une tient au cloisonnement du système de recherche français, qui se prête mal à des recherches qui, comme les gender studies ou les postcolonial studies, englobent à la fois l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, la littérature, les arts, la philosophie… Une autre raison, qui pourra sembler relever de la sociologie sauvage mais n’en est pas moins réelle, est liée à l’idéologie de la grandeur de la France, et singulièrement de Paris, et singulièrement des grandes écoles, qui fait que des générations d’élèves, quelles que soient leurs convictions politiques, ont été habitués à croire qu’ils incarnaient l’universel et la civilisation. La tardive réception de la « theory », à partir de la fin des années 1990, relève de ce même narcissisme.

Permettez-moi de faire une digression : les saints patrons de la « French Theory », les chercheurs de l’après-guerre qui passent aujourd’hui pour exemplaires de notre grandeur nationale dans les sciences humaines et sociales, étaient certes, à quelques exceptions près (Deleuze, Barthes…), issus de l’ENS, mais ils occupaient tous ou presque des positions institutionnelles marginales ou atypiques : Foucault va d’abord d’université étrangère en université de province, Deleuze enseigne longtemps au lycée, Althusser restera toute sa vie caïman à l’ENS, la majeure partie de ceux qu’on lit encore aujourd’hui, littéraires, historiens, anthropologues ou sociologues, étant alors à l’École pratique des hautes études, à l’EHESS, à Vincennes – avant leur reprise en main, racontée par Perry Anderson dans La Pensée tiède. Et c’est parce que ces enclaves existaient qu’ils ont pu travailler – non parce qu’ils avaient été d’excellents élèves.

« C’est parce que ces enclaves institutionnelles existaient que Foucault, Althusser, Deleuze ont pu travailler – non parce qu’ils avaient été d’excellents élèves. »

Chercheuses et chercheurs – mais cela vaut aussi pour l’ensemble des travailleurs – ne prospèrent que quand on leur fiche la paix, qu’ils ont le temps et sont à l’abri du besoin, des contraintes bureaucratiques et des impératifs médiatiques. L’enseignement supérieur n’est désormais rien d’autre qu’un système disciplinaire qui semble entièrement conçu pour vous empêcher de faire de la recherche et, de plus en plus, d’enseigner : on est dévoré par les tâches administratives, réduit à la mendicité (postdocs, projets ANR…), exposé à la bassesse des petits chefs et aux mauvais coups des collègues-concurrents, soumis à l’obligation de participer à tout et n’importe quoi, colloques, publications, évaluations, que sais-je, et tout ça, au bout du compte, détruit la recherche et rend bête. D’où le fait que beaucoup renoncent et aillent chercher le salut dans la reconnaissance médiatique.

Aujourd’hui, la bourgeoisie d’État ne veut plus payer pour des recherches aux résultats aléatoires. Et comme c’est une bourgeoisie inculte et revancharde, sinon sadique, elle utilise ce prétexte du résultat pour – supplément de plaisir, dirait Freud – détruire la liberté de la recherche et mettre au pas le corps enseignant en le soumettant à des évaluations infantilisantes et humiliantes. Jean-Claude Milner, qui n’est pas exactement de mon bord, l’écrivait il y a près de vingt-cinq ans dans Le Salaire de l’idéal : le projet de la nouvelle bourgeoisie est de faire disparaître les bourgeois du surtemps, c’est-à-dire les profs et les chercheurs, à qui, auparavant, on ne demandait pas de comptes. Qu’il y ait encore des poches soustraites à la logique de la valeur, voilà qui lui est insupportable, d’autant que, dans ces poches, naissent souvent les ferments de la contestation politique.

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« Le projet de la nouvelle bourgeoisie est de faire disparaître les bourgeois du surtemps, c’est-à-dire les profs et les chercheurs (…) Qu’il y ait encore des poches soustraites à la logique de la valeur, voilà qui lui est insupportable, d’autant que, dans ces poches, naissent souvent les ferments de la contestation politique. »

Cela pour dire qu’aujourd’hui, la grandeur de la recherche française n’est plus qu’une image rémanente, un mirage qui persiste après la disparition de la chose même, qui n’a, en plus, jamais existé que sous la forme d’une idéologie – qui pouvait toutefois produire de l’adhésion grâce à l’attrait de rémunérations et de conditions de travail correctes. Ne reste plus de cette idéologie que la suffisance de la bourgeoisie culturelle et intellectuelle, convaincue d’être investie d’une mission civilisationnelle – on peut le constater en lisant ses gazettes. Cette conviction est la dernière chose qui lui permette de garder un minimum de dignité (la bourgeoisie qui compte, dans tous les sens du terme, s’en fiche totalement de la culture et de l’esprit), mais la dernière, aussi, qui l’empêche de s’allier avec des classes plus exploitées, et d’abord avec les précaires de l’ESR et de l’École en général. L’autre question, qui m’intéresse directement, c’est de savoir si l’on aura encore, dans quelques années, assez de bons livres à publier – mais enfin, la plupart des chercheuses et chercheurs écrivent déjà sur du temps « volé » à l’institution. Fin de la digression !

Troisième raison, la recherche française des années 1960-1970, quand elle s’intéresse à ce qui se passe à l’étranger, se tourne davantage vers l’Italie et l’Allemagne que vers les pays anglophones. C’est flagrant dans le cas du marxisme : si vous lisez un livre assez récent d’un représentant de cette génération, André Tosel, Le Marxisme du XXe siècle (Paris, Syllepse, 2009), vous verrez qu’il ne contient rien ou presque sur le marxisme de langue anglaise, alors que, pour les personnes de mon âge ou plus jeunes, c’est essentiellement à travers les travaux de cette aire linguistique que nous avons découvert le marxisme. Pour ma part, c’est même grâce à David Harvey que j’ai lu Henri Lefebvre, grâce à Raymond Williams et à Fredric Jameson que j’ai lu Lucien Goldmann, Pierre Barbéris et les textes de théorie littéraire du Lukacs post-Théorie du roman.

Mais, pour passer à un domaine beaucoup moins politisé, il y eut la même résistance à l’analyse du langage et à la philosophie de la logique développée, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, dans la tradition analytique, qui avait pourtant des origines « continentales » : les actes du colloque de Royaumont de 1958 (publiés chez Minuit, sous le titre La Philosophie analytique, en 1962) sont une véritable boucherie, Français et Britanniques se jetant au visage leur mépris réciproque. Malgré des efforts notables (je tiens à citer en particulier le regretté Jean-Pierre Cometti et sa collection « Tiré à part », chez L’Éclat, sans oublier Jacques Bouveresse, Pascal Engel, Christiane Chauviré, Sandra Laugier…), ce courant, comme le pragmatisme, n’a jamais véritablement réussi à gagner un poids institutionnel ou éditorial significatif en France.

Bref, je crois qu’au moins cinq facteurs ont joué dans la réception tardive et partielle de la « French Theory ». J’en ai cité quatre : l’organisation des disciplines universitaires ; l’arrogance parisienne ; la barrière linguistique ; l’eurocentrisme (continental). J’ajouterai, à partir de la seconde moitié des années 1970 ou du début des années 1980, l’interdit de la politique en tant qu’elle implique des antagonismes ou des divergences irréconciliables. En France, le déclin de la théorie est globalement contemporain du déclin de la politisation des disciplines et, plus largement, du déclin de la politisation tout court.

« En France, le déclin de la théorie est globalement contemporain du déclin de la politisation des disciplines et, plus largement, du déclin de la politisation tout court. »

Ce qui est une manière polie de dire qu’entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, la droite a gagné. La notion de « contre-révolution néolibérale » n’a rien d’une hyperbole, à quelque échelle qu’on se place. L’élection de Mitterrand sur la base du programme commun est un phénomène crépusculaire et qui ne pouvait que déboucher sur un cinglant échec, pour plusieurs raisons dont fait partie la reconfiguration idéologique qui s’accomplit dans ces années-là au sein de la gauche : eurocommunisme et deuxième gauche, pour le dire vite. L’heure est à la rupture avec la classe ouvrière et la tradition révolutionnaire, à l’accommodement avec le marché ou à la « réforme du capitalisme ». Au capitalisme démocratique ou à la démocratie capitaliste enfin assumés. Pierre Rosanvallon est l’un des grands théoriciens de cette transformation, mais aussi, dans une veine plus conservatrice, les fondateurs de la revue Le Débat, Marcel Gauchet et Pierre Nora. Ce sont eux qui dominent le champ intellectuel et éditorial de cette époque – et, bien que ce soient des adversaires, je dois confesser une certaine admiration à leur égard, car, à la différence de leurs équivalents actuels, ils avaient un véritable projet intellectuel et politique.

LVSL – Pensez-vous, aujourd’hui, qu’une jonction entre marxisme intellectuel et politique puisse se reconstruire ?

N.V. – Eh bien, malheureusement, je ne vois pas trop où est le marxisme politique aujourd’hui, sinon dans de petites organisations en déclin. Quant au marxisme intellectuel, on est une poignée à se revendiquer du mot « marxisme », donc je ne dirais pas qu’il est florissant non plus ! Cela dit, une chose est certaine : il est difficile de faire pire que les décennies précédentes. Je constate qu’en France, le marxisme réémerge timidement, ici ou là, souvent à la faveur d’un intérêt pour le féminisme, l’antiracisme ou l’écologie, dans le milieu universitaire mais aussi dans le milieu militant, et souvent à l’initiative de personnes très jeunes, par définition délestées du lourd bagage de querelles parfois byzantines des générations antérieures, mais aussi des préjugés négatifs à l’endroit du marxisme ou des sottises sur le totalitarisme. Il n’y a pas si longtemps, si vous vous disiez marxiste ou si vous parliez du marxisme dans des termes autres qu’infamants, on vous riait au nez, y compris ou surtout à gauche (car la droite continue de – feindre de – croire que la France est un pays marxiste). Vous passiez pour une espèce de relique honteuse d’un dogmatisme heureusement dépassé. Mais je crois que la crise de 2008 a changé les choses : on s’est alors remis à parler du capitalisme, mot qui avait été exclu de l’espace public dans les décennies précédentes, et l’on a vu réapparaître, sinon un marxisme franc, qui reste marginal, en tout cas un anti-antimarxisme, ce qui représente déjà un pas considérable.

« La crise de 2008 a changé les choses : on s’est alors remis à parler du capitalisme, mot qui avait été exclu de l’espace public dans les décennies précédentes, et l’on a vu réapparaître (…) un anti-antimarxisme, ce qui représente déjà un pas considérable. »

Il me semble que, majoritairement, on se politise aujourd’hui à gauche via le féminisme et les luttes LGBTQI, l’écologie et l’antiracisme : il ne s’agit pas du tout de luttes sectorielles distinctes de la fameuse « question sociale », de luttes secondaires, comme on disait jadis, mais de luttes structurelles qui sont autant de fenêtres pour saisir les oppressions dans leur totalité et posent nécessairement les problèmes de la production, de la reproduction sociale, de l’exploitation. Bien que toutes ces luttes ne se revendiquent pas du marxisme, au contraire, et qu’elles réduisent parfois le marxisme à la production capitaliste, à l’exploitation sur le lieu de travail ou à la centralité ouvrière, elles sont, par le geste de totalisation qu’elles effectuent, dans l’esprit de Marx. Comme Fredric Jameson, je pense que le marxisme n’est pas une doctrine ou un système donné dans un corpus fixe de textes canoniques, mais avant tout une « problématique » qui permet d’articuler, en situation, une multiplicité de formes et d’échelles d’oppression et d’exploitation pour mener une lutte simultanée sur de multiples fronts. Il est donc inutile et stérile de vouloir hiérarchiser les luttes, mais tout aussi vain de chercher à les unifier a priori au nom de je ne sais quel système du monde.

Pour élargir votre question, il faut à mon avis distinguer deux choses : l’urgence qu’il y a à agir dans le sens d’une transformation sociale et politique profonde, d’une part, et, d’autre part, la nécessité pour une vie intellectuelle de prospérer en dehors d’un rapport instrumental. Le rapport à la pensée des gens qui font de la politique est toujours brutalement instrumental, subordonné à la finalité d’une victoire – qui, posée dans ces termes, ne vient jamais. La première chose qu’on dit à un intellectuel, c’est : « D’accord, mais concrètement, on fait quoi ? » Ce genre de demande disqualifie la réflexion et la paralyse… En réalité, comprendre comment le monde social fonctionne, développer un rapport au réel qui ne soit pas complètement illusoire, ce n’est déjà pas si évident, et, à gauche, nous avons beaucoup à faire dans ce sens.

« Le rapport à la pensée des gens qui font de la politique est toujours brutalement instrumental, subordonné à la finalité d’une victoire (…) En réalité, comprendre comment le monde social fonctionne, développer un rapport au réel qui ne soit pas complètement illusoire, ce n’est déjà pas si évident. »

Pour cette raison, le travail de Frédéric Lordon me semble particulièrement utile : il ne donne pas une feuille de route, mais tente d’identifier des points aveugles, des points sur lesquels nous butons collectivement. Il nous aide à réinventer la roue, car, après la longue période de destruction des langages et institutions de gauche dont nous sommes en train de sortir, c’est là que nous en sommes. Il y a des lieux d’élaboration de stratégies politiques, comme il y a des lieux de réflexion et d’élaboration des savoirs. Même s’il existe entre eux bien des points de contact, il me paraît important de maintenir cette distinction fonctionnelle a priori.

Ce qu’il faut persévérer à créer, c’est un environnement propice à l’imagination et à la réalisation d’alternatives : et c’est ce qui se passe aujourd’hui. On entend souvent dire qu’il y a trop de médias alternatifs, trop de publications, trop de petits éditeurs, trop de structures associatives, trop de collectifs… Au contraire, il n’y en a pas encore assez et, dans ce cadre foutraque et bordélique, toute une culture politique est en train de se réinventer. Notre travail d’intellectuelles et intellectuels, ce serait ainsi de participer à la récréation de quelque chose comme une « culture de gauche » et – je le dis sans pessimisme – cela prendra des années, voire des décennies. Je trouve par exemple que, collectivement, on devrait davantage se soucier de nous-mêmes, c’est-à-dire passer beaucoup plus de temps à discuter entre camarades (c’est-à-dire aussi en tant que camarades) qu’à dénoncer ou critiquer, amoureusement parfois, les idées ou propos réactionnaires, qui ne devraient nous intéresser qu’à titre de connaissance de l’adversaire : cela ne fait pas progresser nos idées mais contribue à nous enfermer plus encore dans son langage et son monde. Ensuite, cette reconstruction passe par la transmission et la redécouverte de l’histoire des luttes pour l’égalité (ce que font admirablement les féministes), mais débarrassée d’une rhétorique devenue complètement artificielle et qui n’a plus de sens dans les luttes du présent : personnellement, l’opposition entre réforme et révolution, les vieilles haines rances entre communistes et libertaires, etc., tout ça me sort par les yeux. Je veux dire : expliquer comment et pourquoi, dans des situations précises, ces oppositions ont existé et ont été effectives, rien de plus légitime car cela relève du travail de transmission et de connaissance de nos luttes ; s’en revendiquer abstraitement et à tout bout de champ apporte peut-être une satisfaction narcissique, mais ça relève du folklore. Si nous devons tenir bon sur nos principes, il nous faut aussi éviter le double écueil de l’amnésie et du dogmatisme nostalgique.

LVSL – Vous êtes, vous-même, le traducteur de Fredric Jameson, dont l’œuvre se diffuse très progressivement du côté français, et auquel vous avez déjà fait référence pour définir le marxisme. En mai prochain sera d’ailleurs publié chez vous, en un seul ouvrage, Archéologies du futur – Le désir nommé utopie et autres sciences-fictions [ndlr : après une première parution en deux volumes chez Max Milo]. Comment présenteriez-vous Jameson à ceux qui nous lisent ? En quoi pourrait-il offrir une boussole à qui veut penser notre temps ?

N.V. – Fredric Jameson est professeur de littérature comparée, critique littéraire et théoricien marxiste. Il travaille à Duke aux États-Unis depuis plus de trente ans et s’est notamment illustré par sa théorie du postmodernisme, qui a permis de qualifier quelque chose comme un « tournant postmoderne ». Il a essayé d’opérer une vaste classification de toutes les théories qui, dans les années 1970-1980, employaient le préfixe « post- » et en a proposé une théorie générale. Au lieu de s’opposer frontalement au postmodernisme comme si c’était un courant de pensée ou une vogue culturelle, comme ont pu le faire beaucoup de marxistes à l’époque, il a voulu penser ce phénomène comme une mutation sociale, culturelle, politique et économique de grande ampleur. Ce qu’il appelle donc in fine « postmodernisme » est un ensemble de transformations qui a lieu après les derniers mouvements révolutionnaires des années 1960-1970 : essentiellement deux phénomènes corrélatifs, la défaite historique de la gauche et la mondialisation du capital.

S’il n’est pas connu en France, c’est à mon avis pour trois raisons : la première, parce qu’on ne comprend pas très bien ce qu’il fait tant son œuvre semble hétérogène. Jameson demeure « inclassable » et cela rend difficile d’identifier clairement une thèse ou un ensemble de concepts dont il serait l’auteur certifié. Au mieux, il est resté l’auteur du postmodernisme, alors que son œuvre est bien plus vaste, toujours à la croisée de plusieurs disciplines. Et l’autre raison, c’est qu’il reste pour beaucoup un auteur très abstrait ou, plus exactement, « pas utile », au sens instrumental dont on parlait tout à l’heure. Ce n’est pas rendre justice à Jameson que de l’aborder sous cet angle.

Je trouve à l’inverse que l’on peut y puiser beaucoup, si l’on comprend la question qui l’obsède : « Comment fonctionne l’idéologie ? » Une idéologie qu’il faut entendre, non pas comme fausse conscience, mais comme environnement culturel, structuré dans des images et discours, et qui a une matérialité, une efficacité. La dernière raison, c’est qu’il est marxiste et qu’on ne peut pas dire que le domaine littéraire, en France, soit très réceptif à ce type d’approche. Par exemple, L’Inconscient politique n’est même pas cité dans la synthèse d’Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, alors que ce dernier a longtemps enseigné à Columbia. Or, c’est un des textes majeurs de la théorie littéraire du siècle dernier et un livre qui a eu un énorme retentissement, aux États-Unis et bien au-delà.

« Jameson souligne que le fait que nous n’arrivions plus à imaginer le futur, dans des termes autres que catastrophiques, est précisément le symptôme d’une crise de l’imagination historique. »

Quant à Archéologies du futur, ce qui me frappe est la manière dont Jameson y déplace la question de l’utopie. En effet, il souligne que le fait que nous n’arrivions plus à imaginer le futur, dans des termes autres que catastrophiques, est précisément le symptôme d’une crise de l’imagination historique. Mais il s’intéresse bien moins au contenu de l’imagination qu’à la perspective utopique en tant que telle, à l’utopie en tant que forme, à la possibilité de se représenter une altérité radicale. Or ce que veulent nos adversaires, c’est que nous nous sentions impuissants, donc bloquer l’imagination utopique, nous convaincre que rien ne peut exister d’autre que ce qui est. Notre travail alors, si l’on suit Jameson, consiste à maintenir ou à raviver la passion du possible.