Durant l’été 1940, l’armée allemande endommage plusieurs villes françaises. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est au tour des alliés de bombarder le Nord et l’Ouest de la France pour libérer le territoire de la domination nazie. De nombreuses villes sont dévastées par les combats, partiellement ou en totalité : Caen, Évreux, Brest, Maubeuge, Dunkerque, Abbeville, Creil ou encore Amiens. En tout, 1 600 communes françaises sont en grande partie détruites, pour la plupart dans le nord du pays, en Picardie, en Normandie et en Bretagne.
Le 3 juin 1944, le Comité français de libération nationale se transforme en Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). La tâche de ce gouvernement s’avère colossale : il doit reconstruire les villes sinistrées dans l’urgence, résoudre la crise du logement et relancer l’économie française. Face au discrédit de la droite conservatrice et des libéraux, dont une partie s’est compromise dans la Collaboration et les politiques raciales du régime de Vichy, le GPRF pose les fondations d’un État social ambitieux avec la création de la Sécurité sociale par l’ordonnance du 19 octobre 1945. L’État et la puissance publique constituent alors des leviers privilégiés du redressement de l’économie du pays, en nationalisant certains secteurs clefs comme les transports ou l’énergie et en planifiant l’urbanisme des villes à reconstruire.
Par conséquent, la période officielle de la Reconstruction (1945-1955) correspond à la mise en place d’un modèle économique et social de type keynésien qui, pour la première fois, permet à l’urbanisme de devenir une question d’intérêt général et une prérogative de l’État social. En octobre 1944, le GPRF crée le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme en charge de coordonner les plans de reconstruction des centres-villes détruits et de contrôler l’attribution des marchés. Grâce au plan Marshall, l’État finance directement chaque programme par une planification urbaine reposant sur une économie mixte et le compromis fordo-keynésien (Vakaloulis, 2001). Ce système s’appuie sur l’industrialisation et la modernisation fordiste du travail ouvrier : la commande aux industries locales induit une politique de relance de la demande, qui participe à la croissance économique générale en remplissant les carnets de commande des entreprises.
L’État finance ainsi la construction des logements qui sont ensuite attribués aux propriétaires ayant perdu leur bien immobilier
La Reconstruction constitue un tournant dans la fondation de l’État social à la française puisqu’il double l’échelle municipale (devenue aujourd’hui celle des politiques urbaines, précédée dès les années 1930 par le socialisme municipal d’Henri Sellier) d’une échelle nationale, celle de l’État. La planification étatique offre alors deux avantages : en premier lieu, elle repose sur l’égalité territoriale car elle établit des schémas de reconstruction pour l’ensemble des zones sinistrées sans discriminer leur rang administratif, à l’inverse de la logique actuelle de métropolisation qui favorise les grandes agglomérations au détriment des petites et moyennes villes ; en second lieu, elle freine la spéculation immobilière grâce à la nationalisation du crédit et au programme des Immeubles sans affectation individuelle (ISAI) et des Immeubles collectifs d’État (ICE). L’État finance ainsi la construction des logements qui sont ensuite attribués aux propriétaires ayant perdu leur bien immobilier, en échange de leurs indemnités de guerre.
Ce système permet d’évaluer les besoins en logements pour chaque ville sinistrée. A cette occasion, la Reconstruction permet de renforcer la présence de logements sociaux par un nouvel arsenal juridique : plafonnement des loyers en 1948 et création des Habitations à loyer modéré (HLM) en 1949, venant remplacer les anciens HBM. Cependant, l’État social français est dépassé par la fièvre socialisatrice du Nord-Ouest de l’Europe, en Scandinavie et au Royaume-Uni. Sous le gouvernement travailliste de Clement Attlee, le Town and Country Planning Act de 1947 permet à l’État de construire des logements sociaux en masse et de réduire significativement le parc locatif privé. En Europe de l’Ouest comme à l’Est, une hégémonie du plan s’empare des économies d’après-guerre.
La planification urbaine et la naissance d’un style architectural
Sur le plan urbanistique et architectural, l’intérêt et l’originalité de la Reconstruction reposent dans les objectifs du plan de reconstruction et d’aménagement appliqué à chaque ville. Il est élaboré par un urbaniste en chef désigné par la mairie, contrôlant à son tour un architecte en chef. Lorsqu’une ville a été presque intégralement rasée, il faut par conséquent refaire la ville dans l’urgence en construisant des logements, en remembrant les voies de communications principales et en rétablissant les fonctions urbaines essentielles que sont les bâtiments de services publics. Ainsi, les conditions historiques particulières de la Reconstruction imposent d’une part l’adoption d’une doctrine urbanistique moderne et progressiste et d’autre part un système de standardisation sur les chantiers.
Mais les architectes ne s’en tiendront pas seulement à ces nécessités et feront preuve d’un véritable souci esthétique pour renouveler la physionomie des villes sinistrées. Outre la mise en valeur des monuments historiques dans les plans de reconstruction (églises gothiques, musées, etc.), cette crise urbaine de l’après-guerre constitue aussi l’opportunité de faire émerger une véritable conception de l’architecture, parfois nommée « style MRU » [Texier, 2015] en référence à l’intervention publique qui lui est indissociable.
Contrairement à certaines idées reçues, il n’y a pas eu de doctrine urbanistique appliquée de façon uniforme et les reconstructions réalisées se sont avérées parfois très différentes les unes des autres. Beaucoup sont considérées a posteriori par les historiens de l’architecture comme de remarquables réussites qui constituent un élément essentiel du patrimoine du XXe siècle. Surtout, la prévalence du modernisme durant l’après-guerre n’a pas empêché les architectes reconstructeurs de recourir à l’architecture régionaliste, dans un esprit pragmatique qui a parfois permis de ne pas rompre brutalement avec l’apparence traditionnelle des villes du nord-ouest de la France. Il faut cependant admettre que l’attrait pour les régionalismes s’explique également par le legs vichyste de la Charte de l’architecte reconstructeur (1941) insistant sur le respect des traditions architecturales locales initié dès les plans d’urbanisme des villes sinistrées en 1940.
La reconstruction du Havre par Auguste Perret, de 1945 à 1954, aujourd’hui inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, ainsi que le centre-ville de Maubeuge par André Lurçat, entre 1945 et 1969, où l’architecte imagine un urbanisme communiste pourvoyant un accès égalitaire au logement, sont des exemples de réalisations remarquables qui ne doivent cependant pas cacher la diversité des reconstructions souvent moins connues du grand public, où s’est forgé le « style MRU » qui fait jouer, selon les lieux, le fonctionnalisme avec le classicisme et un style pittoresque, quelque peu jacobin par son caractère sériel, marqué par l’ordonnancement des façades.
Une architecture sociale et progressiste ?
Plusieurs cas de reconstruction déclinent cette nouvelle architecture. Parmi eux, la reconstruction d’Amiens, bombardée par les Allemands, fut le fruit d’une collaboration de 200 architectes coordonnés par Pierre Dufau en charge d’élaborer un nouveau plan d’urbanisme en 1946, modifiant le premier plan de juillet 1941.
À l’inverse du modernisme corbuséen choisi pour les Grands ensembles, et qui fait table rase de la rue traditionnelle en construisant les barres en cœur d’îlot, Pierre Dufau décide le remembrement du centre-ville avec un alignement des parcelles et un ordonnancement des façades sur rue, favorisant le logement collectif et reproduisant la physionomie traditionnelle des centres-villes français. En guise de compromis, il autorise les nombreux architectes à recourir à des styles et des matériaux variés, allant d’un répertoire emprunté à l’architecture vernaculaire picarde au modernisme. Une relative cohérence architecturale se dégage néanmoins de la reconstruction d’Amiens. Le choix de la pierre de taille pour les immeubles de la place Gambetta, qui relie la cathédrale à l’Hôtel de Ville, dénote une inspiration francilienne et une monumentalité discrète avec des lucarnes à croupe posées sur des toitures en ardoises et un balcon filant au deuxième étage.
Mais la plupart des immeubles comportent des façades en brique rouge, souvent émaillées de béton ou de pierre pour les éléments de structure dans le style du Nord de la France, comme les rangées d’immeubles de la rue Dusevel et les ensembles qui entourent la place de l’Hôtel de Ville. Le croisement des rues Allart et des Trois Cailloux affichent même un répertoire régionaliste, comme la façade surmontée d’un pignon à gradin d’inspiration flamande du n°4 place René Goblet. Le centre-ville reconstruit d’Amiens donne ainsi l’impression d’un urbanisme planifié et rationnel qui a su préserver néanmoins un caractère local grâce au choix de l’horizontalité et de la rue traditionnelle. Pierre Dufau s’inspire également du modèle scandinave : les logements disposent d’équipements hygiéniques et de pièces lumineuses, tandis que des aires de jeu sont aménagées pour les enfants.
D’autres villes possèdent des réalisations analogues, dont on pourrait multiplier les exemples : à Dunkerque, les rues Clémenceau et de Bourgogne sont bordées d’immeubles modernistes avec une structure de béton armé et un parement de briques rouges, le matériau traditionnel de la ville. Autour de l’église Saint-Eloi et de son beffroi de briques jaunes, deux îlots ont été réalisés dans un programme architectural qui reproduit la tradition flamande (lucarnes à gable, appareil et panne vernaculaires). À Calais, la reconstruction du centre-ville se partage entre une partie régionaliste, avec briques rouges et toitures en ardoises percées de lucarnes, et une partie moderniste, avec des barres de béton. Enfin, dans la baie de Somme, la reconstruction fonctionnaliste d’Abbeville débute avec le plan Gréber de 1946 et se termine avec l’inauguration de l’Hôtel de Ville en 1960, encadré par une place aux façades ordonnancées en béton et brique rouge. Le beffroi majestueux de la mairie symbolise en définitive la double échelle de pouvoir de la Reconstruction : la municipalité et l’État.
La Reconstruction est également l’occasion de proposer aux sinistrés l’adoption d’un mobilier moderne, marqué par la simplicité et l’utilité. Pour la première fois dans l’histoire de la décoration française, une conception « sociale » du mobilier voit le jour avec la production de meubles de bonne qualité en série, vendus à un prix économique, à destination des appartements reconstruits qui bénéficient du tout nouveau confort moderne (lumière naturelle, hygiène, électricité et eau).
Méconnu du grand public, le normand Marcel Gascoin s’inspire du design démocratique des Scandinaves pour proposer des intérieurs types à destination des classes populaires : il conçoit le Logis 49, un logement pour une famille modeste présentée par la Caisse d’allocations familiales d’Île-de-France, ainsi que des appartements types dans la ville du Havre qui devaient servir de modèles d’aménagement. Dans les villes gouvernées par la gauche socialiste ou communiste, la Reconstruction offre souvent l’occasion d’augmenter la part de logements sociaux et de favoriser l’accès des classes moyennes et populaires à des équipements ménagers et hygiéniques nouveaux.
La fin précoce d’un modèle durable
L’architecture de la Reconstruction, et le style MRU qu’elle a vu naître, va très vite cesser d’occuper le devant de la scène. Le plan Courant adopté en 1953 marque en France un nouvel infléchissement dans la politique du logement collectif en ouvrant la voie à la généralisation du modèle corbuséen des Grands ensembles qui devient dominant durant les années 1960, et dont le programme architectural, fondé sur le zoning, se définit par un urbanisme fonctionnaliste de barres et de tours en cœur d’îlot. On découvre alors l’ampleur du mal-logement et de la vétusté du parc existant, qui presse la mise en place d’un nouveau grand projet d’immeubles collectifs. À une échelle plus vaste qu’au Danemark, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, la France appartient au groupe de pays ayant choisi de recourir massivement à ce modèle pour résoudre la crise du logement avec la Suède et son Miljonprogrammet ainsi que l’Union soviétique et sa Krouchtchevka (à partir de 1955). La standardisation expérimentée sur les chantiers de la Reconstruction servira à son tour de modèle pour ériger à un faible coût les nouveaux logements collectifs dans les zones dites aujourd’hui de « banlieue ».
Mais à partir de la fin des années 1960 et des bouleversements sociaux engendrés par les événements de mai 68, des critiques antimodernes, provenant d’horizons politiques variés, émergent pour dénoncer l’inhumanité du modèle de la ville fonctionnaliste promu par la charte d’Athènes de 1934, essentiellement dirigé contre les Grands ensembles et les principes corbuséens. Parmi elles, le droit à la ville apparaît en 1968 sous la plume du sociologue marxiste Henri Lefebvre pour dénoncer l’aliénation des individus par la standardisation urbanistique, et revendique l’appropriation démocratique du pouvoir citadin, à l’échelle locale, contre la planification étatique taxée d’autoritarisme. En parallèle, de nombreux architectes prônent le retour à une architecture adaptée à la physionomie traditionnelle de la ville, comme Aldo Rossi en Italie, ou valorisent l’esthétisation du regard sur l’urbain et ses signes visuels, comme Robert Venturi avec Las Vegas.
À partir des années 1960, les critiques postmodernes du fonctionnalisme, en s’érigeant contre la massification de l’architecture et sa prétendue uniformité, finissent par s’opposer de fait aux deux modèles d’urbanisme collectif, Reconstruction et Grands ensembles, qui pouvaient désormais se targuer d’un bilan positif à deux titres : d’une part, ils ont imposé une conception sociale et collective de l’aménagement urbain, d’autre part ils ont fait reculer la pauvreté et le mal-logement et amélioré les conditions de vie matérielles des Français. Durant les années 1970 et 1980, les représentations collectives de l’architecture changent et une nouvelle idée émerge peu à peu : et si la vie était plus belle dans un palais baroque que dans un logement collectif de Maubeuge ou de Dunkerque ?
Ainsi, la Reconstruction n’était pas exempte de critiques : il est vrai que le modèle français d’État social de l’après-guerre, bien qu’il ait été en partie l’œuvre des communistes, n’a pas été en mesure de rompre avec le capitalisme. En effet, le système des Immeubles sans affectation individuelle visait la restitution de la propriété privée (et de la structure de classe dans certains cas, comme au Havre), tandis que la relance de la demande aux industries locales confortait en définitive le capitalisme fordiste. En outre, la disposition intérieure des appartements valorisait la famille nucléaire et les aménagements des cœurs d’îlots donnaient la part belle à la voiture. Pourtant, il ne s’agissait pas d’une simple économie sociale de marché par laquelle l’État aurait dirigé le développement capitaliste de l’économie comme ce fut le cas sous le régime de Vichy, mais bien d’une planification plus avancée qui permit de soustraire en partie de l’initiative privée les secteurs de la santé, des services publics et de l’urbanisme.
Surtout, la Reconstruction et les Grands ensembles symbolisent l’hégémonie du logement collectif et de la ville concentrée (en dépit de nombreuses reconstructions pavillonnaires des années 1950, comme au quartier d’Aplemont du Havre par les ateliers Perret). Ils s’opposent au modèle de la ville étalée typique du logement individuel périurbain qui connaîtra un nouvel essor à partir des années 1970 et 1980 sous l’impulsion des lois d’accession à la propriété votées sous Valéry Giscard d’Estaing.
La rupture néolibérale
À partir du dernier quart du XXe siècle, les évolutions globales du capitalisme débouchèrent sur l’avènement d’un nouveau tournant politique. Celui-ci met en place des politiques de néo-libéralisation (Harvey, 2012) qui chercheront rapidement à liquider l’héritage des orthodoxies planificatrices comme la social-démocratie keynésienne et le communisme soviétique, taxés de bureaucratisme et d’inefficacité. Dès le milieu des années 1980, le modèle des Grands ensembles est décrié et progressivement rendu responsable de tous les maux de l’époque néolibérale (exclusion, criminalité, pauvreté et chômage), comme si l’urbanisme en était le principal responsable au dépend des réformes sociales menées sous la Ve République.
Si les historiens reconnaissent désormais l’intérêt historique d’une architecture indissociable de l’esprit étatiste et planificateur du CNR, le grand public ignore encore largement la valeur progressiste de ce modèle urbain original.
Finalement, la critique des Grands ensembles a dominé la perception négative du modernisme français en éclipsant le précédent héritage de la Reconstruction et son style MRU, emporté malgré lui par le rejet des modernes, a finalement été oublié du grand public. Aujourd’hui, son héritage demeure essentiellement d’ordre patrimonial, surtout depuis l’inscription en 2005 du centre-ville reconstruit du Havre sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.
Si les historiens reconnaissent désormais l’intérêt historique d’une architecture indissociable de l’esprit étatiste et planificateur du CNR puis de la jeune IVe République, le grand public ignore encore largement la valeur progressiste de ce modèle urbain original, différent à la fois des Grands ensembles devenus impopulaires à force d’acharnement critique et des formes diverses d’urbanisme qui ont émergé de manière contemporaine au postmodernisme, lequel a accompagné la néo-libéralisation du champ de la production architecturale. Et si la Reconstruction n’était pas seulement un héritage historique, mais aussi un modèle à renouveler, dont les politiques urbaines actuelles pourraient s’inspirer pour sortir du néolibéralisme ?
Sortir du néolibéralisme en s’inspirant de la planification urbaine d’après-guerre ?
Pour y apporter des éléments de réponse, il faut au préalable redéfinir le rapport complexe qu’entretiennent planification urbaine et néolibéralisme. Contrairement à l’opinion courante, les politiques économiques néolibérales ne sont pas aussi anti-État que l’ultralibéralisme, car elles promeuvent l’État et l’intervention publique comme un levier privilégié de libéralisation et de privatisation des structures socio-économiques (Stiegler, 2019), surtout dans les pays comportant traditionnellement un État fort comme la France et les pays scandinaves.
Il existe en fait une planification urbaine de type néolibéral, dont le caractère « géo-darwinien » (Baeten, 2017) consiste à doter les structures administratives de ‹‹ gouvernance ›› (comme les intercommunalités) de politiques publiques visant à adapter la ville au flux de la mondialisation économique. Elle se manifeste par des phénomènes socio-spatiaux comme la métropolisation, à l’exemple de la Métropole du Grand Paris, créée en 2016, qui renforce le développement économique de la capitale au détriment des anciens hinterlands productifs du capitalisme fordiste, comme la vallée de la Somme, ou le bassin minier du Nord.
Aux yeux de la plupart des urbanistes tournés vers les modèles de la « ville durable », longtemps souhaitée et finalement peu réalisée, il serait inimaginable de s’inspirer à nouveau du modèle de la Reconstruction.
La tradition française des grands projets architecturaux s’adapte ainsi à l’ère néolibérale en utilisant le poids traditionnel des pouvoirs publics dans l’aménagement et l’urbanisme : d’un côté, l’on peut classer les projets libéraux ou néolibéraux dirigistes (travaux haussmanniens, grands projets mitterrandiens, métropoles mondialisées), de l’autre les programmes qui dépassent la seule orientation de l’économie pour instaurer un véritable État social (logements sociaux, reconstruction d’après-guerre, grands ensembles). Les centres-villes reconstruits appartiennent donc pleinement à l’héritage de la Libération et de la IVe République.
Alors qu’il apparaît nécessaire pour certains de réactualiser le modèle d’État social d’après-guerre, renouer avec son mode de planification urbaine relèverait pour beaucoup d’une erreur historique. Aux yeux de la plupart des urbanistes et des administrateurs tournés vers les modèles postmodernes et non-étatiques de la « ville durable », longtemps souhaitée et finalement peu réalisée, il serait inimaginable de s’inspirer à nouveau du modèle de la Reconstruction ou bien d’une forme quelconque d’urbanisme fonctionnaliste, associés au temps de la voiture et des industries polluantes. Il est vrai que le fonctionnalisme et le modernisme répondaient à des conditions historiques particulières, qui demandèrent de mettre fin à la pénurie de logements après les dévastations de la guerre par la standardisation industrielle du logement. Une fois cet épisode achevé durant les années 1960, Jean-François Lyotard pouvait dès lors à juste titre voir la naissance d’une « condition postmoderne » qui devait dépasser la société industrielle, matérialisée par le choc pétrolier et la stagflation de 1973.
Penser l’articulation du politique à l’urbanistique et à l’architectural en ne sacrifiant pas la volonté de faire style pour relever les défis de la transition.
Cependant, la France traverse aujourd’hui une crise majeure qui crée les conditions d’une nouvelle urgence historique, qui devrait mettre fin à cette condition postmoderne : le réchauffement climatique, doublé d’une crise économique non résolue depuis 2008. Le modèle économico-urbanistique de la reconstruction pourrait alors servir d’exemple pour mettre en place une transition écologique au sein de l’urbanisme et de l’architecture en les sortant de leur ornière néolibérale : penser la durabilité à l’échelle étatique et non plus seulement locale, afin de créer les conditions macro-économiques pour relocaliser la production dans le secteur du bâtiment (sortie du libre-échange intégral pour rendre possible les fameux « circuits-courts »), rétablir la structure administrative d’après-guerre (État, département, commune) pour brimer la gouvernance antidémocratique des métropoles dont la logique spatiale sélectionne les territoires aptes à la transition écologique (et rend donc celle-ci incomplète), renouer avec la planification urbaine conçue comme une politique nationale, valoriser le logement collectif et le modèle de la ville concentrée contre le pavillon, renouveler des éléments d’une théorie fonctionnaliste qui saurait pragmatiquement composer avec les spécificités des environnements locaux, et surtout penser l’articulation du politique à l’urbanistique et à l’architectural en ne sacrifiant pas la volonté de faire style pour relever les défis de la transition, mais en utilisant ces conditions pour poursuivre l’histoire de l’architecture française. Par exemple, végétaliser les espaces publics en s’inspirant de la modernité organique et des paysages vernaculaires français.
La Reconstruction revêtirait alors une double signification, à la fois héritage de l’État social à la française et modèle pour concevoir une transition écologique à l’échelle nationale.
Bibliographie :
-Anatole Kopp, Frédérique Boucher, Danièle Pauly, L’architecture de la reconstruction en France, 1945-1953, Paris, Le Moniteur, 1982
-Pierre Gency, Marcel Gascoin, design utile, Paris, Editions Piqpoq, 2011
-Texier (Simon), « Amiens, la naissance du style Reconstruction », Le Moniteur architecture, n° 240, mars 2015
-Michel Vakaloulis, Le capitalisme postmoderne, éléments pour une critique sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2001
-Gilles Plum, L’architecture de la reconstruction, Paris, Editions Nicola, 2011
-Anne Dumesnil et Philippe Nivet, Les reconstructions en Picardie, Amiens, Encrage, 2003
–Patrice Gourbin, Beauvais, Laissez-vous conter la reconstruction, Ville de Beauvais
-Sous la direction de Tuna Tasan-Kok et Guy Baeten, Contradictions of neoliberal planning, Springer, 2012 (en anglais)
-Barbara Stiegler, ‹‹ Il faut s’adapter ››, Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019