La réforme de l’ENA, en marche vers les prochaines élections

Emmanuel Macron sonne le glas de la prestigieuse école qui l’a formé. Le projet de suppression de l’ENA (École nationale de l’administration), évoqué pour la première fois par le Président au lendemain du Grand débat national sera finalement mis en œuvre le 1er janvier 2022. Au départ, l’ENA se présentait comme une école républicaine, mais elle est progressivement devenue le symbole d’une élite déconnectée de la société. Au plus fort d’une crise sanitaire, économique et alors que la confiance des Français dans le gouvernement est au plus bas, les annonces d’il y a deux ans semblent se concrétiser. De fait, la suppression de l’ENA ne vise pas uniquement à repenser un système en faillite mais s’inscrit habilement dans une logique de consensus, au sein d’un agenda électoral bien ficelé.

Bien que très ancienne, la détestation des Français pour l’École nationale d’administration semble avoir atteint un nouveau stade ces dernières années, comme en témoigne le récent documentaire réalisé par Public Sénat intitulé “L’ENA pourquoi tant de haine ?”. Pour cause, la déconnexion entre les futurs hauts fonctionnaires et ceux qu’ils ont vocation à servir, continue de se creuser. Selon Médiapart, 70% des énarques sont actuellement issus de familles de cadres tandis que cette catégorie ne représente que 15 % de la société. Le site de Sciences Po le confirme : 83% des admissions du concours externe à l’ENA proviennent de son école.

Cette explication semble évidente, mais ce n’est pas la seule. En effet, l’ENA fait depuis de nombreuses années office de sas de transmission d’une certaine idée de la société et de sa bonne gouvernance, par-delà les couleurs politiques. Selon le témoignage de nombreux étudiants qui se disent eux-mêmes déçus de leur formation, l’école ne fait qu’entretenir une uniformité de pensées et ressasser des notions déjà maîtrisées dans une dimension généraliste. Leur cursus ne permet pas de véritable spécialisation puisque les affectations ministérielles sont décidées selon le classement de sortie et non pas selon les choix ou les appétences particulières des élèves.

Dans son dernier ouvrage La lutte des classes en France, l’anthropologue et historien Emmanuel Todd attribue à l’ENA une grande part de responsabilité dans la cristallisation des clivages de la société. Selon lui, la grande majorité de ses ressortissants, qu’il surnomme les « crétins diplômés », incarne le haut de la pyramide sociale face aux couches inférieures qui, elles, aspirent au « réarmement politique », comme l’a montré le mouvement des gilets jaunes. Le système de reproduction des élites, entretenu par l’école, rend impossible l’exploitation de l’intelligence des classes basses, en dépit de l’idéal méritocratique qui faisait autrefois la raison d’être de l’institution. Todd prend l’exemple de l’euro, qui constitue selon lui une aberration et une menace à la souveraineté de nos États-nations, pour montrer la faiblesse des débats, le déni démocratique et l’homogénéité de la pensée parmi nos dirigeants politiques. L’école recrute des candidats déjà convertis à la pensée pro-européenne par leur socialisation et leur parcours académique antérieur et ne fait que les conforter dans ces positionnements, selon lui, vides de sens et dépourvus d’une vision critique sur nos sociétés contemporaines. Au fond, Todd décrit l’ENA comme l’école de reproduction d’une « fausse élite ».

Une doctrine du « en même temps »

Lors d’un entretien dans Marianne, l’essayiste et magistrate Adeline Baldacchino, critique acerbe des « valeurs d’excellence » prônées par l’ENA, érige la « doctrine du en même temps », souvent associée à la mentalité de l’école, en symbole du formatage de ses étudiants. C’est autour de cette idéologie commune, prétendument consensuelle, que les élèves se reconnaissent et apprennent à travailler ensemble.

Ainsi, l’ENA n’est pas le lieu des plus vifs débats politiques. Pas étonnant pour une école dont l’ambition première était de former des hauts fonctionnaires et non pas des hommes et femmes politiques. Ce n’est que plus tard, notamment sous le mandat présidentiel de Valéry Giscard d’Estaing, que d’anciens énarques se sont emparés des ministères, prenant place dans les hauts lieux de la décision politique. Dès lors, l’exercice politique s’est professionnalisé. Rapidement, se former à l’ENA ne permet plus uniquement d’intégrer les grands corps. L’école devient le passage privilégié pour prétendre aux plus prestigieux parcours politiques. L’excellence académique s’impose comme un pré-requis presque indispensable pour briller dans l’arène politique. Plus tard, c’est dans le secteur public que l’on retrouve un grand nombre d’anciens étudiants de l’école. Entre posture et imposture, l’ENA se voit associée aux pratiques de pantouflage, au moment même où l’administration elle-même délègue de plus en plus de ses prérogatives au privé. Emmanuel Macron en est, une fois de plus, un des symboles les plus criants. En effet, selon le journal Marianne, 18 mois après la nomination du gouvernement Philippe, 40 conseillers ministériels avaient déjà pantouflé.

Cependant, la complicité de la haute fonction publique avec les acteurs privés trouve son origine quelques décennies plus tôt, chez nos voisins anglo-saxons. La gouvernance libérale, portée par Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni, a donné naissance à la désormais décriée « société du fric ». Ainsi, nombre d’énarques, même s’ils semblent encore minoritaires, voient dans les allers-retours entre public et privé une formidable évolution de carrière. Si l’école en tant que telle n’enseigne ou ne promeut pas de telles pratiques, force est de constater que le diplôme sert désormais de passe-droit aux énarques qui souhaitent briller à l’Élysée aussi bien qu’à la tête des plus grandes entreprises. Face à l’évolution de l’école et de ses fonctions, d’anciens élèves, à l’instar de l’ancien ministre et candidat à l’élection présidentielle de 2002 Jean-Pierre Chevènement, ont assez tôt tiré la sonnette d’alarme. Depuis, toutes les tentatives de réforme de l’institution, à gauche comme à droite, ont été avortées. Bruno Le Maire lui même, lors des primaires de la droite en 2017, en avait fait une des mesures phares de sa campagne. S’il ne fait aucun doute que l’annonce de la suppression de l’ENA par Emmanuel Macron a surtout servi de palliatif face à la colère de la rue, nul ne peut garantir que celle-ci protégera les citoyens d’un énième instrument, tout aussi efficace, de reproduction des élites en place.

De l’ENA à l’ISP, la promesse d’un changement

L’Institut du Service Public, qui remplacera l’ENA, aura pour mission de maintenir une formation dite d’excellence, tout en l’ouvrant à des profils plus divers. Il réunira 13 écoles, afin de rassembler un plus grand nombre de compétences, une élite à plusieurs visages, en somme. À l’issue de la formation, les étudiants ne seront plus soumis au concours de sortie qui servait jusqu’alors à attribuer les affectations, mais rejoindront le corps d’administration de l’État, pour une durée encore imprécise. Ce tronc commun servira de « creuset » pour la formation d’un « esprit commun », selon les mots d’Emmanuel Macron. Ce château de cartes, fortifié par les talents rhétoriques du président, n’en reste pas moins fragile. De nombreuses personnalités politiques se sont en effet exprimées contre la suppression de l’ENA, à l’instar de Rachida Dati, qui préfèrerait une simple réforme de l’école. À gauche aussi, la méfiance règne. Balayer d’un revers de main le fonctionnement de l’ENA, oui, mais pour construire quel modèle derrière ? Quelles sont les garanties que cette mesure ne sera pas qu’un symbole, une stratégie de communication politique parmi d’autres, en vue des prochaines élections présidentielles ? Pour l’heure, le flou qui règne autour de ce projet laisse penser que son auteur ne souhaite surtout pas trancher, et prendre le moindre risque de décevoir un potentiel électorat.

Au fond, la réforme vise à rétablir du lien et de la confiance entre les citoyens français et leurs dirigeants. Mais lesquels ? Ceux qui siègent dans les mairies, les conseils régionaux, les assemblées ? Les locataires de l’Élysée, Matignon, Beauvau, Bercy ? Ou bien les cadres des grandes entreprises, des banques, des hôpitaux ou des universités ? Dans tous ces hauts lieux de la décision se trouvent aujourd’hui les énarques d’hier, ceux qui se sont formés ensemble à intégrer les grands corps de la République pour servir et incarner l’État. Bien plus qu’une école, l’ENA a contribué à huiler les rouages du système politique français, celui-ci même qui a mis les gens dans la rue, contre la réforme des retraites, la loi sécurité globale, les conditions de travail des soignants, des avocats, des professeurs. En supprimant l’ENA, le président promet de corriger les failles de ce système. Encore faut-il dissocier ce qu’elle incarne d’une part, et les logiques qui la traversent d’autre part. Aussi, spéculer sur la pertinence ou non de supprimer l’ENA suppose de s’accorder, a priori, sur les raisons de ses dysfonctionnements et les alternatives que l’on souhaite y apporter. Pour lors, l’absence de vision politique claire et assumée montre bien que la doctrine du « en même temps » ne s’oublie pas si facilement.