La réforme des retraites est climaticide

En détruisant le système par répartition, la réforme des retraites favorise très fortement les mutuelles complémentaires privées. Les fonds de pension qui gèrent l’argent des mutuelles, comme l’américain BlackRock[1], sont d’ailleurs extrêmement actifs auprès du gouvernement. Pour le monde de la finance, c’est non seulement l’opportunité de planter ses crocs dans près de 340 milliards d’euros par an, mais aussi de solidifier coûte que coûte un système instable à deux doigts d’une nouvelle crise financière majeure. Or, si nous devions prendre des mesures adéquates pour réguler le changement climatique, comme laisser 80% des énergies fossiles dans le sol, le système financier deviendrait vulnérable, car beaucoup d’actifs perdraient de leur valeur (il s’agit des « stranded assets » ou « actifs échoués » en français). La crise financière qui s’en suivrait n’épargnerait personne et une partie de l’épargne des Français placée par les mutuelles privées se volatiliserait. Ainsi, cette réforme visant à passer à un système par capitalisation fait peser le double risque de remettre des pièces dans une finance organiquement anti-climat, et de rendre la protection de l’environnement incompatible avec le fait de toucher sa retraite. La véritable prise d’otage est là. Explications.


Les inégalités ont tué le dynamisme économique, la finance tente de cacher la réalité

A cause des politiques de rigueurs qui nous ont conduits à la récession, la finance utilise de nouveaux procédés pour masquer la réalité et maintenir à flot le navire boursier. Le premier moteur qui pousse le système financier sur une pente très glissante, ce sont les inégalités. En France, les rémunérations des dirigeants du CAC40 ont grimpé de 14,5% au semestre dernier. Depuis 2013, les versements de dividendes ont bondi de 60%. Parallèlement, on note une augmentation de 0,6 point du taux de pauvreté en France pour l’année 2018, et la précarité a explosé. L’essentiel de la classe moyenne est fragilisé : les prix des loyers augmentent dans les métropoles, la valeur patrimoniale des zones pavillonnaires, elle, s’écroule – la résidence principale, c’est 70% du patrimoine des déciles intermédiaires. La facture énergétique bondit à cause de l’ouverture à la concurrence. Le coût de l’usage de la voiture augmente alors qu’il faut désormais brader les diesels dont personne ne veut – la voiture, c’est entre 20% et 5% du patrimoine des déciles inférieurs. L’épargne populaire rapporte moins que ce que l’inflation fait perdre, sans compter les autres dégâts liés à une économie atone en proie au chômage de masse.

En 2017, le taux d’emploi équivalent temps plein (ETP) – le vrai indicateur du chômage – est de 53,1 % d’ETP pour les femmes en âge de travailler et 68,6 % pour les hommes (respectivement 59,4 % et 76,4 % aux USA). Autrement dit, si l’on compte tous les temps pleins et qu’on additionne les temps partiels pour en faire des équivalents temps plein, le manque de travail équivaut à 47% de la population féminine et 31% de la population masculine. Ce chômage structurel laisse entrevoir une autre réalité bien plus préoccupante à court terme : l’imminence d’une crise financière d’ampleur inégalée.

Une crise financière imminente

Le chômage et surtout les inégalités galopantes affaiblissent le marché intérieur, ce qui pousse à la crise de surproduction. La valeur produite par la société est transférée à l’oligarchie, engendrant la précarisation de la population. Les capacités de consommation diminuent alors que la productivité de l’économie réelle augmente, la machine se grève : c’est ce que Marx appelait la baisse tendancielle du taux de profit. On invente alors de nouveaux outils financiers pour prêter aux pauvres dans l’espoir de maintenir artificiellement la consommation (crédits à la consommation, crédits logement, bourse d’études dans les pays anglo-saxons…), qu’on s’empresse de titriser (faire un patchwork d’actions ou d’obligations au sein d’un même produit financier) et de ventiler à travers le système financier mondial, en espérant que ça passe. Lorsqu’on s’aperçoit que les crédits ne pourront pas être remboursés, c’est la crise. Cela fait sans bien sur penser à 2008, à juste titre. Sauf que visiblement les banques n’ont pas retenu la leçon et ont recommencé dans cette logique encore plus fortement.

Comme l’explique l’économiste Gaël Giraud, le ratio dette/PIB des États de la zone euro est passé d’environ 70 % à 90 % sous l’effet conjugué de l’augmentation des dépenses publiques liées aux politiques de relance et de la contraction des recettes fiscales due à la récession. Plus grave encore, la dette privée des entreprises et des ménages monte à 130% du PIB en zone euro.

Les investisseurs comptent sur les revenus de leurs investissements pour rembourser leurs dettes donc sur le dynamisme de l’économie réelle. Mais quand il n’y a plus de croissance, ou bien lorsqu’elle est trop faible, l’investisseur finit succomber sous ses propres dettes. S’en suit un cercle vicieux : non seulement il n’investit plus, ce qui aggrave le mal, mais il est contraint de vendre ses actifs financiers pour rembourser sa dette. Or une masse critique de revente d’actifs provoque une baisse brutale de leur valeur, et donc un krach.

Les banque comptent visiblement sur les États pour les sauver comme après 2008, puisque leurs niveaux de fonds propres demeurent largement insuffisants pour faire face à une nouvelle crise d’ampleur et que le fonds européen de stabilité financière demeure squelettique face aux enjeux. Le problème, c’est qu’entre temps les États ont été largement appauvris par leurs efforts… pour renflouer les banques.

Injecter de l’argent neuf dans le système pour tenter de rassurer les marchés

Il y a un schisme de réalité entre l’activité réelle et l’activité financière. Cette dernière brasse chaque jour 100 fois plus en valeur que les échanges qui correspondent à une activité réelle. Alors que des bulles spéculatives se font jour, comme la dette étudiante américaine, la bulle immobilière de la côte Sud-Est chinoise ou encore la solvabilité de pays comme l’Italie, il est devenu vital pour les banques de mettre la main sur de l’argent frais pour rafistoler leurs produits financiers bourrés de produits potentiellement toxiques et ainsi rassurer les investisseurs. Mais cela ne dure évidement qu’un laps de temps. Le monde de la finance est donc constamment contraint d’accaparer ce qui n’entrait auparavant pas dans la sphère marchande, comme nos retraites.

La réforme des retraites doit être l’occasion de mettre en œuvre un système par capitalisation, qui jusque-là, n’a pas réussi à s’implanter en France, et ce en dépit de nombreux dispositifs avantageux mis en place par les précédents gouvernements (dispositifs Madelin, Perco, Perp). Pas étonnant, puisque les mutuelles privées ont des frais de gestion en moyenne 5 fois plus élevés que ceux des caisses publiques. C’est logique, puisque les caisses de retraite publiques n’ont pas à rétribuer des actionnaires ou faire de la publicité, en plus de payer le personnel. Pour rester compétitives, donc, les mutuelles privées doivent proposer des taux importants à leurs clients, et donc prendre des risques sur les marchés. Or en France, nous sommes attachés à un système qui nous préserve de tout perdre en cas de mauvaise opération financière.

Mais pour les financiers, c’est une gabegie sans nom. L’argent de nos retraites ne passe pas par les marchés financiers sous forme d’épargne, contrairement au système qui domine dans d’autres pays, en particulier dans les pays anglo-saxons. Chez nous, chaque actif cotise chaque mois et cet argent va directement alimenter les retraites. Dans d’autres pays, chacun met de côté de l’argent chaque mois à la banque, dans une compagnie d’assurance ou chez un gestionnaire de fonds, qui bien souvent le placent en bourse pour gagner plus. C’est pourquoi on retrouve les lobbies de la finance à la manœuvre auprès du gouvernement français dans le cadre de cette réforme. Ainsi, comme le révèle Médiapart, l’américain BlackRock est particulièrement actif en la matière. Il s’agit de faire rentrer dans le casino du marché les quelque 340 milliards d’euros que représente chaque année l’argent qui passe par les caisses de retraite.

La finance est par essence anti-écologique

Si l’épargne des Français était placée sur les marchés par des fonds de pension, alors une partie importante servirait très certainement à financer des activités climaticides comme l’exploitation des énergies fossiles, et l’épargne serait de surcroît directement menacée si l’on décidait de mettre en place la transition écologique. Pourquoi donc ?

Comme on l’a vu, la finance s’expose à une crise à cause de la récession économique, car elle a organiquement besoin de croissance pour que les créanciers puissent payer leurs dettes. La croissance en elle-même est inenvisageable dans un monde fini, et celle-ci n’est pour l’instant pas découplée des émissions de carbone. En d’autres termes, à l’échelle mondiale, un point de PIB en plus émet à peu près la même quantité de carbone dans, puisque l’activité économique se base encore très largement sur des énergies fossiles.

D’ailleurs, on n’observe assez peu de signes de transition énergétique, et les banques continuent de financer massivement les fossiles. La plupart des banques européennes, et surtout françaises, ont dans leur bilan énormément d’actifs liés aux industries polluantes et aux hydrocarbures. C’est normal, puisque les actifs des banques sont le reflet de notre histoire. Mais loin de les remplacer au fur et à mesure par des actifs durables, elles contractent encore davantage d’actifs « bruns ».

Globalement, les niveaux de production d’énergies fossiles n’ont jamais été aussi élevés. La production de pétrole devrait augmenter de 43 % d’ici 2040 et de plus de 47 % pour le gaz selon l’Agence internationale de l’énergie. Ces projections s’appuient sur les tendances observées, mais ne tiennent visiblement pas compte de l’amoindrissement rapide des réserves, mais nous ne sommes certainement pas dans une logique de changement. D’ici 2030, le monde s’apprête à produire 50% d’énergie fossile en trop pour l’objectif 2°C, et 150% de trop pour 1,5°C. Le “production gap” le plus marqué concerne justement le charbon : la production prévue en 2030 excède de 150% le niveau compatible avec l’objectif de 2°C et de 280% celui pour l’objectif de 1,5°C.

Selon l’ONG Urgewald, plus de 1 000 projets de centrales ou unités de centrales à charbon supplémentaires ont été financés à hauteur de 745 milliards $. S’ils voyaient le jour, on produirait 28 % de charbon en plus. La Chine représente à elle seule 43% de la production mondiale de charbon et la plupart des projets d’ouverture de centrales. Entre janvier 2018 et juin 2019, Pékin a augmenté ses capacités de production électrique à base de charbon de 42,9 GW alors que le reste de monde réduisait ses capacités charbon de 8,1 GW. Mais ce n’est pas seulement elle qui les finance… Nos banques sont également largement responsables de cette situation.

Sortir des énergies fossiles menace le système financier d’un effondrement brutal

Pour rappel, les énergies fossiles représentent toujours 80 % de l’énergie primaire mondiale et contribuent à 75 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Si l’on voulait rester sous la barre des +2°C, et donc limiter les chances d’emballement climatique, il faudrait que 80% des réserves connues d’énergie fossile restent dans le sol.

Il faudrait donc faire du charbon et du pétrole des actifs échoués au plus vite, c’est-à-dire d’en interdire le commerce. Mais si nous faisons cela, une grande partie de nos géants bancaires serait immédiatement en faillite, puisqu’ils ont titrisé et se sont échangés entre eux des produits qui sont liés de près ou de loin aux hydrocarbures. Lorsque les grandes banques parlent d’investissements verts, c’est donc souvent du greenwashing.

Climat ou épargne, il faut choisir

En somme, en transformant la cotisation sous forme d’épargne placée majoritairement chez des fonds de pension, votre argent servira à renforcer la valeur de produits financiers potentiellement toxiques. Il risquera en outre de disparaitre en cas de nouvelle crise financière ou de renforcement radical de la législation en matière d’énergies fossiles.  Il ne faut donc en aucun cas prendre le risque d’associer notre épargne et nos retraites à l’avenir, fortement incertain, d’un système financier qui finance aujourd’hui massivement les énergies fossiles et qui risque l’effondrement à tout instant.

Il y a donc une convergence entre système de retraite par répartition et transition écologique. En ne passant pas par la finance, mais par des caisse publiques, nous ne courrons pas le risque de voir se volatiliser notre épargne en cas de mesures fortes pour la planète. La réforme du gouvernement Macron est donc irresponsable également pour des raisons écologiques.

[1] Premier gestionnaire de fonds au monde avec plus de 6000 milliards de dollars d’actifs.

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