La République islamique d’Iran a-t-elle une stratégie ?

À en croire les prêches que les mollahs répètent à leurs fidèles, la République islamique d’Iran possède des objectifs millénaristes de remodelage du Moyen-Orient – passant notamment par la disparition de « l’entité sioniste ». Ces déclarations sont régulièrement agitées par le pouvoir israélien pour dépeindre l’Iran en menace existentielle. Au-delà de ces envolées rhétoriques, cependant, sa politique étrangère se révèle étrangement pragmatique. Fragilisé par la conjoncture économique et politique, le pouvoir iranien ne voit pas d’un bon œil l’accroissement des tensions dans la région.

Depuis l’opération « Al-Aqsa Flood » du 7 septembre 2023, le gouvernement iranien est confronté à une situation épineuse. Il a nié avoir eu connaissance de l’attaque, tout en apportant son soutien politique au Hamas et au Djihad islamique. En coordination avec son plus proche allié, le Hezbollah libanais, il s’est efforcé de parvenir à un équilibre délicat : engager les Israéliens au nord pour détourner les ressources et le matériel vers un front secondaire, sans provoquer une guerre plus large qui embraserait la région.

En premier lieu, les Iraniens ont cherché à maintenir leur engagement en faveur de la cause palestinienne et de la solidarité panislamique. Cependant, cette position coexiste difficilement avec les contraintes pratiques du système interétatique, la raison d’État et la nécessité d’une « patience stratégique » – maintenir le conflit à distance et au-delà de ses propres frontières territoriales dans une région hautement instable et imprégnée par l’impérialisme. Le pendule oscille entre ces deux lignes de conduite, mais c’est la seconde qui reste la plus importante pour la République islamique.

Le modus operandi de Benjamin Netanyahou a consisté à pousser la République islamique vers la riposte, ce qui lui a permis de la dépeindre comme un paria mondial et une grave menace pour la « civilisation occidentale », tandis qu’Israël poursuivait son assaut génocidaire sur Gaza. L’État israélien calcule peut-être aussi que ce n’est que sous le couvert d’un véritable embrasement régionale qu’il pourra mener à bien sa campagne de nettoyage ethnique à Gaza et, dans une moindre mesure, de la Cisjordanie. Les dirigeants iraniens ne sont pas dupes. La stratégie d’Israël consiste à détourner la pression exercée pour arrêter la guerre à Gaza – et maintenant au Liban – en focalisant l’attention sur l’Iran et en tentant de l’entraîner dans une guerre régionale plus large.

Comme le dit Ali Larijani, ancien président du Parlement et membre actuel du Conseil de discernement de l’intérêt supérieur du régime, généralement considéré comme un pragmatique, Téhéran a également compris depuis le debut « que nous ne sommes pas seulement face à Israël. Le centre de commandement et de contrôle est entre les mains des États-Unis ».

Le 1er avril 2024, l’armée de l’air israélienne a attaqué le siège de l’ambassade d’Iran à Damas, tuant 16 personnes, dont plusieurs hauts gradés iraniens. L’Iran a riposté avec l’opération True Promise I le 13 avril, en lançant des missiles de croisière, des drones d’attaque et un petit nombre de missiles balistiques. Comme beaucoup l’ont fait remarquer à l’époque, la riposte iranienne avait été préparée longtemps à l’avance et s’appuyait sur des technologies et des armements dépassés. Cette démonstration de force visait à réaffirmer des lignes rouges bien claires : le message était que l’Iran ne voulait pas d’une nouvelle escalade, mais que le pays était prêt à lancer une attaque directe si Israël poursuivait ses agressions répétées.

De nombreux missiles ont été abattus, bien que certains aient touché la base aérienne de Nevatim. Pourtant, les frappes directes n’étaient pas le but recherché. L’Iran espérait rétablir l’équilibre de la dissuasion. Après les frappes, l’administration Biden s’est empressée de déclarer que les États-Unis ne participeraient pas aux représailles israéliennes prévues : « Vous avez gagné. Saisissez cette chance », a-t-elle exhorté Netanyahou. Une semaine plus tard, Israël montait une opération ciblée contre le système radar iranien S-300 situé à Ispahan et fourni par la Russie. L’ampleur des dégâts a été fortement débattue, mais Téhéran a estimé que cette opération ne justifiait pas une contre-attaque. Les deux adversaires régionaux semblaient s’être éloignés du point de non-retour.

Le répit n’a pas duré longtemps. Le 28 juin, le chef de l’armée de l’air israélienne a annoncé que, le Hamas étant sur le point d’être neutralisé, les forces de défense israéliennes se focalisaient sur le Hezbollah. Le 30 juillet, jour de l’investiture de Masoud Pezeshkian en tant que nouveau président de l’Iran, Israël lançait une frappe aérienne tuant Fuad Shukr, membre fondateur du Hezbollah et commandant en chef de sa branche armée. Le lendemain, le chef du bureau politique du Hamas, Ismail Haniyeh, était assassiné en plein cœur de Téhéran, quelques heures seulement après avoir assisté à l’investiture de Pezeshkian.

L’assassinat d’un invité d’État aussi important avait pour but d’humilier les dirigeants de Téhéran. Le gouvernement Netanyahou semble avoir eu deux autres objectifs : faire dérailler les négociations de cessez-le-feu avec le Hamas et en forçant la main à Téhéran, empêcher la nouvelle administration Pezeshkian de s’attirer les bonnes grâces des pays européens. L’une des principales promesses de la campagne électorale de Pezeshkian avait été de faire tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir un allègement des sanctions. Toute riposte iranienne digne de ce nom rendrait l’engagement diplomatique nécessaire avec l’europe pratiquement impossible. Selon Pezeshkian lui-même, l’Iran avait aussi appris qu’un cessez-le-feu avec le Hamas était en vue, ce qui constituait une raison supplémentaire de « faire preuve de retenue ».

Or, l’administration Netanyahou avait une autre idée en tête. Les 17 et 18 septembre, le Mossad lançait des attaques dévastatrices contre des bipeurs et des talkies-walkies qui ont ciblé des hauts responsables du Hezbollah, au prix d’un nombre considérable de vies civiles (et cela sous le regard émerveillé d’innombrables journalistes occidentaux). Ce dernier assaut a culminé avec l’assassinat, le 27 septembre, de Sayyid Hassan Nasrallah, l’allié et le partenaire le plus important de l’Iran. Pour le tuer, les Israéliens ont largué 80 bombes lourdes de type « bunker-buster » fabriquées aux États-Unis, rasant plusieurs complexes d’appartements et tuant trois cents civils. Quelques jours avant sa mort, Nasrallah avait accepté un cessez-le-feu de 21 jours. Le général de brigade Abbas Nilforoushan, haut commandant de la Force Qods iranienne, a également été tué dans l’attentat. Il s’agit-là d’un coup dur pour le Hezbollah et, plus largement, pour l’« axe de la résistance ».

Netanyahou espérait clairement « briser la colonne vertébrale » du Hezbollah une fois pour toutes. Mais cet espoir s’est avéré illusoire : le commandement opérationnel du Hezbollah s’est rapidement regroupé, infligeant une lourde série de pertes à l’armée israélienne, ce qui a entraîné l’arrêt brutal de l’incursion terrestre israélienne tant attendue. À la suite de ce revers, l’armée israélienne a eu recours à l’une de ses tactiques éprouvées, en menant une campagne de bombardement systématique (avec des F-35 fournis par les États-Unis) contre des quartiers densément peuplés de Beyrouth.

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C’est dans ce contexte que les forces armées iraniennes ont lancé plus de 180 missiles balistiques sur Israël le 1er octobre, frappant deux bases aériennes importantes : celle de Nevatim dans le désert du Néguev et celle de Tel Nof dans le district centre d’Israël, ainsi que le QG du Mossad à Glilot, dans la banlieue de Tel-Aviv. Contrairement à l’opération True Promise I, celle-ci utilisait les missiles hypersoniques Fatah-1, plus perfectionnés, et il ne faisait aucun doute que les cibles avaient été atteintes. Les experts en armement ont dénombré 33 cratères d’impact sur le seul site de Nevatim. Les réactions ont été mitigées. Netanyahou, visiblement ébranlé, a juré de se venger. Joe Biden a cherché à minimiser les dégâts, insistant sur le fait que les attaques avaient été « déjouées et inefficaces », tandis que le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a promis qu’il y aurait des « conséquences sévères ». Biden a ensuite laissé entrevoir la possibilité d’une attaque israélienne soutenue par les États-Unis contre les raffineries de pétrole iraniennes.

Pendant ce temps, l’ancien Premier ministre israélien Naftali Bennett a tenté de ressusciter le spectre du « changement de régime “ par la création impériale d’un « nouveau Moyen-Orient », faisant des déclarations théâtrales en expliquant qu’il était temps de « détruire le programme nucléaire iranien, ses installations énergétiques essentielles et de paralyser mortellement ce régime terroriste ». Lors d’un événement de campagne en Caroline du Nord, Trump a fait remarquer, avec sa nonchalance habituelle, qu’Israël devrait « frapper d’abord le nucléaire et s’inquiéter du reste plus tard ». Même si Biden s’est publiquement prononcé contre une telle frappe, on pourrait penser que Trump chuchote a l’oreille de Netanyahou pour lui signifier d’imposer un fait accompli à un président faible qui ne manque pourtant pas de réaffirmer périodiquement son engagement indéfectible en faveur du sionisme. Même si les États-Unis prenaient l’initiative et se chargeaient pour l’essentiel de la mener à bien, une attaque franche visant les sites nucléaires iraniens ferait, au mieux, reculer le programme de quelques années ; elle devrait également inciter l’Iran à se retirer finalement du pacte du TNP.

Vendredi dernier, Khamenei a prononcé son premier sermon à la grande mosquée Mosalla de Téhéran depuis l’assassinat du major-général Qasem Soleimani par l’administration Trump en janvier 2020. Devant une foule immense et un large éventail de l’élite politique du pays, il a réitéré l’engagement indéfectible de l’Iran envers ses alliés de l’« axe de la résistance » et a indiqué que l’attaque de l’Iran était une réponse directe aux assassinats de Haniyeh et de Nasrallah. Sa décision de passer du persan à l’arabe et de s’adresser directement aux publics arabes de toute la région témoigne de la haute estime qu’il avait personnellement pour Nasrallah. Il s’agissait d’un acte de diplomatie publique visant à rassurer les alliés de Téhéran qu’ils n’avaient pas été abandonnés et que la République islamique restait résolue dans son opposition à Israël et à ses puissants soutiens.

L’insistance de Khamenei sur le fait que le droit international donnait à l’Iran et à ses alliés le droit à l’autodéfense et que l’Iran « ne tarderait pas mais n’agirait pas dans la précipitation » n’a pas été beaucoup commenté. Comme d’habitude, l’ayatollah a tenté de trouver un équilibre entre défiance et calcul, insistant sur le fait que les prochaines initiatives de la République islamique seraient soigneusement étudiées et calibrées. Compte tenu des importantes vulnérabilités économiques et politiques sur le front intérieur, il ne fait aucun doute que les dirigeants iraniens et le nouveau gouvernement Pezeshkian préféreraient mettre un terme à cette dernière escalade. Mais ils savent qu’une nouvelle guerre régionale est peut-être déjà en cours.

Article originellement publié par la New Left Review sous le titre « Iran on the brink », traduit par Alexandra Knez pour LVSL.