Lors du discours de Ouagadougou prononcé en 2017, le président français Emmanuel Macron s’était engagé à restituer les objets d’art africains pillés lors de la colonisation à leurs pays d’origine. Dans la foulée il commandait un rapport, rendu en 2018, plaidant pour cette politique de restitution. Finalement, la loi promulguée fin décembre 2020 se montre bien moins ambitieuse : elle n’autorise qu’« une dérogation limitée au principe d’inaliénabilité qui protège les collections publiques françaises ». Par Philippe Baqué [1].
Une suspension de vente très symbolique
« La France a émis le principe de restitution des biens culturels à l’Afrique et voici qu’aujourd’hui nous sommes dans une vente de ces biens mal acquis. Personne ne va vous montrer les certificats de vente de ces objets que vous allez acheter et qui ont été pillés. Vous aurez sûrement un reçu lors de votre achat, mais les fabricants de ces objets, eux, n’ont reçu que la mort. »
Ainsi s’exprimait Thomas Bouli, porte-parole d’une poignée de militants de l’association panafricaine Afrique-Loire qui avait décidé d’intervenir ce 23 mars 2019 lors d’une vente aux enchères organisée par la maison de vente Salorges-Enchères à Nantes. Plus de trois cents armes, sceptres et objets rituels africains provenant de divers pays étaient proposés à la vente par un antiquaire. Ces objets ne sortaient pas de la collection Helena Rubinstein ou de la collection Jacques Kerchache, mais faisaient partie de cette génération d’œuvres africaines longtemps gardées précieusement par les descendants des administrateurs, des militaires ou des missionnaires qui les avaient « collectées » au temps des colonies. Peu à peu, elles apparaissent sur le marché, lors de ventes aux enchères appréciées par les amateurs rêvant d’y découvrir des perles rares. Ce jour-là, la vente annoncée dans les gazettes des arts « primitifs » avait attiré beaucoup de collectionneurs et de marchands dont l’intérêt avait été suscité aussi bien par la qualité des objets dispersés que par leurs provenances bien documentées. Ainsi, le catalogue indiquait : « Collectées par le caporal Mazier lors de la mission d’exploration au Moyen-Congo de Pierre Savorgnan de Brazza en 1875 ; collection Abbé Le Gardinier début XXe siècle ; collection Alfred Testard de Marans, collectée à la fin du XIXe siècle. » Alfred Testard de Marans fut le chef des services administratifs du corps expéditionnaire dirigé par le général Alfred Amédée Dodds durant la guerre contre le roi Béhanzin et la conquête du royaume du Dahomey (1892-1894), dans l’actuel Bénin. Il « collecta » à cette occasion des récades, bâtons de commandement typiques du Dahomey, dont une partie était en vente ce jour-là.
Thomas Bouli poursuivait son intervention adressée aux futurs acheteurs avec un brin d’ironie :
« Nous tenons à vous remercier car l’acte que vous faites aujourd’hui valorise le savoir-faire de ceux qu’on estimait barbares au début de la colonisation. Désormais, leur art est devenu si prisé que les colonisateurs européens fabriquent des lois pour les conserver en Europe. »
Le discours de Ouagadougou : restitutions et communication
La vive polémique sur les restitutions avait été réactivée le 28 novembre 2017 par Emmanuel Macron lors d’un discours tenu à l’université de Ouagadougou, au Burkina Faso. Venu pour présenter les grands axes de sa nouvelle relation avec l’Afrique, le président aborda contre toute attente le thème de la restitution des objets d’art africains :
« Je ne peux pas accepter qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France. Il y a des explications historiques à cela, mais il n’y a pas de justification valable, durable et inconditionnelle, le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens. […] Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. »
Le président levait ainsi un tabou : la restitution à leur pays d’origine des objets d’art africains conservés dans les musées français. Pas forcément ceux volés dans des musées africains et répertoriés, ou issus de fouilles illicites, mais également ceux pillés durant la colonisation. En juillet 2016, Jean-Marc Ayrault, Premier ministre de François Hollande, avait répondu par un refus cinglant au nouveau président béninois, Patrice Talon, qui réclamait la restitution d’objets d’art royaux prélevés lors de l’expédition du général Dodds et conservés au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac. Jean-Marc Ayrault rappelait que ces objets faisaient désormais partie du patrimoine français et étaient donc inaliénables.
Dans la foulée de son discours, Emmanuel Macron commandait un rapport à deux chercheurs : Bénédicte Savoy, professeure d’histoire de l’art à l’université technique de Berlin, et Felwine Sarr, professeur d’économie à l’université Gaston-Berger au Sénégal. En novembre 2018, ils publiaient le résultat de leurs travaux dans un ouvrage intitulé Restituer le patrimoine africain, qui ne constituait toutefois pas la position officielle du gouvernement français. Les deux chercheurs y prenaient ouvertement le parti des restitutions définitives des objets d’art, « chefs d’œuvre irremplaçables pour l’histoire des peuples africains », et d’un transfert de leur propriété de la France aux États requérants. Ils comparaient les centaines de milliers d’objets provenant d’Afrique subsaharienne présents dans les musées occidentaux – 88 000 dans les collections publiques françaises, dont 70 000 au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac – aux quelques milliers répertoriés dans les musées africains. Pour Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, la période coloniale avait correspondu pour la France « à un moment d’extrême désinhibition en matière d’“approvisionnement” patrimonial dans ses propres colonies, de boulimie d’objets ». Les rapports de domination établis invitaient, selon eux, à postuler « l’absence de consentement des populations locales lors de l’extraction des objets » et à considérer que les acquisitions ont été obtenues « par la violence, la ruse ou dans des conditions iniques ». En conséquence, ils préconisaient la restitution des objets saisis dans des contextes de conquêtes militaires, collectés durant les missions scientifiques, donnés aux musées français par des agents de l’administration coloniale ou leurs descendants et les pièces acquises après 1960 dans des conditions avérées de trafic illicite.
Dès la remise du rapport, Emmanuel Macron s’engageait à restituer vingt-six pièces au Bénin, correspondant en partie aux objets réclamés en 2016 par le gouvernement béninois : des trônes, des statues, des portes sculptées, des reliquaires et des régalias ayant appartenu aux rois du Dahomey, pris en butin par le général Dodds à la fin du XIXe siècle lors de l’expédition militaire contre le roi Béhanzin et conservés au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac. Toutefois, la statue du dieu Gou, exposée au Pavillon des sessions au musée du Louvre, en tant que chef d’œuvre de l’art africain, elle aussi réclamée, ne figurait pas sur la liste. Une autre restitution était envisagée, celle du sabre d’El Hadj Oumar Tall, un résistant à la colonisation, fondateur de l’Empire toucouleur au XIXe siècle sur les territoires des actuels États du Sénégal, du Mali et de la Guinée. La France envisageait de le restituer au Sénégal sans tenir compte de la demande du Mali qui le réclamait aussi. Les restitutions massives annoncées par le président Macron allaient-elles en rester là ? Le « je veux » présidentiel allait-il demeurer un vœu pieu ? Tout de suite après la déclaration d’Emmanuel Macron, peu d’États africains se sont empressés de déposer des demandes de restitution. Une demande du Cameroun concernant un trône bamoun, un temps envisagée, ne semblait plus d’actualité. La majorité des États, pris de court, ou mobilisés par d’autres urgences, n’étaient pas allés au-delà de quelques déclarations de principe. Le Nigeria, l’un des plus revendicatifs en matière de restitution, ne s’était pas non plus manifesté pour réclamer ses objets archéologiques ou ses statuettes en bronze de Benin City. « Tout le monde sait que tout cela risque de demeurer juste un effet d’annonce », commentait fin 2019 la politologue Françoise Vergès.
Un marché de l’art sur la défensive
Même si la déclaration de Ouagadougou du président Macron risquait de ne se traduire que par des restitutions a minima, l’annonce du retour des objets au Bénin et au Sénégal et le rapport Sarr-Savoy ont soulevé l’hostilité d’une grande partie des conservateurs de musées. Stéphane Martin, encore président du musée du Quai-Branly – Jacques Chirac, s’était abstenu de les critiquer, mais ayant pris sa retraite début 2020, il affichait alors ouvertement son opposition aux restitutions. Il déclarait que « les musées ne doivent pas être otages de l’histoire douloureuse du colonialisme » et regrettait que le rapport Sarr-Savoy soit un « cri de haine contre le concept de musée. » Il était suivi par son confrère Julien Volper, conservateur au musée Tervuren de Bruxelles, l’un des plus importants musées d’art africain, qui dénonçait une propagande mensongère et s’opposait aux restitutions qui auraient des conséquences désastreuses pour les collections nationales. Les conservateurs reprenaient les mêmes arguments que la « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels » signée par les dix-neuf plus puissants musées d’Europe et d’Amérique en décembre 2002. Leurs responsables s’opposaient aux demandes de restitution qui pourraient viser un jour leurs collections, niant en partie les conditions d’acquisitions des œuvres. Ainsi la déclaration affirmait :
« Les membres de la communauté muséale internationale partagent la conviction que le trafic illicite d’objets ethnologiques, artistiques et archéologiques doit être fermement découragé. Il nous faut toutefois admettre que les pièces acquises autrefois doivent être considérées à la lumière de valeurs et de sensibilités différentes, lesquelles témoignent de ce passé révolu. […] Au fil du temps, les œuvres ainsi acquises – par achat, don ou partage – sont devenues partie intégrante des musées qui les ont protégées, et par extension, du patrimoine des nations qui les abritent. Nous avons beau être aujourd’hui particulièrement attentifs à la question du contexte original, nous ne devrions pas perdre de vue pour autant le fait que le musée offre lui aussi un contexte pertinent et précieux aux objets retirés de longue date de leur environnement original. »
Ces musées s’autoproclamaient « universels » dans un contexte toutefois très national puisque les objets dont ils avaient la charge – notamment ceux acquis durant la colonisation – devenaient « patrimoine des nations qui les abritent ».
Bien que n’étant pas concernés par les propositions du président Macron et le rapport Sarr-Savoy, qui ne ciblaient que les collections publiques, les marchands d’art et les collectionneurs se mobilisaient aussi contre les restitutions, fidèles à leur opposition à tout contrôle du marché, avec la même énergie déployée durant les campagnes contre la convention de l’Unesco et celle d’Unidroit. Bernard Dulon, président du Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés – qui regroupe la plupart des marchands d’art africain parisiens – dénonçait ainsi le discours du président à Ouagadougou :
« C’est une hypocrisie totale. On a pillé le continent africain depuis mille ans avant Jésus-Christ, on continue de le faire et on voudrait nous faire croire qu’en rendant trois masques et quatre fétiches on va se dédouaner. Je pense que la restitution est un problème uniquement politique. […] C’est très clairement du néocolonialisme. »
Quelques mois après la sortie du rapport, l’avocat Emmanuel Pierrat publiait l’ouvrage polémique Faut-il rendre des œuvres d’art à l’Afrique ? Dans l’introduction, il se présentait comme l’un des seuls « vrais connaisseurs du sujet » à pouvoir apporter une « voix raisonnable » dans le débat. Avocat spécialisé dans le droit de la culture mais aussi « collectionneur boulimique d’art tribal », il pouvait effectivement se présenter en tant que « vrai connaisseur du sujet ». Épousant la position de Stéphane Martin, il regrettait que la seule question concernant l’Afrique soit aujourd’hui de savoir « si l’art doit payer pour la colonisation ».
« Trop souvent, c’est dans l’espoir de réparation de ce passé « humiliant » que les demandes de restitution, empreintes de revendications politiques, s’effectuent. Dès lors, les œuvres participent en général d’une tentative de reconstruction d’une certaine identité, souvent fantasmée d’ailleurs, d’un âge d’or précolonial. »
Prenant la défense des professionnels du marché de l’art qui auraient contribué selon le rapport Sarr-Savoy « à l’injection dans un flux commercial licite d’objets d’origine illicite », Emmanuel Pierrat commentait :
« Cela signifie que, même après les indépendances, un achat d’objet africain est en tout état de cause suspect. Le procédé idéologique est inadmissible et permet de mesurer l’absurdité des raisonnements qui sont supposés le sous-tendre. »
L’avocat collectionneur s’en prenait alors à l’édifice du rapport qui selon lui reposait sur une accusation absurde : les œuvres d’art africaines détenues en Europe auraient été toutes forcément pillées. Une proposition des rapporteurs était particulièrement insoutenable pour l’avocat : dans tous les cas où les recherches ne permettraient pas d’établir de certitudes sur les circonstances de leurs acquisitions, les pièces pourraient être restituées au pays demandeur. Emmanuel Pierrat les accusait alors d’inverser le principe de la charge de la preuve, qui repose en France sur le demandeur, et, en conséquence, de remettre en cause la présomption d’innocence du possesseur.
« Le rapport Sarr-Savoy fait litière de ce principe qui exigerait pourtant des demandeurs qu’ils apportent la preuve que le bien litigieux a été volé. »
La « voix raisonnable » d’Emmanuel Pierrat, se positionnant essentiellement en tant que défenseur des marchands et des conservateurs de musée hostiles au rapport, se bornait à réduire le marché à une vision caricaturale : le propriétaire d’un objet d’art africain est présumé innocent alors que le peuple qui en a été dépossédé est toujours présumé consentant.
En finir avec l’arrogance
Bénédicte Savoy regrettait que la plupart des conservateurs de musée français n’aient pas compris les enjeux.
« Dans le cadre de notre mission, tous les interlocuteurs que nous avons rencontrés en Afrique nous ont dit qu’il ne s’agissait pas de tout reprendre aux musées français car certaines pièces sont d’excellentes ambassadrices de la culture de leurs pays. Mais ils demandaient qu’une partie significative de ce patrimoine soit accessible aux jeunes générations africaines, qui ne peuvent pas venir en Europe, pour qu’elles puissent se ressourcer, s’inspirer et se référer à la créativité des générations précédentes. »
Ce que proposaient Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, c’était une rupture avec l’attitude des autorités françaises vis-à-vis des demandes de restitution des pays africains.
« Si un État africain considère qu’une pièce sortie durant la période coloniale est importante pour son patrimoine pour des raisons historiques, symboliques, culturelles, ou ethnologiques et qu’il souhaite la récupérer, nous voulions que les autorités françaises étudient sa demande avec plutôt un « oui » en tête qu’un « non » systématique. Que l’attitude générale soit plus ouverte. Qu’on en finisse avec une sorte d’arrogance qui a eu cours durant les décennies passées qui consistait à ne pas répondre aux demandes et à les ignorer. Par exemple, la demande de restitution du Bénin date des années 1960. Il a fallu tout ce temps pour qu’elle soit entendue. Le Nigeria tente aussi de récupérer ses fameux bronzes depuis des dizaines d’années. Dans le premier manifeste panafricain publié en 1969, la question des restitutions était déjà évoquée. Ce combat est mené depuis longtemps et c’est par un effet de lassitude que les Africains ont cessé de réclamer. »
Ni réparation, ni acte de repentance
Début 2020, trois ans après le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou, le Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés profitait d’une situation très confuse : les conditions tardaient à être réunies pour assurer des restitutions officielles aux États africains. Pas d’inventaires de leurs objets conservés dans les musées français, pas de révision du code du patrimoine, toujours pas de restitution effective… Le 17 novembre 2019, le Premier ministre Édouard Philippe remettait bien au président sénégalais Macky Sall le sabre d’El Hadj Oumar Tall, un résistant à la colonisation. Il ne s’agissait pas d’une restitution mais d’un dépôt pour cinq ans au musée des Civilisations noires de Dakar. Le Premier ministre signait le lendemain un important contrat de vente d’armes avec le Sénégal.
Finalement, sur pression du président Macron, soucieux de ne pas perdre la face, une loi était présentée devant l’Assemblée nationale début octobre 2020 par Roselyne Bachelot, la nouvelle ministre de la Culture. Il s’agissait d’une loi permettant deux dérogations limitées au principe d’inaliénabilité qui protège les collections publiques françaises pour garantir le transfert de propriété des 26 œuvres d’Abomey à la République du Bénin et celui du sabre d’El Hadj Oumar Tall à la République du Sénégal. Durant l’examen de la loi devant la commission des Affaires culturelles de l’Assemblée nationale, le 30 septembre, la ministre de la Culture précisait les limites de cette loi :
« Ce n’est pas un acte de repentance ou de réparation, mais c’est un point de départ qui ouvre le champ à de nouvelles formes de coopération et de circulation des œuvres. […] La loi n’a pas de portée générale et n’est valable que pour les cas spécifiques des objets qu’elle énumère expressément. Cette loi n’aura pas pour effet de remettre en cause la légalité de la propriété de notre pays sur tout bien acquis dans le cadre d’un conflit armé. »
Durant cette même session, Yannick Kerlogot, rapporteur de la commission, rendait hommage à l’ouvrage de l’avocat et collectionneur Emmanuel Pierrat, citant l’un des passages de son livre :
« Ce qu’il faut encourager, dans une perspective universaliste, c’est la libre circulation des œuvres, contre l’enfermement de chaque culture dans sa spécificité – évidemment largement imaginaire : ça s’appelle du nationalisme culturel, voire du racisme. La partie sera gagnée le jour où, pour voir certains chefs d’œuvre de l’antiquité romaine ou du Moyen Âge gothique, il faudra aller dans un musée d’Afrique subsaharienne. »
Ce jour-là, les Africains auront toujours autant de mal à obtenir des visas pour se rendre en Europe, et éventuellement y contempler leur patrimoine. En tout cas, les propos de Roselyne Bachelot et de Yannick Kerlogot avaient rassuré le marché et sonnaient sans doute la fin de la partie.
Début novembre 2020, le Sénat adoptait la loi en remplaçant dans son texte le terme « restitution » par le terme « retour » pour ne pas avoir à reconnaître implicitement le vol des objets…
Notes :
[1] Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage Un nouvel or noir. Le pillage des objets d’art en Afrique, réédité par Agone et Survie en 2021 (chapitre XVIII : « Restitution : la polémique, le droit et la loi du marché »)