La présentation en Conseil des ministres, le 9 mai dernier, du projet de révision constitutionnelle souhaité par le Président de la République Emmanuel Macron a traduit son intention annoncée de longue date de réformer les institutions de la Ve République afin de les adapter aux supposés « nouveaux enjeux » auxquels serait aujourd’hui confrontée l’action de l’État.
Faute de « nouveaux enjeux » substantiels, c’est davantage dans l’air du temps et les lieux communs à la mode que la réforme semble avoir puisé son inspiration. « Donner toute sa place à la société civile » en accroissant le rôle d’un Conseil économique, social et environnemental dont on peine déjà à voir la valeur ajoutée, supprimer la Cour de justice de la République afin de céder au réflexe pavlovien selon lequel les juridictions d’exceptions sont nécessairement mauvaises, étendre de façon cosmétique et dépourvue de toute portée pratique le domaine de la loi aux « principes fondamentaux de l’action contre les changements climatiques », voilà autant d’évolutions qui, bien que superfétatoires sinon inopportunes, ne sont pas susceptibles de faire grand mal à l’équilibre de nos institutions.
À ces dispositions, qui tiennent davantage de l’élément de langage paresseux que de la réforme des institutions ainsi qu’à d’autres mesures du même acabit, plus ou moins bien inspirées mais d’ampleur modeste (fin de la présence des anciens présidents de la Républiques au Conseil constitutionnel comme membres de droit, durcissement des règles de non-cumul pour les ministres, etc.) s’ajoutent des modifications à la marge de la procédure parlementaire (accélération du calendrier d’adoption des lois de finances, assouplissement de l’obligation du Parlement de consacrer une semaine par mois à l’évaluation des politiques publiques, etc.) qui ont pour objet de contribuer à désengorger un Parlement surchargé. Ces modifications de procédure, dont on peut discuter l’opportunité sur le plan technique, ne méritent pas les cris d’orfraie habituels sur la « mise au pas du Parlement » qu’elles n’ont pas manqué de susciter. Elles ont cependant à ce jour concentré la totalité du débat sur la révision constitutionnelle.
À première vue, un observateur insuffisamment attentif et suffisamment blasé pourrait donc croire que cette révision est parfaitement vaine, n’a d’autre objet réel que de sculpter la statut de grand réformateur de M. Macron et ne mérite donc rien d’autre qu’une indifférence polie. L’auteur de ces lignes, avouons-le, avait pris ce parti jusqu’à ce qu’il se plonge dans le détail du texte déposé à l’Assemblée nationale début mai.
Car en réalité il y a bien un volet de ce projet de révision qui n’est pas dépourvu de portée, alors même qu’il a été presque entièrement négligé dans la présentation qu’en ont faite les médias. Il s’agit des articles 15, 16 et 17 du projet de révision constitutionnelle qui portent sur les collectivités territoriales et traduisent le « pacte girondin » dont le Président de la République s’est fait le chantre dans un récent discours. Fidèle à la vulgate décentralisatrice, ce « pacte » découle de l’idée selon laquelle la norme devrait davantage pouvoir être adaptée par les collectivités territoriales qui connaissent le terrain là où le mastodonte étatique, par nature incapable de finesse, bride les énergies et les initiatives et n’a cure des spécificités propres à chaque territoire.
« Concrètement, une région suffisamment puissante pourra négocier avec le Gouvernement la non-application de tout ou partie d’une loi de la République sur son territoire. »
L’article 15 comprend deux dispositions complémentaires. Le premier alinéa autorise la loi à distribuer à la carte des compétences différenciées pour des collectivités d’un même niveau, à la condition que ces compétences soient « en nombre limité ». Le second alinéa de l’article rend possible pour une collectivité territoriale, dans les matières où elle est compétente, de déroger de façon permanente à une norme nationale – loi ou règlement – si la loi ou le règlement l’a prévu. Concrètement, une région suffisamment puissante pourra négocier avec le Gouvernement la non-application de tout ou partie d’une loi de la République sur son territoire, « sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti » et à la condition que ce soit « pour un objet limité ». Cet alinéa remplacerait les dispositions déjà inopportunes, mais largement inutilisées, introduites par la révision constitutionnelle de 2003 créant un droit à l’expérimentation pour les collectivité pour une durée limitée. Prises ensemble, les deux dispositions de l’article 15 ouvrent la voie à un rapport de force permanent où les grandes collectivités pourront user de leur influence pour obtenir un cadre juridique sur mesure, qui sied à leurs intérêts propres et s’éloigne, le cas échéant considérablement, du droit national. Dès lors, ce n’est plus tout à fait la Nation par le biais de ses représentants au Parlement qui fera la loi et disposera des compétences de chacun mais aussi des exécutifs locaux à la légitimité fragile et à la compétence souvent discutable.
Les mesures introduites par cet article pourraient même permettre, via des attributions de compétences ad hoc, de donner davantage de corps au concept absurde et scandaleux «d’eurodistrict » frontalier dans lequel des compétences serait confiées à une sorte de collectivité-Frankenstein binationale. Il est d’ailleurs amusant de noter qu’alors même que l’on insiste lourdement pour donner des marges de manœuvre aux collectivités afin qu’elles puissent différencier leur réglementation pour tenir compte de leurs spécificités, on tient absolument, a contrario, à rapprocher les régimes juridiques en vigueur de part et d’autre du Rhin. A croire que l’appartenance à une nation différente n’est pas, aux yeux de certains, une « spécificité » suffisamment notable pour mériter d’être prise en compte…
L’article 16 du projet de révision à quant à lui pour objet de « reconnaître la spécificité de la Corse » dans la Constitution afin de flatter les autonomistes locaux en leur laissant un os à ronger. Concrètement, les dispositions qu’elle introduit donneront la possibilité à la collectivité de Corse d’adapter les lois et règlements pour tenir compte de ses « spécificités » dans des conditions proches de ce qui est aujourd’hui prévu par la Constitution pour les départements d’outre-mer depuis la révision constitutionnelle de 2003, de sinistre mémoire. Sauf sur le plan symbolique, l’effet cet article revient pour l’essentiel à transformer la Corse en département d’Outre-mer. L’approfondissement d’un régime fiscal d’exception pour l’île ou le renforcement de la propagande locale en faveur de la langue et de la culture corse pourraient, notamment, être bientôt au programme.
L’article 17 enfin, toujours inspiré par la même philosophie de démagogie « proximitaire », renforce le pouvoir d’adaptation des normes nationales confié en 2003 aux départements et régions d’outre-mer en prévoyant qu’un simple décret, pris sur la demande de la collectivité concernée, suffise désormais à l’habiliter à fixer elle-même les règles applicables sur leur territoire dans « un nombre limité de domaines » relevant de la loi ou du règlement. À ce jour, cette adaptation doit être explicitement prévue par la loi ou le règlement, selon le niveau de la norme concernée. Le législateur se trouverait ainsi dépossédé d’une partie de son pouvoir et les habitants des DOM privés des garanties de bénéficier de règles, même dérogatoires, prévues par les représentants de la Nation.
« […] Ces évolutions marquent une rupture profonde avec la tradition constitutionnelle française et avec un élément décisif du pacte social national dont l’origine remonte à la Révolution. »
Outre qu’il est pour le moins contradictoire, alors qu’on gémit continûment en haut lieu sur l’impératif de simplification du droit, d’introduire de tels dispositifs qui vont conduire le droit applicable à se balkaniser par région, complexifiant l’office du juge, embrouillant le citoyen et insécurisant l’environnement normatif des entreprises, l’inutilité pratique de ces évolutions saute pourtant aux yeux. En effet, la possibilité d’adapter les règles nationales si nécessaire ou de les décliner au cas par cas existe déjà de façon suffisante dans le droit actuel mais appartient – hors outre-mer – à l’État et à ses représentants dans les territoires. Alors que la proximité n’exige nullement le transfert aux collectivités de pouvoirs qui ne peuvent être exercés que sur le mandat de la Nation tout entière, ces évolutions marquent une rupture profonde avec la tradition constitutionnelle française et avec un élément décisif du pacte social national dont l’origine remonte à la Révolution.
De tels dispositifs, quoique puisse prétendre l’exposé des motifs du projet de révision, portent atteinte aux principes d’indivisibilité de la République et d’égalité devant la loi. C’est même d’ailleurs précisément parce que ces innovations funestes sont en contradiction avec ces principes constitutionnels qu’ils nécessitent, pour pouvoir être mis en œuvre, d’être introduits dans notre ordre juridique au niveau de la norme suprême ; une norme constitutionnelle pouvant par construction déroger à une autre.
« La France, loin d’être mieux gouvernée, n’en sera que moins unie.»
Répondant à l’appétit insatiable de compétences des élus locaux et dépourvu de tout recul sur les sottises à la mode quant au primat de la proximité et la sanctification des pouvoirs décentralisés, le Gouvernement porte ici, probablement sans même s’en rendre compte, un nouveau coup aux institutions républicaines. Car les collectivités locales se saisiront avec bonheur des reliques abandonnées par l’État. Leur légitimité à « quasi-légiférer » servira de fondement à leurs futures exigences pour toujours plus de compétences et toujours moins de contraintes. La France, loin d’être mieux gouvernée, n’en sera que moins unie.
Ce projet de révision, en apparence bénin et presque ridicule, est donc dangereux. La République française doit sa force et la solidité de son pacte social à l’idée singulièrement puissante dont la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen a immortalisée la formule selon laquelle « la loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Si le citoyen français appartient à une collectivité solidaire, c’est aussi parce que le cadre institutionnel et juridique dans lequel il vit est, presque en totalité, le même à Paris, à Bourges, à Corte et même à Fort-de-France. Céder aux aspirations des élus à tailler leur fief non plus seulement dans la force d’une clientèle locale mais dans le marbre du droit, c’est préparer l’affaiblissement progressif non seulement de la puissance d’agir de l’État au service de l’intérêt général, mais aussi de ce qui nous relie à nos compatriotes. La décentralisation, si elle a organisé avec succès l’inefficacité de l’action publique dans les territoires, a pour le moment eu peu d’impact sur la conscience nationale tant les réflexes unitaires demeurent puissants en France. Ils faut s’en féliciter. Ces évolutions risqueraient quant à elles d’ouvrir un nouveau chapitre, lourd de menaces, dans l’histoire de nos renoncements. Tous ceux qui accordent du prix au modèle républicain doivent refuser cette pente qui pourrait conduire un jour, qui sait, au fédéralisme et à l’éclatement.