La “troisième voie” européenne ? Sur la conférence prononcée par Elizabeth Roudinesco à l’ENS

Elisabeth Roudinesco lors de la conférence donnée à l’ENS. © Lola Salem / Groupe d’Études Géopolitiques

Sur la conférence prononcée par Elisabeth Roudinesco le 22 mars à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, dans le cadre du cycle « Une certaine idée de l’Europe », proposé par le Groupe d’études géopolitiques.


« Un bonheur tragique » – c’est par cette formule, à trop aisément qualifier d’oxymore, qu’Elisabeth Roudinesco résumait son « idée de l’Europe » le 22 mars à l’ENS. Lors de la deuxième conférence du cycle « Une certaine idée de l’Europe », l’historienne de la psychanalyse tenta d’extraire l’essence d’un inconscient européen, par lequel bien des choses ont enfanté leur contraire. A propos, elle parla de bonheur et de tragédie. Le bonheur comme révolution de l’intime, phénomène urbain du 19ème siècle européen. La tragédie comme art et comme pulsion, de destruction et de mort. Deux « états » qui, liés fatalement, inscrivent une continuité dans l’histoire récente du continent. Comme si la recherche d’un bonheur collectif européen était chaque fois vouée à l’hubris. On songe à la phrase d’Albert Camus : « Bonheur tragique. Et quand il cesse d’être tragique c’est autre chose et l’être se jette à nouveau à la recherche du tragique ». Prise en étau entre « le cauchemar de Bruxelles » et le populisme identitaire, l’Europe d’aujourd’hui doit s’extirper d’un péril qui allie nostalgies de l’hier et angoisses de demain. Le chemin peut être celui d’une « troisième voie », touchant un équilibre entre le désir d’affirmation des États nations et l’idée commune qu’ils se feront de l’Europe.

Bruxelles contre Populismes

Elisabeth Roudinesco lors de la conférence donnée à l’ENS. © Lola Salem / Groupe d’Études Géopolitiques

En face de ce qu’elle décrit comme une « Europe de cauchemar sortie des directives de Bruxelles », Elisabeth Roudinesco affirme que la vague « populiste » qui traverse le continent n’est pas, à proprement dit, anti-européenne. Elle arrive avec la même puissance qu’un refoulement, contre la dégénérescence de l’Europe telle qu’elle va et qui nous rattrape fatalement : « l’Europe du marché strictement financière, anonyme, vouée aux facettes d’une perte d’identité, d’une dissolution des frontières, d’une exploitation sauvage des pauvres par les riches et d’une expropriation par un capitalisme fou de toutes les cultures traditionnelles ». Mais, si cette Europe là est coupable de favoriser la naissance de théories dangereuses et angoissantes comme celle du « grand remplacement », le populisme identitaire qui s’en nourrit ne serait pas non plus en reste. Elisabeth Roudinesco les renvoie, l’un et l’autre, dos à dos. Le populisme identitaire n’est pas, selon Roudinesco, une vraie révolte populaire. Il porte en lui les marques d’une dérive similaire à celle du mouvement qu’il combat, soit l’uniformisation véhiculée par la radicalité de vues simplistes. Ce populisme qui substitue le « peuple » à l’individu, la « foule » aux élites et aux institutions intermédiaires, est celui de l’anti-intellectualisme. Nourri de contradictions et d’angoisses, il déferle en « masse » sur les réseaux sociaux et se réclame d’une démocratie « directe », tout en plébiscitant une figure du chef.

“Le populisme identitaire n’est pas, selon Roudinesco, une vraie révolte populaire. Il porte en lui les marques d’une dérive similaire à celle du mouvement qu’il combat, soit l’uniformisation véhiculée par la radicalité de vues simplistes.”

A travers la lutte stérile qui oppose un populisme « ethnique » à l’Europe des élites mondialisées, on parviendrait à comprendre que le « bonheur tragique » naît de ces différentes « idées de l’Europe ». Roudinesco nous amène à reconnaître que l’histoire du continent pourrait s’inscrire dans la dualité parfaite du blanc et du noir, de l’ange et du démon, tant il est parvenu à faire naître de puissants mouvements de révolte contre ceux-là même qu’il avait engendré. Contre la démocratie et la république, les totalitarismes. Contre les droits humains, la colonisation. Contre le capitalisme libéral, le socialisme. Contre les lumières, le romantisme. Contre la raison, la foi. Contre l’Europe des populistes, celle de « Bruxelles ». La succession des bonheurs et des peines fait de l’Europe une terre de nostalgie. Un commun naît de la conscience de notre propre contingence, selon l’axiome de Steiner, ou de la « mortelle condition » de nos civilisations, d’après l’appel de Valéry. Nostalgie de l’hier, celle de Zweig et du « monde de la sécurité » (Le Monde d’hier), celle de Chateaubriand (Les Mémoires d’outre-tombe), ou celle de la « Recherche » de Proust. Angoisses de demain.

L’Europe d’aujourd’hui serait de nouveau peuplée par des sociétés dépressives et angoissées, s’éloignant d’une conception « révolutionnaire » du bonheur incarnée par les grandes figures de l’espoir, de la patrie et de l’héroïsme. Paradoxalement, si la question du bonheur est omniprésente dans les sociétés européennes, elle aurait finalement disparue. Car cette recherche là, tournée vers la « haine de la parole » et le repli sur soi, promet un bonheur « thérapeutique » qui n’a rien à voir avec l’idée du salut collectif que véhiculait le projet de paix perpétuelle Kantien. Il est même dangereux pour la création d’un commun européen car il conforterait une « hystérisation des identités », dérivant vers la préférence autocratique au détriment d’un idéal démocratique en Europe. La liberté serait devenue ennuyeuse, tandis que l’autorité, associée facticement à la puissance, s’imposerait en garante d’une sécurité, devenue la grande question politique, comme elle essaime à travers le monde et porte au pouvoir des « hommes forts » : Trump aux États-Unis, Poutine en Russie, Al-Sissi en fossoyeur de la révolution démocratique d’Égypte.

“L’Europe d’aujourd’hui serait de nouveau peuplées par des sociétés dépressives et angoissées, s’éloignant d’une conception « révolutionnaire » du bonheur incarnée par les grandes figures de l’espoir, de la patrie et de l’héroïsme.”

Au cœur de la rupture entre les « élites » et le « peuple », les premières méprisant les élans sentimentaux et irrationnels du second, existe une rancœur. Elisabeth Roudinesco parle de celle du « peuple » répudiant une élite qui ne se préoccuperait plus de lui, s’accommodant tout à fait du nomadisme mondialisé, du « bonheur thérapeutique » et du multilinguisme. C’est dans cette rancœur que vient se risquer une nostalgie érigée en programme, promettant le retour d’un état fort structurant la nation souveraine. Le populisme ethnique d’aujourd’hui véhicule l’idée d’un continent en danger, qui ne pourrait assimiler à ses valeurs les migrants venus d’Afrique et du Moyen-Orient, et qui les rejette donc, au nom d’une « conservation » culturelle et ethnique. Là réside, selon Roudinesco, la grande menace, « car il ne faut jamais oublier que l’entrée dans une guerre est dans l’inconscient collectif des peuples une réponse à un fantasme du déclin de la nation ». Stephan Zweig est abondamment cité, comme pour interpeller l’élite contemporaine qui ne voit pas « les signes de feu inscrits sur les murs », au risque de prendre conscience, « des années plus tard, que les fondations étaient depuis longtemps sapées ».

Elisabeth Roudinesco lors de la conférence donnée à l’ENS. © Lola Salem / Groupe d’Études Géopolitiques

Vers la « troisième voie »

Peut-on se dérober à l’éternel retour qui enferme notre continent dans le remous de sentiments contraires ? Elisabeth Roudinesco présente comme une vérité ce qui n’est pourtant qu’une trame historique, à savoir que pour construire une « autre Europe », il faille toujours « défaire » la précédente. Sans doute. Mais si dans le bocal de notre bonheur tragique, il y a toujours eu une Europe contre une autre Europe, il serait juste de partir à la recherche d’un « Neutre » européen, non pas comme image plate et déprimée, mais comme valeur forte et active, au sens que lui prêtait Roland Barthes.

L’affrontement de l’Europe de Bruxelles et du « populisme » ethnique, du fédéralisme et du souverainisme isolationniste, ne doit pas nous égarer. Si l’on comprend bien Elisabeth Roudinesco, il faudrait s’extraire de l’un et de l’autre, en avançant avec ce que nous savons, vers une « troisième voie » qui préserverait la diversité culturelle des nations européennes et la part de souveraineté qui y est attachée, contre les forces « harmonisantes » du marché. Les frontières physiques peuvent disparaître, mais les frontières culturelles ne se dissoudront pas aussi facilement. De même que ces frontières font la richesse de l’Europe, elles semblent aussi un préalable à la poursuite de son bonheur. Chaque identité renferme un désir d’affirmation propre et réclame légitimement de poursuivre la quête de son autonomie. Consciente de cela, l’habileté historique et politique consisterait à éviter leur hystérisation, dans une Europe des nations solidaires, débarrassée des lubies de l’uniformisation.

Chaque identité renferme un désir d’affirmation propre et réclame légitimement de poursuivre la quête de son autonomie. Consciente de cela, l’habileté historique et politique consisterait à éviter leur hystérisation, dans une Europe des nations solidaires, débarrassée des lubies de l’uniformisation.”

La troisième voie, l’équilibre heureux ou le chemin d’un « Neutre » Européen, serait-elle à trouver dans la pensée freudienne, dont se réclame abondamment Roudinesco ? Une pensée des « lumières sombres », qui prétend réconcilier la primauté des sentiments, de la nature et de l’intime, avec l’importance de la volonté et de la raison. Cette pensée se retrouve dans la personne même de Freud, à la fois juif, athée, universaliste et de culture allemande. Chez cet individu, fidèle à plusieurs identités et qui porte sur lui la dignité, on peut trouver un idéal de l’européen. Et peut être, aussi, une « idée de l’Europe », qui répondrait par la culture à ses pulsions de mort. «Merht licht », dit Goethe en expirant. Toujours, plus de lumière.

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