« La ville de demain s’inventera aussi à la marge » – Entretien avec Stéphane Juguet

Curieusement, l’information a fait peu de bruit, pourtant elle pose la question de l’intérêt général. Alors que le groupe Caisse des dépôts (CDC) avait annoncé l’implantation à horizon 2025 d’un campus de 3 000 collaborateurs dans la Zac Ivry-Confluences à Ivry-sur-Seine, sa direction a finalement renoncé à ce projet. En cause : la fronde et la campagne méprisante à l’égard de de la ville du Val-de-Marne menées par le syndicat Unsa-CDC. Si l’opération immobilière de 50 000 m2 est maintenue (les travaux ont débuté), le siège de la Caisse des dépôts investira un nouveau site à proximité de la gare d’Austerlitz. Pour mieux comprendre la difficulté à donner corps à de nouvelles polarités en termes d’aménagement urbain, rencontre avec l’anthropologue et prospectiviste Stéphane Juguet, spécialiste de la concertation de rue dans les quartiers dits difficiles, un expert qui s’applique à pratiquer sa discipline en réduisant la distance avec son sujet d’étude, c’est-à-dire à hauteur de trottoir, en contrechamp des visions surplombantes des plans d’urbanisme. Entretien réalisé par Nicolas Guillon.

LVSL – Depuis près de vingt ans, vous conduisez avec votre équipe des missions de concertation particulièrement originales dans leur forme. Vos multiples interventions dans des territoires trop souvent regardés avec condescendance font de vous un observateur privilégié de nos villes. Pouvez-vous tout d’abord expliquer en quelques mots votre méthode de travail ?

Stéphane Juguet – Considérant que la pratique de la concertation, telle que nous la connaissons le plus souvent, c’est-à-dire institutionnalisée, enfermée dans un cadre, lui fait perdre tout son sens, nous lui faisons prendre l’air de la rue, le lieu républicain par excellence, où s’exprime la citoyenneté et où se font jour les vulnérabilités. Le collectif de l’agence What Time Is I.T., que j’ai créée en 2004, regroupe des chercheurs en sciences humaines, des prospectivistes, des designers et des artisans-prototypistes. Car pour que les idées des citoyens ne restent pas des paroles en l’air, nous les incarnons dans la matière et la mise en scène par le biais d’installations transgressives. C’est pourquoi au terme concertation nous préférons ce néologisme de notre invention : « concert’action ». Concerter la rue revient à sonder les imaginaires, lesquels nous constituent en tant qu’êtres humains. Or il est venu le temps de déconfiner les imaginaires. Mais ce n’est pas dans une réunion publique, dont on a pris soin de gommer toute controverse, et dans laquelle on voit toujours les mêmes, qui est en mesure d’opérer ce déconfinement. En revanche, organiser une block party dans la cité Charles-Hermite, Porte de la Chapelle, après le démantèlement de la colline du crack, c’est au contraire créer les conditions d’un dialogue plus sincère dans lequel se dira peut-être ce qui ne se dira jamais dans une réunion publique. Et de ce dialogue dépend en partie la préservation de notre pacte républicain, dont il ne faut pas avoir peur de dire qu’il est danger.

LVSL – Actuellement, vous intervenez également à Ivry-sur-Seine, dans la Zac Ivry-Confluences, où le projet de campus de la Caisse des dépôts a finalement été abandonné…

S.J. – Je ne dénonce personne mais nous avons là un acteur central de la fabrique urbaine dont le cœur de métier est précisément le développement des territoires. Ce campus aurait été une vitrine extraordinaire pour la Caisse des dépôts par le message envoyé. Mais c’est surtout le peu de bruit fait autour de cette affaire qui m’interpelle, le peu de réactions qu’elle a suscitées. Le silence de l’État est particulièrement pesant car il en va de l’intérêt général. Celui-ci serait-il devenu moins mobilisateur, moins désirable ? En tous cas, il se rétracte, ce qui dit le degré de fragilité de notre pacte républicain.

« La question qui nous est posée est celle de la localisation des projets d’intérêt général, lesquels ont aujourd’hui vocation à investir les marges urbaines. »

Que vient faire ici l’intérêt privé de quelques-uns pour qui apparemment Ivry-sur-Seine n’est pas assez bien ? Ces considérations ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. Sans parler du mépris de classe ! Au-delà du cas d’Ivry, la question qui nous est posée est celle de la localisation des projets d’intérêt général, lesquels ont aujourd’hui vocation à investir les marges urbaines. Je suis convaincu que la ville de demain s’inventera aussi à la marge, Porte de la Chapelle ou à Ivry-sur-Seine. J’assume cette position radicale fondée sur des années d’expérience de terrain. 

LVSL – Vous n’ignorez pas que les marges urbaines ont historiquement été conçues comme des espaces de relégation où l’on repousse ce qu’on ne veut pas voir. Que proposez-vous pour inverser les codes ?

S.J. – Dans cette période de grande incertitude, il est important de renouer avec le désir de faire société et d’en trouver les ressorts. Dans notre mission sur la Zac Gare des Mines-Fillettes, par exemple, nous voyons clairement que l’urbanisme transitoire que nous y avons déployé a créé le début d’une appétence chez les habitants. Les fondamentaux sont là si tant est qu’on ait l’ambition de remettre la République dans la place. Je voudrais d’ailleurs profiter de cette tribune pour saluer nos interlocuteurs de Paris Métropole Aménagement qui sont à notre écoute et font même preuve d’un certain courage dans leur accompagnement de notre travail.

Comment saisir l’opportunité que nous offre Paris 2024 pour créer des polarités urbaines et pas juste des équipements au service de la gentrification ? Cela sous-tend de faire confiance à l’ingéniosité populaire. Avec les années, la norme a fini par devenir l’idéologie de la ville. Or, nous l’avons vu avec la crise sanitaire, la norme est par définition incapable de s’ajuster quand cela est nécessaire. Lorsque le virus est venu s’inviter à notre table, nous n’avons pas su l’accueillir et la seule solution trouvée par les autorités pour éviter la catastrophe fut le confinement, une mesure moyenâgeuse. Cette verticalité du pouvoir est l’aveu que nous ne faisons plus confiance à l’ingéniosité populaire. Nous voulons tout maîtriser alors qu’une ville bien gérée serait précisément celle qui saurait lâcher prise sans perdre la maîtrise. Dans les secteurs classés par notre administration « zone de sécurité prioritaire », que l’on a jugé pertinent de truffer de caméras de vidéosurveillance, c’est un peu le bazar, certes, mais cette ville-là a au moins le mérite de mettre tous nos sens en éveil, jusqu’à presque les dérégler. Contrairement aux apparences, ce n’est pas pour autant qu’y règne l’anarchie, juste un mouvement brownien, dans lequel chacun a appris à s’ajuster en temps réel. L’innovation ne va pas toujours se nicher dans les start-up.

LVSL – Si l’on comprend bien, la ville du futur ne saurait s’en remettre aux algorithmes ? 

S.J. – Nous sommes entrés dans un monde computationnel, marqué par une digitalisation croissante des pratiques. S’il n’est pas question ici de remettre en cause ces avancées technologiques indiscutables, la ville ne saurait pour autant se réduire à sa matrice numérique. Nos villes sont devenues au fil des ans standardisées, la cité s’est progressivement « photoshopée ». L’avantage du numérique c’est qu’il est réplicable à l’infini. L’inconvénient c’est qu’il nous ramène toujours à un modèle économique. De ce fait, la fabrication de la ville est de plus en plus déléguée au privé.

« Nos villes sont devenues au fil des ans standardisées, la cité s’est progressivement  “photoshopée” .»

Nos villes seront demain, qu’on le veuille ou non, cosmopolites. Rendons-les donc hospitalières plutôt que de les homogénéiser. Sortons de nos tableaux Excel pour réinjecter de la surprise dans nos quartiers gentrifiés, quittons cette lecture froide de l’urbanisme guidée par des critères trop raisonnables. Faisons de la place à la transgression pour mieux affronter la dureté de certains quartiers. Militons pour une fabrique urbaine néo-situationniste, pour un nouveau genre de pop city : productive, originale et populaire. Le citoyen a, bien sûr, son rôle à tenir, il n’a pas le droit de lâcher l’affaire et de s’en remettre à une gouvernance qui se résumerait à peu de choses près à cette formule : « Ne vous inquiétez pas, on s’occupe du reste ». Car lâcher l’affaire reviendrait à abandonner la condition d’être politique, ce serait s’exposer à finir comme des pantins et faire le lit de l’autoritarisme.