L’Afghanistan, paradis des sociétés militaires privées

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Imprévisible, la victoire éclair des talibans ? Plusieurs quotidiens français se sont émus de la faible résistance qu’ont rencontré les talibans – et ce, malgré les centaines de milliards de dollars dépensés par les États-Unis dans le pays pour construire un État central fort. Une analyse des bénéficiaires de ces sommes colossales permet de comprendre ce paradoxe apparent. Le Pentagone a en effet sous-traité à de nombreux contractants privés ses opérations militaires, au point que l’Afghanistan est devenu un emblème du phénomène de privatisation des armées. Cette logique de sous-traitance, soutenue par de puissants acteurs du complexe militaro-industriel, offre un élément permettant de comprendre pourquoi les États-Unis laissent derrière eux un « État failli » après deux décennies d’occupation.

Dyncorp, Kellogg Brown and Root (KBR), Military Professional Resources Inc. (MPRI), etc. L’Afghanistan est progressivement devenu un carrefour commercial pour les compagnies privées. Les sociétés militaires privées ont rempli le rôle traditionnellement dévolu à l’appareil de sécurité national (armée, police, services secrets etc.). Leur utilisation facilitée s’explique par l’ancrage dont elles disposent dans ce qu’on appelle les « États faillis. » Ces derniers ne peuvent de fait garantir les besoins fondamentaux de leur population, comme la santé, la sécurité, l’éducation, etc. Au sein de ces pays, les structures fondamentales ne peuvent s’acquitter de leurs fonctions premières. L’Afghanistan offre, à bien des égards, un exemple de faillite de son État. L’histoire du pays est marquée par une succession de guerres ethniques qui soulignent son incapacité à former une structure unificatrice et stable sur l’ensemble du territoire.

NDLR : pour une mise en perspective de la croissance des sociétés militaires privées, lire sur LVSL l’article du même auteur : « La guerre à l’heure du néolibéralisme »

L’Afghanistan devient au début du XXIe siècle une zone de convoitise pour les entrepreneurs privés. La politologue Béatrice Hibou illustre ce phénomène en montrant que « la privatisation de la violence révèle l’incapacité de l’État à financer des dépenses pourtant jugées nécessaires.1 » Pourtant, comme elle le fait remarquer, ces compagnies ne vont pas forcément remettre en cause la souveraineté des États. Au contraire, elles fonctionnent en collaboration étroite avec les plus hautes sphères gouvernementales sans lesquelles il leur serait difficile d’agir.

« On n’envahit pas les pays pauvres pour les rendre riches. On n’envahit pas les pays autoritaires pour les rendre démocratiques. Nous envahissons des pays violents pour les rendre pacifiques et nous avons clairement échoué en Afghanistan »

 — James Dobbins, ancien diplomate américain.

Les missions de ces contractants ne peuvent être résumées aux seules questions militaires et sécuritaires. Entraînement des forces locales, transport, construction, etc. : en Afghanistan, les marchés de la logistique et de la maintenance font travailler des contractants dans davantage de domaines que ceux strictement dédiés aux enjeux de sécurité. Le néo-mercenariat  – compris comme la nouvelle forme managériale qu’a pris cette activité depuis les années 90 – a permis une augmentation radicale des activités de ces firmes. La société DynCorp a rempilé en 2017 pour répondre à des contrats d’entraînement des forces de police et de l’armée afghanes. Ces sociétés se sont immiscées au cœur des missions principales de l’État afghan, ce qui explique aussi en partie pourquoi ce dernier n’a jamais réussi à devenir autonome et à assurer pleinement le fonctionnement de ses structures régaliennes.

Une intervention étrangère improvisée et amateur

À l’orée du XXIe siècle, industriels et think-tanks néoconservateurs poussaient depuis des années pour obtenir une intervention armée du gouvernement américain. L’opération lancée en octobre 2001, mal planifiée, a pourtant été conduite sans une quelconque forme de recul sur la situation locale. Les talibans ont bien été délogés en quelques semaines, pour autant qu’en serait-il de l’après ? Cette question clef départ a constitué un impensé crucial de l’intervention.

Si l’opération avait officiellement pour mission de retrouver Oussama Ben Laden, la question pétrolière sous-tendait officieusement l’intervention. L’acheminement des hydrocarbures de la mer Caspienne aurait permis aux Américains de gagner en autonomie vis-à-vis des pays de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). À la fois motivés par des considérations sécuritaires et financières, il leur fallait consolider des bases et un État stable au sein duquel ils pourraient mener leurs activités. 

« Qu’essayions-nous de faire ici ? Nous n’avions pas la moindre idée de ce que nous entreprenions » Douglas Lute, responsable pour l’Irak et l’Afghanistan au Conseil de sécurité national (2007-2014).

Les choix stratégiques et politiques de l’implantation américaine ont rapidement révélé une méconnaissance profonde de l’histoire de l’Afghanistan. Douglas Lute, responsable pour l’Irak et l’Afghanistan au Conseil de sécurité national entre 2007 et 2014 a résumé cette intervention par ce simple aveu d’échec : « Qu’essayions-nous de faire ici ? Nous n’avions pas la moindre idée de ce que nous entreprenions.3 »

Leur volonté d’implanter un gouvernement afghan stable autour de figures controversées comme Hamid Karzai, présenté par ses opposants comme une marionnette de l’étranger, a rapidement conduit à l’échec. Non-prise en compte de la réalité multi-ethnique de cet État historiquement balkanisé, soutien à un gouvernement corrompu disposant d’un pouvoir limité en dehors de la capitale, volonté de ne pas inclure les talibans aux négociations post-intervention… Si les Américains ont l’intervention facile, mettre en œuvre les conditions nécessaires à leur départ est moins simple.

Un gouffre financier considérable

Afin de sécuriser leurs activités sur le sol afghan et de combattre au mieux les talibans, les Américains ont déversé des sommes astronomiques dans cette guerre de position. En 2019, le Pentagone avait estimé le coût des opérations américaines en Afghanistan à seulement 766 milliards de dollars depuis 2001. Pourtant un article de l’institut Watson, sorti récemment, considère que le coût total de la guerre en Afghanistan pour les États-Unis atteindrait plus de 2 000 milliards de dollars, ce qui comprend les opérations en Afghanistan et au Pakistan. La plupart de ces coûts gonflés sont dus aux paiements de sous-traitants militaires. Le département de la Défense a dépensé sans compter et sans contrôler vers qui étaient acheminées ces sommes4.

La corruption et le clientélisme se sont dangereusement développés dans le pays. Elles ont été favorisées par la stratégie de sous-traitance des gouvernements américain et britannique. Cette externalisation visant à confier des sommes démesurées à des compagnies privées ou des groupements locaux d’insurgés a participé de l’alimentation de la corruption sur le sol afghan. Face aux logiques corruptrices des forces étrangères qui ont fini par s’extraire du respect dû aux institutions, les talibans ont finalement représenté le droit pour de nombreux Afghans. 

« L’ampleur de la corruption était le résultat involontaire de l’inondation de la zone de guerre avec beaucoup plus de contrats d’aide et de défense que l’Afghanistan appauvri ne pourrait en absorber. » (The Afghanistan Papers)

Le Washington Post a consacré en 2019 un dossier complet de plusieurs milliers de pages sur la guerre en Afghanistan en dévoilant des témoignages de hauts gradés de l’armée, politiques et contractants sur la réalité de la gestion de l’intervention. On y découvre une intervention américaine assez peu préparée, des soldats qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils doivent faire et surtout une prise de conscience rapide que le conflit est amené à durer. Mais plus encore, on se rend compte dans cette enquête des sommes colossales qui ont été mises sur la table et qui étaient distribuées à des groupements ou personnes qui semblaient pouvoir être utiles pour vaincre les talibans. Washington aurait ainsi toléré les pires contrevenants, qu’ils soient seigneurs de guerre, trafiquants de drogue ou entrepreneurs dans le secteur de la défense. Le plus impressionnant étant la capacité de corruption endémique du gouvernement afghan ou de ses prétendus alliés.

Le journaliste Craig Whitlock écrit : « L’ampleur de la corruption était le résultat involontaire de l’inondation de la zone de guerre avec beaucoup plus de contrats d’aide et de défense que l’Afghanistan appauvri ne pourrait en absorber. Il y a eu tellement d’excès, financés par les contribuables américains, que les opportunités de la corruption et la fraude sont devenues presque illimitées, selon les entretiens. » 

Pour résumer le problème de cette corruption institutionnalisée au sein du gouvernement Karzai, Christophe Kalenda, un ancien colonel déployé en Afghanistan, déclarait simplement : « La petite corruption est comme le cancer de la peau ; il existe des moyens de gérer cela et vous irez probablement très bien. La corruption au sein des ministères, au niveau supérieur, est comme le cancer du côlon ; c’est pire, mais si vous le traitez à temps, vous allez probablement bien. La kleptocratie, cependant, est comme le cancer du cerveau ; c’est fatal. »

Le gouvernement d’Ashraf Ghani, élu en 2014 avec la promesse d’en finir avec les scandales de corruption, n’a finalement pas réussi à enrayer les dynamiques à l’œuvre. Un an après son arrivée au pouvoir, Transparency International a rétrogradé l’Afghanistan sur son indice de corruption, classant le pays troisième à partir du bas, devant la Somalie et la Corée du Nord.

Les États-Unis ont cependant fini par voir d’un mauvais œil les pratiques du gouvernement afghan et ont commencé à réduire leurs aides. En septembre 2019, le chef de la diplomatie américaine Mike Pompeo avait accusé le gouvernement afghan de laxisme et d’inefficacité dans la lutte contre la corruption, avant d’annoncer le retrait de plus de 160 millions de dollars d’aide directe.

« Gert Berthold, un juriscomptable qui a servi dans un groupe de travail militaire en Afghanistan au plus fort de la guerre, de 2010 à 2012, a analysé plus de 3 000 contrats du département de la Défense d’une valeur de 106 milliards de dollars pour voir qui en bénéficiait » (The Afghanistan Papers “Consumed by corruption”). La conclusion qu’il en tire est qu’environ 40 % de cet argent a fini dans les proches d’insurgés, syndicats criminels ou de fonctionnaires afghans corrompus.

L’externalisation sans contrôles a donc amplifié une situation de tension dans le pays. D’autant plus que les compagnies privées opérant sur le sol afghan n’avaient rien à gagner d’une résolution pacifique des conflits. Ces compagnies vivent de la guerre, la fin prématurée d’un conflit n’est pour elles qu’une perte d’activité lucrative. Plusieurs grandes sociétés américaines ont d’ailleurs capté la majeure partie des fonds affectés par l’OTAN et initialement destinés à l’armée nationale afghane (ANA). Des sommes censées apporter un soutien financier aux forces et institutions de sécurité afghanes. Ces compagnies se sont regroupées au sein de la Private Security Companies of Afghanistan qui rassemble entre autres : « Xe » (Blackwater), DynCorp, Military Professional Resources Inc. (MPRI) et Kellogg Brown and Root (KBR)5. Cette décision de déléguer la dimension sécuritaire à des groupements privés notamment pour entraîner et organiser l’armée régulière afghane a empêché cette dernière de se structurer. L’externalisation à outrance a fatalement empêché l’État d’ancrer son autorité. 

Un État gangrené par les sociétés militaires privées 

Avant l’Irak, l’Afghanistan a constitué un laboratoire de la privatisation des armées poussée à son paroxysme. Selon une étude de l’Institut Watson sortie l’année dernière concernant les interventions en Afghanistan et en Irak, au cours de la période 2001-2019, 62 % des contrats (en dollars) du DOD (Departement Of Defense) concernaient des services, y compris principalement le soutien aux installations, ainsi que l’ingénierie, l’administration de bureau, les télécommunications, les services de location pour les véhicules et les bâtiments, et divers autres services divers4. Contrairement aux fantasmes que suscite le sujet, la délégation des questions purement militaires n’a concerné qu’une infime partie de l’activité de ces contractants en Afghanistan.

Le nombre de contractants américains a explosé ces dernières années au Moyen-Orient, bouleversant le ratio avec les forces de l’armée régulière. En 2019, on pouvait même recenser dans cette région du monde 53 000 contractants américains pour seulement 35 000 soldats de l’armée régulière

Le recours à ces sociétés privées n’a cessé de s’accroître au fil de la guerre sous la pression de la frange néoconservatrice américaine. « Selon le rapport 2019 du Congressional Research Service (CRS) Department of Niveaux d’entrepreneurs et de troupes de la Défense en Afghanistan et en Irak : 2007-2018, ces dernières années la présence d’entrepreneurs en Afghanistan et en Irak représentait souvent plus de 50 pour cent de la présence totale du DoD dans le pays ». Un roulement s’est progressivement institué avec l’armée régulière. Pour des raisons financières et symboliques, les États-Unis ont décidé d’externaliser en partie leur présence dans les zones de guerre dont ils souhaitent s’extraire.

Le nombre de contractants américains a explosé ces dernières années au Moyen-Orient, bouleversant le ratio avec les forces de l’armée régulière. En 2019, on pouvait même recenser dans cette région du monde 53 000 contractants américains pour seulement 35 000 soldats de l’armée régulière4. Et le cas afghan a été une des illustrations les plus flagrantes de ce phénomène.

La fonction symbolique du soldat auxiliaire a permis aux États-Unis de minorer ses pertes en zone de guerre en passant sous silence la mort des contractants. À la fin de l’année 2019, on recense la mort de 3 814 entrepreneurs en Afghanistan contre environ 2 300 soldats. Le bilan lourd de part et d’autre aurait donc pu être d’autant plus catastrophique pour le gouvernement.

Après une courte réduction d’effectifs sous Obama, on constate une accentuation du recours aux contractants sous la présidence Trump. Ce dernier, lié à des dirigeants de grandes sociétés privées comme Erik Prince – qui a défendu à de nombreuses reprises une privatisation de la guerre en Afghanistan6, a fait accroître considérablement leur nombre au cours de son mandat. Au total on pouvait comptabiliser en octobre 2020 près de 18 000 contractants en Afghanistan, comprenant 6000 américains et 7 000 ressortissants de pays tiers, selon un organisme de surveillance du gouvernement américain.

Des sociétés hors de contrôle 

La mauvaise réputation des ces contractants a souvent permis d’alimenter le discours anti-Occident des talibans. L’impunité dans laquelle il leur est arrivé de fonctionner au cœur de la guerre a été constamment critiquée sans être remise en cause.

Les multiples bavures commises par des contractants de sociétés militaires privées en Afghanistan sont pour la plupart restées sans suite. Ainsi, le 5 mai 2009, quatre hommes de Blackwater (sous couvert d’une société appelée Paravant) tiraient sur une voiture, causant un mort et quatre blessés. Aucune raison tangible n’a permis de justifier cet acte inqualifiable, et malgré tout le gouvernement afghan s’est retrouvé réduit à l’impuissance – ce qui a permis aux talibans d’exploiter cette tragédie.

On peut lire dans un rapport de l’Office des Nations unies contre les drogues et le crime : « En Afghanistan, le ministère de l’Intérieur avait mis en place en 2008 une procédure d’enregistrement et d’agrément pour les sociétés militaires privées opérant dans les limites du territoire afghan. Les autorités afghanes avaient souhaité établir des règles contraignantes et disposer d’un droit de regard pour clarifier l’organisation interne et connaître les hauts responsables de ces sociétés.7 » Pourtant, comme le montre Ilyasse Rassouli, ce qui ressemblait plus à un droit de regard qu’à une règle réellement contraignante n’a finalement été suivi d’aucun acte concret, du fait qu’il n’existait aucun mécanisme d’enregistrement des plaintes et de sanctions. Les États-Unis ne le désirant pas plus que les compagnies elles-mêmes.

Les choses auraient pourtant dû aller plus loin quelques années après, suite à de nombreuses dérives de compagnies. Comme l’analyse un article du Monde diplomatique : « Le Président afghan Hamid Karzaï avait émis un décret en août 2010 pour que toutes les sociétés militaires privées présentes en Afghanistan cessent leur activité à la fin de l’année. Par l’intermédiaire du commandant en chef des forces américaines, le général Petraeus, les États-Unis ont réussi à court-circuiter cette décision et ont négocié avec le pouvoir afghan des dérogations pour les sociétés militaires privées américaines.7 »

Mais si les sociétés étrangères sont mises en lumière, il ne faut pourtant pas oblitérer le poids des compagnies privées afghanes. Plus soucieuses des règles et souvent liées étroitement au pouvoir en place, ces compagnies n’en ont pas moins comblé le déficit de structures étatiques du pouvoir central. On pourra citer parmi les plus importantes : Asia Security Group (contrôlé par Hashmat Karzaï, cousin du président), NLC Holdings (fondée par le fils de Rahim Wardak, ministre de la Défense), Sherzai (un des plus anciens soutiens de Karzaï), Watan Risk Management (propriété des frères Popal, autres cousins de Karzaï), ou encore Commando Security aux mains du commandant Ruhullah, un seigneur de guerre étroitement lié au gouvernement et qui escorte les convois américains entre Kandahar et la province d’Helmand. (Libération, 23 août 2010). Ces organisations ont pour la plupart bénéficié de la manne d’argent déversée par les Américains en Afghanistan.

La mise en place d’un système d’extorsion organisé

En s’intéressant à la question du financement des talibans, nombreux sont ceux qui ont pointé les investissements provenant de pays étrangers,  la question du commerce de l’opium ou l’utilisation de ressources propres au pays sur les territoires occupés. Pourtant un point a souvent échappé à cette grille d’analyse : le rançonnage des activités de compagnies étrangères sur le sol afghan. Si le trafic de l’opium ne leur rapporte que 10 à 15% de leurs revenus selon un rapport de 2009, la majeure partie des sommes est en fait prélevée localement8.

Plus on « reconstruit » l’Afghanistan, et plus les talibans s’enrichissent. » 

Laisser-faire ou connivence, pour assurer la sécurité de certaines routes ou de chantiers, certaines compagnies ont dû s’assurer l’accord des talibans en échange de modiques sommes. Faire appel aux talibans pour protéger ses installations ou tout simplement éviter de se faire attaquer était devenu presque habituel et permettait à des sociétés, qu’elles soient afghanes ou étrangères, de minimiser leurs coûts. Une hypocrisie s’était donc installée alors que des accords naissaient entre ennemis pour des raisons purement économiques. Comme le note le Monde diplomatique en 2010, « Les principales cibles de ce racket sont les militaires américains, ou plus exactement leurs sous-traitants. Chaque mois, six à huit mille convois livrent à quelque deux cents bases le matériel nécessaire à la conduite de la guerre : munitions, essence, matériel de bureau, papier toilette, téléviseurs.9 » Les sociétés militaires privées ne pouvant se permettre de subir attaques après attaques s’étaient donc résolues à subir une extorsion pure et simple pour pérenniser leurs activités.

Mike Hannah, chef de projet pour une entreprise de camionnage appelée Afghan American Army Services, a expliqué, atterré : « Vous payez les habitants des zones locales – certains sont des chefs de guerre, d’autres des politiciens de la police – pour faire passer vos camions. » Les sommes variant selon les différents itinéraires. Pour Hannah, la situation était simple, sans accords financiers ses camions s’exposaient à être attaqués.

Aram Roston journaliste pour le média The Nation ne pourra que constater cette quasi duplicité notamment dans le sud de l’Afghanistan dans les terres les plus hostiles. “Les entreprises de sécurité ne protègent pas vraiment les convois de marchandises militaires américaines ici, car elles ne le peuvent tout simplement pas ; ils ont besoin de la coopération des talibans10” Des sociétés comme Four Horsemen International se sont risquées à tenter d’assurer par eux-mêmes la sécurité de leurs transports, mais après avoir subi de lourdes pertes, ils durent se résoudre à se conformer à ce chantage. Pour les compagnies, s’allier à ceux qu’ils étaient censés combattre devenait tolérable quand il fallait mener à bien leurs activités. 

Les sociétés militaires privées cherchent à embaucher des employés au prix le plus bas possible pour effectuer leurs missions de logistique. Poussés par l’espoir d’obtenir un salaire plus avantageux et un emploi stable, nombreux sont ceux qui vont quitter leur pays d’origine pour se mettre au service de ces compagnies en zone de guerre. Ainsi, des milliers de travailleurs issus de pays pauvres comme les Philippines ou le Népal ont dû fuir en urgence l’Afghanistan après le retrait des troupes américaines. Comme le montre le Los Angeles Times, certains se sont retrouvés coincés à Dubaï en attendant de trouver un moyen de rentrer chez eux. Les clauses assez floues des contrats de ces compagnies leur ont permis de pouvoir se décharger de toute responsabilité vis-à-vis de leurs employés.

Le géant de la construction Fluor, un des plus grands entrepreneurs en Afghanistan, qui a obtenu plus de 3,8 milliards de dollars de la part du ministère de la Défense américain depuis 2015 a utilisé le prétexte de la crise sanitaire pour expliquer la situation. Ainsi malgré le départ progressif des États-Unis, « début juin, 2 491 travailleurs contractuels étrangers restaient dans les bases américaines à travers l’Afghanistan, contre 6 399 en avril, selon les derniers chiffres de l’inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan. » Il était bien moins risqué pour le gouvernement américain d’exposer les contractants plutôt que leurs soldats.

Quid des contractants après le retrait des forces américaines ?

Le général Kenneth McKenzie, chef du Commandement central américain, avait déclaré que les sous-traitants quitteraient le territoire comme le fait l’armée américaine, ce qui est d’ailleurs une condition fixée noir sur blanc dans l’accord de Doha. Ces négociations menées sous la présidence Trump avaient fixé un calendrier pour le retrait de troupes américaines en échange d’un cessez-le-feu et de garanties sécuritaires.

Le jugement de McKenzie sur les contractants posait pourtant certaines questions. Tout d’abord le coût de ce départ. Le département de la Défense américain a conclu en Afghanistan près d’un milliard de contrat avec dix-sept compagnies différentes, des accords souvent convenus sous l’administration Trump. Mais l’échéance de nombre d’entre eux renvoie à 2023 voire au-delà, en cas de départ accéléré, le Pentagone s’expose donc à devoir payer des centaines de millions de dollars ou à faire face à des années de litiges juridiques.

Mais une autre raison pourrait permettre de minimiser ces annonces du départ des Sociétés Privées par le gouvernement Biden. Parmi les sociétés militaires privées présentes sur le sol afghan, nombre d’entre elles ne travaillent pas pour l’armée mais plutôt pour d’autres départements et une série d’organismes privés. On peut ainsi prendre l’exemple de l’Agence américaine pour le développement international ou le département d’État qui retiennent tous les deux des contractants pour les programmes en cours (à l’extérieur de Kaboul), malgré le retrait. Un entrepreneur de Bagram a ironisé en estimant que « McKenzie parlait de sous-traitants américains sur les contrats du DoD, mais pas nécessairement des autres agences ou d’autres nationalités. Il y a beaucoup de « si » et d’exceptions potentielles dans cette ligne de sa part. » La présence américaine par le biais de certaines compagnies n’était donc pas prête de disparaître de ce conflit. Pour autant, avec la reprise du pays par les talibans et le départ des officiels et de nombre de sociétés, les entrepreneurs américains ont dû se conformer à suivre le chemin de l’armée régulière américaine.

Le retrait soudain de certaines compagnies est une des raisons de l’échec rapide de l’armée afghane face aux talibans. En plus du départ des soldats, le retrait du personnel nécessaire et essentiel pour faire fonctionner l’armée de l’air est une des causes fondamentales de cette déroute. En mai déjà, des experts militaires et un rapport de l’inspecteur général du ministère de la Défense tiraient la sonnette d’alarme. Ils estimaient que les forces afghanes ne pourraient pas faire voler les dizaines d’avions de combat, d’avions cargo, d’hélicoptères et de drones de fabrication américaine pendant plus de quelques mois. Sans force aérienne structurée et le personnel adéquat, l’avantage tactique de la force afghane a été rapidement perdu.

Les sociétés militaires privées s’adaptent. Si elles profitent d’une intervention militaire et d’une implantation sur le long terme, elles peuvent également bénéficier du chaos et de l’échec des opérations de pacification. Selon le Wall Street Journal, l’ancien dirigeant de la sulfureuse compagnie Blackwater, Erik Prince, aurait ainsi déclaré qu’il offrait des places dans un avion affrété au départ de Kaboul pour 6 500 $ par personne. Ces tentatives des contractants restent dispersées et compliquées par les talibans et l’armée américaine. Le temps fait défaut et les contractants en profitent pour pallier aux manquements des gouvernements étrangers pour des raisons souvent plus financières qu’humanitaires.

Sources :

[1] Hibou, Béatrice. « Avant-propos », Béatrice Hibou éd., La privatisation des États. Karthala, 1999, pp. 5-9. 

[2] Dr.Rondeaux Candace, Bauer Gregory, Campos Krisanne, “Interview of Ambassador James Dobbin, The Afghanistan Papers”, The Washington Post, Monday, 11 Janvier 2016

[3] Campos Krisanne, Rondeaux Candace, “Interview de Douglas Lutte Assistant du président et conseiller adjoint à la sécurité nationale pour l’Irak et l’Afghanistan, The Afghanistan Papers”,  The Washington Post, 20 Février 2015. 

[4] Peltier, Heidi, “The Growth of the “Camo Economy” and the Commercialization of the Post-9/11 Wars”, Boston University, 30 Juin 2020.

[5] Charlier, Marie-Dominique, “Mercenaires d’Etat en Afghanistan”, Le Monde Diplomatique, Février 2010.

[6] Hasan Mehdi, “Erik Prince de Blackwater: Irak, privatisation des guerres et Trump | Tête à tête”, Youtube Al Jazeera English, 8 Mars 2019.

[7] Ilyasse Rassouli. « Les sociétés militaires privées : acteurs controversés de la sécurité internationale », mémoire soutenu en Science politique à la faculté de Science Po Grenoble, 2014.

[8] UNODC, « Addiction, crime and insurgency : The transnational threat of Afghan opium », Octobre 2010.

[9] Imbert, Louis, “ D’où vient l’argent des talibans ?”,  Le Monde Diplomatique, Septembre 2010.

[10] Roston, Adam, “How the US Funds the Taliban”, The Nation, 11 Novembre 2009.