L’aile gauche démocrate, dernière chance pour le plan d’investissements ?

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Depuis plusieurs semaines, le Congrès est en ébullition. La colonne vertébrale du programme Build Back Better de Joe Biden – un grand plan d’investissement pour les infrastructures, le social et le climat – est en discussion à la Chambre des représentants et au Sénat. Le président américain, qui joue peut-être son mandat en ce moment même, doit beaucoup à son aile gauche et en premier lieu Bernie Sanders, qui se bat corps et âme contre une dizaine d’élus démocrates conservateurs prêts à tout faire capoter pour satisfaire les groupes privés qui financent leurs campagnes. Bien que la Maison-Blanche ne puisse pas encore crier victoire, son rôle étant également trouble, la catastrophe semble avoir été évitée de justesse fin septembre. Mais la démocratie américaine est à nouveau mise à rude épreuve et cette fois, Donald Trump et les républicains n’y sont pour rien.

La bataille politique qui se mène actuellement au Congrès est interne au camp démocrate. Le plan, composé d’un volet bipartisan sur la modernisation des infrastructures à 550 milliards ainsi que d’un volet social et climat à 3 500 milliards, aurait dû faire l’objet d’un accord fin septembre. Si la très grande majorité des élus sont unis derrière les propositions de Joe Biden, une minorité virulente s’attache à mettre en danger sa présidence en refusant le montant alloué au second. Neuf représentants et deux sénateurs centristes ont ainsi défié la Maison-Blanche et brisé la fragile unité qui régnait jusque-là au sein du Parti démocrate.

Parmi eux, on retrouve Joe Manchin et Kyrsten Sinema qui entretiennent des liens financiers forts avec les industries des énergies fossiles et des laboratoires pharmaceutiques, toutes deux impactées par certains dispositifs inclus dans le deuxième volet, notamment les mesures visant à lutter contre le réchauffement climatique et à réguler le prix des médicaments. Le problème ne se limite cependant pas à des intérêts sectoriels divergents puisque les organisations patronales comme l’US Chamber Of Commerce poussent aussi ces derniers à torpiller le plan, afin d’éviter les hausses d’impôts sur les sociétés et les hauts revenus qui permettraient de le financer. Hors de question donc pour Manchin, Sinema et leurs comparses de se mettre à dos leur principale source de financement en soutenant un tel projet, et peu importe l’impopularité de leur position auprès de l’Amérique démocrate.

De fait, cela équivaut à des pratiques de corruption institutionnalisées, qui, bien qu’endémiques aux États-Unis, fragilisent la démocratie américaine. Le financement des campagnes électorales étant très peu réglementé, ce phénomène n’est pas nouveau. En 2019, la sénatrice Elizabeth Warren dénonçait vigoureusement ce système : « Regardez de près, et vous verrez – problème après problème, les politiques très populaires sont bloquées parce que les sociétés géantes et les milliardaires qui ne veulent pas payer d’impôts ou suivre de règles utilisent leur argent et leur influence pour faire obstacle. » Il prend cependant une toute autre ampleur cette fois-ci alors que le pays est très fracturé, que les inégalités s’accroissent, que le réchauffement climatique s’accentue et que la crise sanitaire a mis à genoux les classes populaires et moyennes. Si le rapport de force n’a jamais été aussi favorable aux progressistes, la très courte majorité démocrate au Congrès confère un poids exceptionnel aux dissidents. Avec un Sénat à 50-50 et une Chambre des représentants à 220-212, aucune dispersion de voix ne doit avoir lieu lors du vote d’un projet crucial comme celui-ci.

La gauche sort les crocs

Le deal initial consistait à lier les deux parties du plan de 4 000 milliards : pas de passage de l’une sans un accord sur l’autre. Constatant le refus de la dizaine d’élus démocrates conservateurs de le respecter, le Progressive Caucus de la Chambre des représentants, composé de plus de 90 membres, a bloqué le processus législatif poussant ainsi la Speaker Nancy Pelosi à repousser d’une semaine le vote sur le volet bipartisan infrastructures de 550 milliards. Malgré ces quelques jours supplémentaires de négociation, aucune solution n’a été trouvée et le vote n’a finalement pas eu lieu. Face à cela, Joe Biden a pris les devant et s’est rendu au Congrès pour discuter avec sa majorité. Il en a profité pour soutenir la démarches des progressistes et a appelé les élus démocrates à s’accorder sur un montant inférieur à 3 500 milliards pour le volet social et climat afin de trouver un compromis et faire adopter le plan dans son ensemble.

Nouveau chiffre évoqué par la Maison-Blanche : 2 000 milliards. Ambition revue à la baisse mais signe d’un changement dans le rapport de force au sein du Parti démocrate. Pour la première fois, la gauche a pu tenir tête à l’aile conservatrice de centre-droit et aux lobbys. Souvent qualifiée d’« idéaliste » et de « populiste », elle a su faire preuve de pragmatisme là où les centristes, dépeints habituellement en « réalistes » et « modérés », ont refusé les mains tendues. Et c’est Pramila Jayapal, leader du Progressive Caucus qui résume le mieux la situation: « Build Back Better, le programme du président, le programme du parti Démocrate, serait mort si nous n’avions pas fait ce que nous avons fait. » Voilà qui fracasse le mythe de l’irresponsabilité supposée de la gauche radicale, largement répandu par les grandes chaînes de télévision américaines ces dernières années.

Un contrat de confiance malgré des divergences

« Je pense que le président Biden a été un partenaire de bonne foi. Il est en fait un modéré et nous sommes en désaccord sur certaines questions. Mais il tend la main et il essaie de comprendre notre point de vue, et c’est pourquoi je me bats pour son programme» déclare Alexandria Ocasio-Cortez le lendemain de l’intervention du président au Congrès. Malgré plusieurs accrochages au sujet de la politique migratoire ou vis-à-vis d’Israël, une relation de confiance, reposant sur des intérêts communs, semble s’être installée peu à peu entre la gauche démocrate et la Maison-Blanche. Pour comprendre sa construction, il est nécessaire de se remémorer la fin des primaires démocrates et le ralliement de Bernie Sanders à l’ancien vice-président de Barack Obama.

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Contrairement à 2016 où Hillary Clinton avait tout fait pour entraver le sénateur socialiste, les deux hommes ont combattu loyalement. L’alliance s’est donc faite rapidement et sans accroc. Un groupe de travail spécial entre progressistes et modérés pour revoir et renforcer le programme du futur président s’est rapidement mis en place pour permettre d’apaiser la méfiance entre les deux sensibilités démocrates. C’est à la suite de ces concertations qu’est né le Build Back Better que nous connaissons aujourd’hui. Après l’élection, la remise en cause des résultats par Donald Trump et l’attaque contre le Capitole ont poussé le Parti démocrate à faire bloc pour protéger le président élu et les institutions. Rarement la famille démocrate avait fait preuve d’autant d’unité.

Lire sur LVSL à ce sujet l’article de Politicoboy au sujet du plan de relance.

Une fois Joe Biden installé à la Maison-Blanche, la mise en œuvre des promesses de campagne était essentielle pour maintenir le lien et la confiance. L’adoption rapide de l’American Rescue Plan, estimé à 1 900 milliards de dollars et le retrait des États-Unis d’Afghanistan ont rassuré l’aile gauche sur les intentions du nouvel homme fort de Washington. Et quand l’hystérie médiatique s’est abattue sur Biden pour sa décision courageuse de mettre un terme à une « guerre sans fin », la gauche démocrate a pris sa défense et a rappelé la responsabilité de ses prédécesseurs dans ce fiasco. Cette relation, encore fragile et précaire, connaît aujourd’hui un nouveau tournant avec cette montée au créneau des progressistes pour sauver le programme du président à un an d’élections de mi-mandat à hauts risques. Réussiront-ils ? Premiers éléments de réponse fin octobre, date à laquelle les négociations devront être terminées si l’on en croit Nancy Pelosi.


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