Alors qu’en 2016 l’attention médiatique s’est focalisée sur les positions anti-immigration de Donald Trump, une autre thématique très souvent abordée par le président américain est complètement passée inaperçue : la restauration du rêve américain. À l’occasion de la sortie du livre Le rêve américain à l’épreuve de Donald Trump, publié aux éditions Vendémiaire, Lauric Henneton maître de conférence à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines revient, pour Le Vent Se Lève, sur son arrivée au pouvoir et nous livre une analyse de son mandat à travers cet idéal. À l’aube du nouveau scrutin présidentiel, Donald Trump a-t-il réussi son pari de faire renaître le rêve américain, ou plutôt son rêve américain ? Entretien réalisé par Théo Laubry.
LVSL – La notion de rêve américain tient une place centrale dans l’ouvrage que vous dirigez, pourriez-vous nous en donner une définition ? Vous semblez déconstruire un préjugé selon lequel l’argent serait le seul moteur de cet idéal.
Lauric Henneton – Le rêve américain est difficile à circonscrire en une phrase. Il représente différentes choses pour différentes personnes. Généralement, on le réduit visuellement à quelques clichés matériels : une belle maison dans une banlieue prospère et tranquille, une belle voiture (ou deux). Pour beaucoup, c’est la possibilité de réussir si on s’en donne la peine. Travailler dur finira toujours par payer, c’est la vieille idée de l’éthique protestante du travail, bien exprimée par Benjamin Franklin au XVIIIe siècle.
Mais les Américains ont une vision plus complexe : pour eux, la réussite, c’est d’abord l’accomplissement de soi, avoir la possibilité de vivre librement sans cacher qui on est. C’est donc à la fois la liberté et l’égalité, mais sans dimension matérielle. De même, faire un métier-passion, ça n’est pas forcément rémunérateur, mais c’est épanouissant. L’idée d’une vie familiale réussie est aussi très présente, même si c’est encore très flou. Que l’on se situe au niveau matériel ou immatériel, la notion de liberté sous-entend l’absence d’entraves, ce qui permet donc la mobilité sociale, pouvoir faire mieux que ses parents, professionnellement, dans une société sans caste, contrairement aux sociétés de départ, pour les immigrés. Et c’est là qu’il faut rappeler que ce rêve est américain parce que l’Amérique, en tant qu’idée au moins autant que d’État, est vue comme le terroir de réalisation de ces promesses.
LVSL – Comment Donald Trump a-t-il réussi en 2016 à mobiliser autour de cette thématique ? Quels leviers a-t-il utilisé ?
L.H. – Le rêve américain de Trump est plus complexe qu’il y paraît. Il repose sur une notion de nostalgie que je qualifie de restaurationniste. La nostalgie, c’est rétrospectif, passif : c’était mieux avant. Mais le restaurationnisme, c’est actif, c’est faire en sorte de recréer ce que l’on regrette, en l’occurence une forme de grandeur disparue (d’où la nostalgie). Avant de se demander comment rendre sa grandeur perdue à l’Amérique, il faut s’accorder sur la nature même de cette grandeur. Elle est double : d’abord la grandeur sur la scène internationale, qui restaurerait une forme d’estime de soi. Au terme de la présidence Obama, Trump décrit l’Amérique comme humiliée, faible, de la même façon que Reagan décrivait l’Amérique sous Jimmy Carter. Ce n’est pas un hasard si Trump emprunte son fameux slogan à la campagne de Reagan de 1980. Par une sorte de ruissellement du collectif à l’individuel, le respect qui serait à nouveau témoigné aux États-Unis permettrait de restaurer l’estime de soi de son électorat.
Le levier psychologique est donc crucial. Mais l’électeur type est aussi (sinon surtout) pris dans un contexte intérieur, économique et social, qui contribue à la dégradation de son estime de soi : il nourrit un sentiment de dépossession économique, d’humiliation, car son emploi a été considéré comme jetable, sacrifiable à l’autel de la mondialisation. D’où le protectionnisme de Trump, en rupture avec la doxa libre-échangiste du Parti républicain. Et ce protectionnisme, au-delà du champ strictement commercial, se traduit par une manifestation concrète avec le fameux mur. La thématique migratoire est classique en période de crise économique, mais en 2016 on est plutôt en période de croissance, sauf à considérer que pour l’ouvrier de la Rust Belt, la conjoncture s’inscrit davantage sur le (très) long terme et que la précarité, comme le déclin, perdurent. La désaffection des ouvriers blancs pour le Parti démocrate n’est pas nouvelle et s’accentue quand ils ont l’impression d’être de plus en plus les cocus d’un parti qui les considère comme acquis mais travaille surtout pour les minorités des villes et des côtes. Je tiens à l’idée de cocufiage politique. L’ouvrier blanc de la ville moyenne en déclin de la Rust Belt vit mal d’être relégué à une position au mieux secondaire dans l’agenda démocrate. Pire encore, on lui répète régulièrement que d’ici la moitié du siècle, il sera minoritaire et que ce sera une bonne chose : la diversité c’est bien – donc en creux, en tant que blanc et en tant qu’homme, il est ontologiquement mauvais. Difficile de soutenir avec enthousiasme un parti qui semble vous considérer aussi mal. Trump, lui, est au bon endroit au bon moment, il exploite très habilement cette tendance lourde. Il dit qu’il comprend le « vrai peuple » et qu’il fera le nécessaire contre les élites qui confisquent et qui humilient. Dans ce contexte, le mari cocu du Parti démocrate a laissé le bénéfice du doute à celui qui lui a témoigné de l’intérêt.
LVSL – Qu’en est-t-il du rêve américain pour les minorités ? Donald Trump s’adresse-t-il à elles ?
L.H. – C’est bien plus complexe. Ce qui est certain, c’est que le régime mémoriel est radicalement différent selon les groupes. Les Noirs ne regrettent pas les années 1950 ; pour les Blancs ce sont des années de plein emploi et de prospérité (on occulte vite la menace nucléaire quotidienne car la nostalgie est sélective), alors que pour les Noirs c’est la période de la ségrégation. Pour les Hispaniques et les Asiatiques c’est encore différent : ils étaient encore très loin d’immigrer aux États-Unis. Pas vraiment de nostalgie donc pour eux, mais un point d’interrogation sur l’avenir. L’ascenseur social fonctionnera-t-il pour eux également ou sont-ils des citoyens de seconde zone ?
Trump est très cynique, il demande aux Noirs : « Qu’avez-vous à perdre ? » Toute la communication – pas forcément très efficace – des républicains vise à éloigner les minorités du Parti démocrate, qui n’aurait pas fait grand-chose pour eux. Et comme les démocrates dépendent de plus en plus de cette clientèle non blanche, les dégâts électoraux d’une légère inflexion peuvent être considérables. L’érosion du vote noir dans les grandes villes du Michigan et du Wisconsin a coûté la présidence aux démocrates en 2016, il suffit de regarder l’évolution ethno-raciale de la participation et les résultats dans les comtés. Mais cette érosion était déjà nette, par endroits, entre 2008 et 2012 : on peut reprocher pas mal de choses à la campagne d’Hillary Clinton mais il serait exagéré de tout lui imputer, à commencer par cette désaffection des Noirs dans les urnes.
Chez les Hispaniques, le calcul est différent, et on a trop tendance à les homogénéiser. Aux conservateurs sociaux, catholiques ou évangéliques, fermement opposés à l’avortement, et qui ont donc du mal à voter démocrate, s’ajoutent une frange d’entrepreneurs sensibles à une politique fiscale avantageuse d’un côté, et à des promesses de dérégulations. À quoi s’ajoute une désapprobation de l’immigration illégale chez ceux qui sont passés par le parcours du combattant de l’immigration légale. La sociologue Arlie Russell Hochschild appelle cela le syndrome des resquilleurs (line-cutters). Le rêve américain, pour elle, c’est une file d’attente, on avance tous au même rythme, en respectant son tour patiemment ; mais certains coupent la file et pire, c’est le Parti démocrate qui les y pousse et les accompagne, au nez et à la barbe de ceux qui respectent les règles. D’où une certaine crispation. Et ce n’est pas une vision néolibérale : Hochschild, sociologue à Berkeley, a tous les brevets de la gauche américaine.
LVSL – Le premier mandat de Donald Trump touche à sa fin. Du point de vue de son action politique, a-t-il réussi son pari de faire renaître le rêve américain ? N’existe-il pas chez lui une contradiction entre sa volonté d’apparaître comme le sauveur et sa propension à démanteler l’État central et donc, in fine, sa capacité à agir ?
L.H. – C’est assez paradoxal et débattu. Les créations d’emploi ont augmenté dans la continuité de la présidence Obama, mais à un rythme globalement moins soutenu. On sentait avant l’arrivée du coronavirus qu’on arrivait en bout de cycle. Mais même avant les dégâts causés sur l’emploi par les effets directs et induits de la pandémie, si on en reste à la situation économique à la fin 2019, on remarque une double disparité : d’abord, l’emploi manufacturier et le secteur manufacturier se portaient nettement moins bien que l’économie en général, mais il fallait regarder sous le capot des statistiques économiques pour s’en rendre compte. Ensuite, les chiffres globaux plutôt flatteurs en apparence cachaient des disparités non pas seulement sectorielles mais géographiques : la Rust Belt s’en sort moins bien que la Sun Belt. Là encore une distinction s’impose : les réimplantations d’usines annoncées triomphalement font plus appel à des robots qu’à des ouvriers, qualifiés ou non.
Donc l’électeur de Trump est en droit de se sentir un peu cocu du trumpisme. Pour autant, une élection c’est autant le bilan d’un sortant qu’un pari sur l’avenir. Et sur ce point, quel que soit le bilan de Trump, l’ouvrier blanc de la Rust Belt sera plus enclin à penser que, dans le doute, Trump et les républicains seront plus aptes à créer de la richesse et à faciliter les créations d’emplois, que des démocrates qui sont désormais totalement acquis à leur clientèle non blanche venue des grandes métropoles, autour de questions sociétales. Foutu pour foutu, l’électeur de la Rust Belt pariera plus volontiers sur Trump que sur les démocrates. Sur ce point, Biden a fait l’effort de montrer qu’il était là, c’est une leçon de l’échec de la campagne Clinton.
Sur le point de la déréglementation, au contraire c’est davantage perçu comme allant dans le sens d’une facilitation des créations d’emplois. Sur ce point, les démocrates sont vus comme trop préoccupés à sauver l’environnement sur le dos des ouvriers.
LVSL – À quelques jours de l’élection présidentielle, Donald Trump est en difficulté. Son adversaire, Joe Biden, semble en meilleure posture qu’Hillary Clinton à la même époque. Quelle place occupe le rêve américain dans la campagne du candidat démocrate ? Son enfance à Scranton, en Pennsylvanie, au cœur d’un bastion ouvrier, peut-elle lui permettre de trouver les mots pour reconquérir l’électorat démocrate populaire qui a basculé dans l’abstentionnisme et du côté de Donald Trump en 2016 ?
L.H. – Je pense que c’est secondaire, même si le fait de venir de Scranton lui donne une certaine crédibilité. Le cœur de la campagne actuelle, c’est d’abord et avant tout Trump, et la principale différence avec 2016, c’est que cette année, on ne peut plus vraiment accorder le bénéfice du doute à Trump. On l’a vu à l’œuvre en tant que candidat, puis en tant que président pendant quatre ans. Ensuite, on adore ou on déteste – il n’y a pas vraiment de juste milieu. Soit on veut quatre ans de plus, soit on est prêt à quatre ans de plus parce que ce sera « moins pire » que les démocrates, soit on n’en peut plus et on veut autre chose, même les démocrates. C’est ce qu’il faut comprendre de ces nombreux témoignages de républicains qui appellent à voter Biden. Ils n’adhèrent pas soudain au progressisme et à la redistribution, ils veulent juste rétablir un climat à peu près « normal » dans l’univers politique, même si Trump n’est que le point d’orgue d’une hystérisation croissante depuis la création du Tea Party en 2009.
Se débarrasser de Trump ne sera donc pas suffisant, même si beaucoup espèrent que ce sera déjà un début. Bien entendu, si cette stratégie dégagiste fonctionne, chacun retournera chez soi pour les élections de mi-mandat de 2022. Et là, si les démocrates emportent la présidence et les deux chambres du Congrès et qu’ils se sentent pousser des ailes législatives, le retour de bâton républicain – mais sans Trump – pourrait être violent. Ce fut le cas en 1994, en 2010 et en 2014. Et lors des deux dernières occurrences, Biden était aux premières loges en tant que vice-président d’Obama.