L’antispécisme est un écosocialisme

Marche des écosocialistes des Democratic Socialists of America, Washington, mars 2019

Figure de proue de la philosophie antispéciste, le mode de vie végane n’en finit plus d’agiter les débats. Philosophiquement situé entre conséquentialisme et déontologisme, l’antispécisme a une histoire intimement liée à la pensée socialiste et mérite, à l’aune des combats écologiques du XXIe siècle, de figurer dans le corpus intellectuel de l’écosocialisme d’aujourd’hui.
Mis à jour le 05/07/2019


 

L’animal, un individu ? Retour sur les fondements de la pensée antispéciste

Introduit en 1970 par le Britannique Richard Dudley Ryder, l’antispécisme affirme que l’espèce n’est pas un critère pertinent pour décider de la considération morale que l’on accorde à un animal. À ce titre, le mouvement antispéciste lutte pour étendre le principe fondamental d’égalité de considération des intérêts aux membres des autres espèces.

Portrait de Jeremy Bentham (1748-1832) par Henry W. Pickersgill, 1829

Si l’on trouve à toutes les époques des plaidoyers pour le végétarisme (régime qu’on a longtemps appelé « pythagoricien », en référence au mathématicien), c’est Jeremy Bentham, père de l’utilitarisme, qui a, dans une note de bas de page du chapitre XVII de son Introduction aux principes de morale et de législation, rédigé ce qui est devenu au fil du temps l’un des textes emblématiques de la pensée antispéciste.

« Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra ces droits qui n’auraient jamais pu être refusés à ses membres autrement que par la main de la tyrannie. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort.

Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu’un enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ? »[1]

Prenant à témoin la lutte contre l’esclavage, Bentham dessine les contours d’un nouvel individualisme dans lequel l’animal aurait toute sa place. Mieux encore, il bat en brèche les arguments qui font de l’animal un être incapable d’assumer une quelconque responsabilité : bien des êtres humains n’en sont capables (nouveaux-nés, personnes en situation de handicap mental…) ; sont-ils pour autant déchus de leurs droits fondamentaux ?

John Stuart Mill, élève du philosophe précité, se limitera quant à lui à un cours passage de son « Utilitarisme » pour mettre en exergue la somme des souffrances que l’on inflige aux animaux.

« Rien n’est plus naturel pour les êtres humains, ni, jusqu’à un certain point dans la culture, plus universel, que d’estimer les plaisirs et les douleurs des autres comme méritant d’être considérés exactement proportionnellement à leur ressemblance avec nous-mêmes. […] Certes, toute pratique cause plus de douleur aux animaux que de plaisir à l’homme ; cette pratique est-elle morale ou immorale ? Et si, exactement comme les êtres humains lèvent la tête hors du marécage de l’égoïsme, ils ne répondent pas d’une seule voix “immoral”, que la moralité du principe d’utilité soit condamnée à jamais. »[2]

Peter Singer, philosophe lui aussi utilitariste, se détache de l’utilitarisme hédoniste de Bentham et Mill. Introduit par Richard M. Hare, l’utilitarisme des préférences a pour objectif de maximiser les préférences des individus — en l’occurrence, dans le cas des animaux : la préférence de ne pas souffrir. Dans les faits, cela reste relativement proche de l’utilitarisme benthamien dans le sens où la somme des souffrances (la mise à mort, qu’elle soit jugée « sans souffrance » ou non) ne vaut pas la somme des plaisirs (le plaisir gustatif).

Opposé à l’utilitarisme de Singer, Tom Regan s’inspire de l’impératif catégorique kantien en partant du postulat que tous les êtres vivants, qu’ils soient jugés rationnels ou non, tiennent à leur vie (les images montrant des animaux fuyant l’abattoir ne manquent pas). Ainsi, selon Regan, ces « sujets-d’une-vie » ne doivent pas être traités comme des moyens pour les fins des autres : le fait d’avoir conscience d’être sujet d’une vie est un critère suffisamment pertinent pour qu’on lui attribue une considération morale conséquente.

Cette considération morale que nous devrions accorder aux animaux « sujets-d’une-vie » semble faire écho à ce que disait le philosophe du droit italien Cesare Goretti en 1928 : subodorant que l’animal dispose d’une conscience morale (ce que les travaux d’éthologie finiront par démontrer), ils sont dès lors « sujets de droit »[3].

Post-cartésianisme

Au regard des schèmes antispécistes, la « liberté de manger de la viande » implique la négation d’une liberté fondamentale dont devrait disposer les animaux : celle de vivre. Ce paradigme se heurte néanmoins à de nombreuses objections, du concept « d’animal-machine » cartésien aux assertions dites « mentaphobes » (nous reviendrons sur ce terme) jusqu’au sophisme des « animaux qui se tuent entre eux » (les animaux commettent des actes de torture et de viol — cela nous autorise-t-il à en faire autant ?). Sur le plan religieux, la religion catholique oppose également humanité et règne animal :

« Puis Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre”. » — Genèse 1:26

Ainsi, le prêtre oratorien et théologien français Nicolas Malebranche, disciple de Descartes, poussera à son paroxysme la thèse de l’animal-machine. Battant son chien et voyant le pauvre animal hurler, il s’exclama : « Regardez ! C’est exactement comme une horloge qui sonne l’heure ! »

Si la dimension caricaturale (mais hélas véridique) de la scène précédente paraît aujourd’hui inconcevable, le post-cartésianisme semble bien ancré dans le monde actuel : l’animal-machine a cédé sa place à l’animal-marchandise et ce quelle que soit l’espèce et la finalité recherchée dans la consommation d’animaux : on achète un chien pour en faire un membre de la famille alors qu’à quelques milliers de kilomètres, on l’achète pour s’en repaître ; ce qui est valable avec le chien l’est également avec la vache. Nous avons transposé l’animal-machine dans notre dimension économique et avons légitimé l’exploitation animale par un argumentum ad antiquitatem (argument d’historicité : “L’humain a toujours mangé de la viande”) et une entorse à la “loi de Hume” en inférant un “être” à un “devoir-être” (L’humain est par nature omnivore, donc il doit se nourrir de tout).

Objection de conscience

Longtemps niée, les travaux de l’éthologue américain Donald Griffin ont permis de démontrer l’existence d’une conscience animale (Alain en parle remarquablement bien dans « Les Dieux », paru en 1934)[4]. Cette longue période de négation n’est d’ailleurs pas sans rappeler la fameuse « controverse de Valladolid ». Dans un excellent ouvrage paru en 2014[5], le docteur en droit David Chauvet revient longuement sur les travaux de Donald Griffin afin de contredire la pensée (post-)cartésienne de « l’animal-machine » et les spéculations béhavioristes : les animaux sont doués de conscience, interagissent avec leur environnement, sont doués de mémoire et savent utiliser des « outils ».

En dépit de cela, notre société dichotomique (et le droit qui en découle) ne se préoccupe que de certaines catégories d’animaux. Ségrégués, ils sont à la fois compagnons et ressources ; certains, comme chiens et chats, ont notre bienveillance et la loi pour les protéger tandis que nous n’en avons cure des autres : une personne ordinaire se verrait punie par la loi si elle gardait ses chiens dans des cages étroites. Un industriel qui fait de même avec des cochons (dont l’intelligence est comparable à celle du chien) reçoit quant à lui des subsides de la part de l’État.

Martha Nussbaum, professeuse de droit et d’éthique à la faculté de droit de l’université de Chicago.

Souhaitant éliminer cette asymétrie, la philosophe américaine Martha Nussbaum consacre un chapitre intitulé « Au-delà de la compassion et de l’humanité : justice pour les animaux non-humains » dans son ouvrage “Frontier of justice : disability, nationality, species membership” (2006). Dans ce dernier, elle aborde la « théorie de la justice » de John Rawls qui, n’incluant que les seules personnes humaines, commet l’erreur de nier l’existence d’une réciprocité chez les animaux.

« Si les êtres humains ont le droit d’être capables de vivre en se souciant des animaux, des plantes, de la nature, et de tisser des relations avec eux alors les animaux y ont également droit, avec des espèces différentes de la leur, y compris l’espèce humaine, et le reste du monde naturel. Cette capabilité, lorsqu’elle est considérée du double point de vue de l’homme et de l’animal, appelle à former graduellement un monde interdépendant, où toutes les espèces pourront tisser des relations de coopération et d’entraide. La nature ne fonctionne pas ainsi, et ne fonctionnera jamais ainsi. Il faut donc souhaiter, d’une manière générale, que le juste supplante progressivement le naturel. »

En effet, pour le célèbre philosophe de Harvard, les animaux ne peuvent prétendre à être traités conformément aux principes de la justice puisque la réciprocité est une des conditions sine qua non du contrat social : on retrouve ce postulat, inter alia, chez Francis Wolff[6], connu pour être son opposition au droit animal. Rawls admet cependant que nous avons des devoirs moraux directs envers les animaux : la conception morale rawlsienne s’apparente à une morale déontologique de type kantien.

En soutenant l’approche par les capabilités (mais sans pour autant prendre position en faveur de l’antispécisme), Nussbaum reconnaît aux animaux un droit à la vie. Toutefois, dans le même ouvrage, se questionnant sur la viabilité d’une alimentation végétarienne, elle admettra la possibilité de « bien traiter l’animal pendant sa vie et le mettre à mort sans douleur » tout en préférant, dans un premier temps, que l’on puisse parvenir à garantir toutes les capabilités humaines sans qu’aucune capabilité de l’animal ne soit violée.
La problématique de la réciprocité dans le cadre de la théorie d’un contrat social a donc conduit les philosophes vers un droit animal qui ressemble à s’y méprendre à un impératif catégorique.

Écologie et socialisme

L’écueil persistant entre les philosophes du contrat social et du droit animal concerne les cas marginaux de réciprocité : là où les philosophes du droit animal avancent que les êtres humains incapables de réciprocité sont tout de même sujets de droit, on leur oppose ad rem l’argument selon lequel ce sont les caractéristiques typiques de l’espèce qui détermine les droits dont elle dispose. C’est précisément la définition du spécisme.

S’abstenir d’exploiter et de faire consciemment du mal aux animaux s’apparenterait donc à devoir proche d’un impératif catégorique, à la différence près que là où Kant, dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, voyait les animaux comme des choses « dont on peut disposer à sa guise », l’antispécisme voit dans l’espèce humaine une espèce supérieure douée de raison qui se doit de ne pas nuire inutilement à d’autres êtres doués de conscience et de sensibilité. Là où d’aucuns voient dans l’antispécisme un anti-humanisme, des socialistes y voient un humanisme « augmenté » dans le sens où la lutte des classes devrait unir masse laborieuse et animaux de labeur, à l’instar de Charles Gide qui, dans la revue socialiste, écrivait :

« Je veux ici plaider la cause d’une classe particulière de travailleurs et de salariés — classe nombreuse car ses membres se comptent par millions ; — classe misérable car, pour obtenir de quoi ne pas mourir de faim, ils sont assujettis au travail le plus dur, à la chaîne et sous le fouet ; — classe qui a d’autant plus besoin de protection qu’elle est incapable de se défendre elle-même, n’ayant pas assez d’esprit pour se mettre en grève et ayant trop bonne âme pour faire une révolution ; je veux parler des animaux, et en particulier des animaux domestiques. Il semble que les travailleurs-hommes devraient avoir certains sentiments de confraternité pour les travailleurs-animaux, ces humbles compagnons de leurs travaux et de leurs peines […]. Je ne sais pas trop si les animaux sont nos frères par les lois de l’hérédité et par le fait d’une commune origine ; mais ce que je sais bien – et cela me suffit – c’est qu’ils sont nos frères par le fait d’une association indestructible dans le travail et dans la peine, par la solidarité de la lutte en commun pour le pain quotidien. »[7]

Contemporain de Charles Gide, un écrivain anglais et militant socialiste du nom de Henry Stephens Salt[8] rencontrait à la même époque un certain George Bernard Shaw : tous deux membres de la Fabian Society, ils partageaient un intérêt commun pour le socialisme et le végétarisme. Pour le premier comme pour le second, l’opposition à l’abattage et à la vivisection étaient un impératif moral ; en outre, Salt dénonçait vertement la « dissonance cognitive », c’est à dire cette indignation sélective que nous ressentons pour le sort de certains animaux :

« Il est grand temps de se préoccuper de la question du bien-être animal, selon un principe rationnel et éclairé, d’arrêter de passer ainsi vainement d’un extrême à l’autre : de l’indifférence absolue d’une part à des élans de compassion spasmodiques et partiels de l’autre. »[9]

Végétarisme, féminisme et patriarcat

Women’s Freedom League caravan tour, Charlotte Despard et Alison Neilans sont à la fenêtre, 1908.

À la même époque, la Women Freedom League, une organisation politique féministe et socialiste composée de suffragettes prônait une certaine intersectionnalité en défendant leur cause pour le droit de vote des femmes tout en suivant pour la plupart un régime végétarien : l’historienne Leah Leneman, dans son ouvrage “The awakened instinct: vegetarianism and thewomen’s suffrage movement in Britain”, rapporte par ailleurs que de nombreuses suffragettes étaient végétariennes avant même la constitution de la WFL. C’est ainsi qu’ouvrit en 1916 le Minerva Café dans le district de Holborn, à Londres, lequel servait de « délicats déjeuners végétariens ».

« Le végétarisme vise directement, comme nous, les femmes, à l’abolition de l’incorrigible doctrine de la force physique. […] Le végétarisme est avant tout une question féminine. C’est horrible de penser que les femmes devraient avoir à manipuler et à cuire de la chair morte. »

Menées par la végétarienne Charlotte Despard, les membres de la Ligue refusaient de payer leurs impôts en raison de l’absence de représentativité des femmes, s’opposaient à la vivisection et voyaient dans le suffrage des femmes et le végétarisme une lutte liée contre l’ordre patriarcal. Leur lutte n’aboutit hélas qu’en 1918.

Cette convergence entre végétarisme et féminisme (et socialisme) sera explicitée dans « La politique sexuelle de la viande » publié en 1990 par Carol J. Adams. Dans cet ouvrage, l’autrice met en exergue l’exercice de la domination masculine à travers la consommation de chair animale : une consommation « consumation » pour reprendre l’expression baudrillardienne ; potlatch moderne, les destructions somptuaires de notre société de consommation n’épargne ni les animaux, ni les femmes. Réifié·e·s, réduit·e·s à l’état de biens de consommation (« viande à viol »), animaux et femmes paient le tribut d’une masculinité qui dénie la capacité des intéressé·e·s à être perçu·e·s comme des êtres à part entière. Adams a théorisé ce processus d’invisibilisation et d’objectification à travers le concept de « référent absent ». L’animal, détruit et façonné en denrée consommable est le référent absent de la viande. Il est invisibilisé : une invisibilisation que pratique la société patriarcale à l’égard des femmes, abaissées au rang d’objets corvéables et, également, consommables. À l’inverse, l’absence de consommation de chair animale est souvent considérée comme une entreprise d’« émasculation », signe d’une « fragilité ». C’est ce que Carol Adams met en avant en accompagnant son travail de publicités qui entretiennent les stéréotypes de genre et qui présentent la viande comme une affaire d’hommes. Entre poulet anthropomorphe mi-femme en bas-résilles mi-poulet et burgers rappelant des “seins”, ces liens symboliques sont rappelés par Kate Stewart et Matthew Cole dans leur article “Meat is masculine: how food advertising perpetuates harmful gender stereotypes” publié sur le site The Conversation.

Cette notion de référent absent semble être perçue par les végétariennes (à l’image des suffragettes sus-mentionnées) : pour rappeler que sont consommés des animaux morts, elles se réfèrent à un vocabulaire violent, en prise avec la réalité dans toute son horreur. Plutôt que d’utiliser des termes tels que « aliments riches en fer », « délectable », elles utilisent des expressions comme  « portions partiellement incinérées d’animaux mort » ou « non-humains abattus ». Ce rappel historique permet à l’autrice de partager avec son lectorat un exemple personnel permettant d’inverser notre perception de la viande :

« Lui : Je ne peux plus fréquenter de restaurants italiens avec toi, puisque je ne peux plus commander mon plat préféré : l’escalope de veau au parmesan.
Elle : Le commanderais-tu s’il s’appelait morceaux de petits veaux anémiques dépecés ? »

À travers le travail d’Adams, critique éloquente et virulente de l’oppression patriarcale, c’est la critique du capitalisme qui se dessine : la dénonciation d’une société d’abondance, de consommation déraisonnée, un monde où la domination masculine s’est arrogée le droit de traiter les corps féminins comme des biens et des moyens de production.

Aldo Capitini, « libéralsocialiste », anticapitaliste et promoteur du végétarisme

Dans l’Italie du mitan du vingtième siècle, celui que l’on surnommera le « Gandhi italien » se fait précurseur de l’écologie politique. Théoricien du « libéralsocialisme » (courant contemporain au « socialisme libéral » de Carlo Rosselli, ils sont souvent confondus, lorsqu’ils ne sont pas dévoyés en courants précurseurs du social-libéralisme), Capitini était végétarien et appelait au respect des animaux et des végétaux. Entre sobriété et autolimitation des besoins, Aldo Capitini préfigurait le courant altermondialiste et les théories portées par Ivan Illitch. S’appliquant à « ne pas tuer », sa rectitude morale s’accompagnait d’une certaine radicalité économique : le « libéralsocialisme » qu’il prônait était radicalement anticapitaliste et libertaire. La socialisation massive de l’économie devait selon lui répondre à l’injustice provoquée par le « vieux libéralisme » et sa propriété privée dogmatique tout en évitant les écueils qui furent ceux du communisme illibéral. Le socialisme comme mouvement émancipateur et libérateur devait ainsi se nourrir d’un libéralisme comme « libération de l’absolutisme » pour aboutir à un socialisme comme « libération du capitalisme ».[10]
Si Capitini incarne une pensée politique plus que jamais actuelle, l’auteur est hélas peu connu en dehors des frontières italiennes. Son appel à se libérer du capitalisme retrouve cependant un écho grâce aux tenants d’une convergence entre écologie, antispécisme et socialisme, une convergence rendue nécessaire par les désastres sociaux et environnementaux d’un capitalisme financiarisé et mondialisé.

L’écosocialisme au XXIe siècle

Muettes sur l’antispécisme, les associations écologistes et les partis politiques (parmi lesquels La France Insoumise, qui se revendique de l’écosocialisme) traitent la question animale par le prisme de l’écologie. À l’heure où les mouvements antispécistes sont régulièrement sur le banc des accusé·e·s pour répondre des « violences » qui leur sont reprochées, il paraît en effet difficile d’assumer une totale convergence sans se compromettre vis-à-vis de l’opinion publique, encore très circonspecte. Dans le paysage politique français, si des nombreuses personnalités de gauche agissent pour les animaux, Bastien Lachaud et Younous Omarjee (respectivement député et eurodéputé de La France Insoumise) détonnent de par leurs actes et propos : le premier s’est récemment introduit dans un élevage travaillant pour la marque Fleury Michon avec le mouvement DxE quand le second s’était fendu d’un tweet dénonçant « l’esclavage animal » à l’occasion du Salon de l’Agriculture 2018.
En réponse, le député LR Marc Le Fur, par ailleurs co-auteur de l’amendement n° 131 (visant à sanctionner l’« agribashing ») de la proposition de loi pour la lutte contre la haine sur Internet, avait expressément demandé au président de l’Assemblée nationale « de prononcer un rappel à l’ordre et prendre les sanctions attenantes » à l’encontre de Bastien Lachaud.

Du côté associatif, seule 269 Libération Animale fait figure d’exception et tend clairement vers la convergence des luttes. Là où d’autres partis et associations adoptent une posture monothématique et ne prennent pas position sur l’échiquier politique, Tiphaine Lagarde et Ceylan Cirik (qui ont fondé 269 Libération Animale) voient un lien évident entre antispécisme et socialisme, tout en regrettant que « la plupart des militants des droits des animaux ne sont pas dans une logique visant à subordonner la libération animale à un profond changement de modèle économique et social. »[11] Cette logique, le professeur et activiste écosocialiste Ashley Dawson la met en exergue en rappelant les enjeux environnementaux subséquents à l’exploitation animale. Alors que l’élevage s’avère être une catastrophe climatique de grande ampleur, consommateur d’eau et producteur de gaz à effet de serre, l’auteur revient sur la nécessité de l’écosocialisme en des termes forts :

« Si le courant dominant de l’environnementalisme a été coopté par les politiques néolibérales, à quoi ressemblerait un mouvement de conservation anti-capitaliste radical ? Il commencerait par réaliser que la crise d’extinction est à la fois un problème environnemental et un problème de justice sociale liés à une longue histoire de domination capitaliste sur les peuples, les animaux et les plantes. »[12]

Biens de consommation, moyens de production, ressources, trophées… : le monde animal n’a jamais cessé d’être considéré autrement qu’à travers un prisme dominant-dominé. Cette absence d’emmétropie dans la relation à l’animal a conduit l’être humain à se conduire en oppresseur et à réduire l’animal à l’état d’objet, de « bien meuble », et ce en dépit de toute considération éthique ou environnementale.

Au regard du défi écologique auquel est confronté l’espèce humaine, peut-être devrions-nous revenir à la philosophie benthamienne et à la convergence des luttes que Charles Gide appelait de ses vœux : la cohérence semble être la condition sine qua non d’un véritable projet écosocialiste.


[1] Jeremy BENTHAM, Introduction aux principes de morale et de législation, 1789
[2] John Stuart MILL, Utilitarisme, 1861
[3] Cesare GORETTI, L’animale quale soggetto di diritto, 1928.
[4] ALAIN, les Dieux, « Il n’est point permis de supposer l’esprit dans les bêtes, car cette pensée n’a point d’issue… », 1934.
[5] David CHAUVET, Contre la mentaphobie, 2014.
[6] Francis WOLFF, L’homme n’est pas un animal comme les autres, 2012.
[7] Charles GIDE, La revue socialiste, juillet 1888.
[8] Nous ne pouvons que renvoyer à l’excellent article des Cahiers Antispécistes consacré à l’auteur.
[9] Henry Stephens SALT, Animals’ Rights: Considered in Relation to Social Progress, 1892
[10] Aldo CAPITINI, Orientamento per une nuova socialità, 1943, in Nuova socialità e riforma religiosa, Rome, Einaudi, 1950, pp.91-96 (réédité in A. Capitini, Liberalsocialismo, Rome, edizioni e/o, 1996, pp.43-50). Voir aussi Carlo ROSSELLI, Socialisme libéral, traduit et présenté par S. Audier, 2009, p. 503.
[11] 269 Libération animale : « L’antispécisme et le socialisme sont liés » 1/2, revue-ballast.fr
[12] Ashley DAWSON, Extinction: a radical history, 2016 (traduction de l’auteur)