La façade occidentale de l’Arctique domine les enjeux stratégiques et économiques russes : l’essentiel du trafic s’effectue entre la péninsule de Iamal, la mer Blanche et la mer de Barents, cette dernière constituant le cœur militaire de l’Arctique russe. Toutefois, Moscou s’est graduellement tournée vers l’Asie à la recherche de nouveaux partenaires et dans l’espoir de redonner vie à la zone orientale de son Arctique, bien moins développée. Comme dans le reste de la politique étrangère russe, la part du lion revient à la Chine1.
Des années durant, Moscou s’est opposée à ce que Pékin – ou n’importe quel autre État extérieur à l’Arctique – obtienne le statut d’État observateur au Conseil arctique, considérant que le club devait rester limité aux États riverains et non s’ouvrir aux puissances extérieures. Le Kremlin change de position en 2013, essentiellement sous la pression de Rosneft et dans le cadre de sa politique de pivot vers l’Asie – et ce, juste à temps. En effet, dès 2014 et les premières sanctions occidentales qui suivent l’annexion de la Crimée, Moscou se tourne vers Pékin à la recherche de nouveaux investisseurs. La Compagnie nationale pétrolière chinoise et le Fonds de la Route vers la soie acquièrent respectivement 20 et 9,9 % des parts du projet Yamal LNG, faisant de la Chine le premier acteur étranger de l’Arctique russe.
Pékin tente alors d’exporter sa « diplomatie des infrastructures » et cherche agressivement à se positionner à travers toute la région, non seulement en Russie mais également en Islande et au Groenland, avec un discours sur les « Routes de la soie polaires ». La Chine se projette en puissance « proche de l’Arctique » (near Artic) dans son premier Livre blanc de l’Arctique de 2018, un terme qui lui sera contesté par de nombreux acteurs circumpolaires et que les autorités chinoises adouciront graduellement.
Plus encore que dans les autres domaines, les relations sino-russes, le partenariat arctique atteint rapidement ses limites. Moscou est déçue du non-engagement de Pékin sur d’autres investissements, comme dans le port d’Arkhangelsk ou la ligne de chemin de fer de Belkomur en Sibérie occidentale, et fait comprendre au partenaire chinois que la zone maritime arctique reste son pré carré géopolitique. De son côté, Pékin ne veut pas se trouver obligée d’investir dans des projets dont elle met en doute la viabilité commerciale. Même la compagnie chinoise COSCO, premier armateur de Chine et numéro trois du transport maritime mondial, critique le manque d’investissements de Moscou dans la voie maritime nordique (VMN). En outre, la Chine, qui pourrait, dans le futur, s’autonomiser des brise-glaces russes, revendique la liberté de navigation dans l’océan Arctique central, niant à la Russie un droit de regard au-delà de son strict domaine littoral.
Avec les nouvelles vagues de sanctions contre la Russie qui découplent le pays de l’Occident, la Chine peut s’offrir un rôle accru dans le Grand Nord.
Malgré ces limites, les relations russo-chinoises se consolident, jusqu’à la formulation d’un partenariat stratégique « sans limites » en février 2022, quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine. Avec les nouvelles vagues de sanctions contre la Russie qui découplent le pays de l’Occident, la Chine peut s’offrir un rôle accru dans le Grand Nord. Même si les compagnies chinoises ont gelé leur participation dans Artic LNG 2 par peur des sanctions secondaires américaines2, elles restent très présentes. Elles ont livré le matériel nécessaire à la construction des turbines de GNL, accepté d’investir dans la mine de titane de Pijenskoïé en République des Komis et de soutenir Gazprom dans la construction d’usines pétrochimiques pour l’oléoduc Iamal-Europe. La China Communications Construction Company (CCCC) va quant à elle se lancer dans l’exploitation des minerais avec Russian Titanium Resources et investir dans le port en eaux profondes d’Indiga, dans le district autonome des Nenets, et Nornickel négocie le transfert d’une de ses usines de fonderie du cuivre en Chine pour éviter les sanctions et continuer à accéder aux marchés internationaux.
Il semble en fait que dans les des domaines moins visibles que les grands gisements gaziers, la présence chinoise se soit accrue : la firme américaine Strider qui agrège des données ouvertes, a par exemple recensé 234 compagnies chinoises autorisées à travailler dans l’arctique russe entre janvier 2022 et juin 2023, soit une augmentation de 87 % comparé à la l’année précédente.
La Chine continue également à être très intéressée par la VMN, qui lui garantit un passage sécurisé sur le plan géopolitique alors que les tensions en mer de Chine s’accentuent et que Pékin s’inquiète d’un possible blocus maritime. Au moins onze navires ont transporté du pétrole russe en Chine via la VMN en 2023, après un voyage d’essai en 2022. La marine chinoise n’a pas encore de grandes capacités arctiques et ses bateaux polaires, Xuelong 1 et 2 sont principalement utilisés pour des opérations scientifiques. Mais les chantiers chinois développent toute une gamme de navires type glace, brise-glaces, cargos minéraliers, tankers. Lors du récent forum économique de Saint-Pétersbourg, une compagnie maritime chinoise a même signé un important contrat pour le lancement d’une ligne de porte-conteneurs par la VMN.
Toutefois, cet engagement chinois n’est en rien absolu. En effet, même si la Chine continue à soutenir la Russie face aux sanctions occidentales, son aide reste partielle et pragmatique : le poids lourd chinois est lui-même en prise avec une crise économique post-COVID, il fait face à une saturation progressive en gaz naturel russe, et les entreprises chinoises, en particulier celles de grande taille présentes sur le marché mondial sont soucieuses d’éviter le risque des sanctions secondaires américaines. À moyen et long terme, on peut toutefois imaginer que la présence chinoise en Extrême-Orient « remontera » graduellement vers le Nord – une trajectoire intéressant depuis longtemps les autorités de Sakha-Yakoutie, qui voudraient voir des investissements chinois dans les infrastructures de la république.
Pékin est aussi devenue plus présente dans le domaine satellitaire, offrant aux services météorologiques russes des informations en temps réel sur l’état des glaces le long de la Voie. Sur le plan militaire, la Russie n’a jamais cherché à impliquer son allié chinois dans ce domaine jugé clef de la souveraineté nationale. Les exercices militaires bilatéraux ont toujours évité l’Arctique, mais la situation évolue : les deux pays ont mené des exercices navals conjoints dans les eaux internationales de la mer de Béring pour la première fois en 2023. Cette coopération stratégique pourrait se renforcer avec l’accord, signé la même année, entre le FSB et les garde-côtes chinois, qui annonce une évolution. Dans la politique russe consistant à éviter toute implication d’un pays extérieur dans son pré carré souverain.
Si la Chine est bien évidemment le partenaire économique majeur de la Russie, il n’est pas le seul pays asiatique à regarder vers l’Arctique. Comme Lukas B. Wahden l’explique, la Russie est la porte d’entrée de l’Arctique pour les États dit du Sud global qui cherchent de nouveaux partenariats. De son côté, Moscou est en quête de nouveaux alliés pour diversifier ses investisseurs et éviter d’être prise au piège de la dépendance à la Chine. Depuis 2022, l’Inde est devenue l’un des principaux clients du pétrole et du charbon russes, et la Russie a signé avec New Delhi un projet de développement du corridor maritime reliant l’Inde du Sud à Vladivostok. Moscou a également approché la Turquie, le Vietnam et les Émirats arabes unis pour des coopérations technologiques et navales en Arctique, dans l’espoir de contourner les sanctions occidentales. Elle envisage également une ligne ferroviaire directe entre Mourmansk et Bander-Abbas en Iran, et la flotte russe « cachée » de tankers opère depuis l’Afrique, l’Asie du Sud-Est et la Corée du Nord.
Loin de n’être qu’économique, la montée en visibilité du Sud global dans le Grand Nord est également diplomatique et culturelle : la Russie envisage, par exemple, de transformer les deux petites villes minières soviétiques de Barentsburg et Pyramiden (cette dernière a été entièrement abandonnée), sur l’archipel du Svalbard, pour en faire une vitrine de sa coopération scientifique avec les BRICS. Diplomatiquement, Moscou semble donc s’orienter vers une politique de « porte ouverte » aux pays du Sud global en Arctique, avec pour objectif d’affaiblir l’unité des pays riverains occidentaux, tous otaniens.
Notes :
1 Cet article est extrait de l’ouvrage de Marlène Laruelle et Jean Radvanyi L’Arctique russe, un nouveau front stratégique paru en septembre 2024 aux éditions L’Inventaire dans la collection « Les Carnets de l’Observatoire ».
2 Lukas B. Wahden, « Big Words, Small Deeds. Russia and China in the Arctic », INSERM Research Papers n°. 141, February 28, 2024.