L’accueil en grande pompe d’un criminel de guerre à Budapest ferait-il oublier l’essentiel ? Quelques mois avant l’invitation de Benjamin Netanyahou, des « pagers » explosifs fabriqués en Hongrie étaient activés par le Mossad contre des cibles libanaises, civiles et militaires. Quelques années plus tôt, Viktor Orbán utilisait le logiciel-espion Pegasus, conçu en Israël, pour surveiller ses opposants. Il avait d’abord été testé sur les Palestiniens, cobayes d’une surveillance étendue sur plusieurs continents. Au-delà des convergences idéologiques évidentes entre Benjamin Netanyahou et Viktor Orbán, c’est un échange de bons procédés que révèle la consolidation de l’acte Budapest-Tel-Aviv [1].
Viktor Orbán a convié son homologue israélien en dépit des accusations qui pèsent contre lui : usage de la famine comme arme de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. En vertu du droit international, cela n’aurait pas dû survenir. État-membre de la Cour pénale internationale (CPI), la Hongrie était tenue d’arrêter Benjamin Netanyahou dès son arrivée sur le sol hongrois. Or, avant même l’atterrissage du Premier ministre israélien, le gouvernement d’Orbán fait savoir qu’il ne respecterait pas ces obligations légales. En accueillant un criminel de guerre, la Hongrie affiche une fois de plus son mépris des droits humains et de la justice internationale.
Orbán avait annoncé dès novembre dernier son intention d’inviter Netanyahou, qualifiant les mandats d’arrêt de la CPI d’« honteux » et « absurdes ». Ce séjour — de deux — est le deuxième voyage international du Premier ministre israélien depuis la publication des mandats d’arrêt, après l’ovation debout qu’il a reçue au Congrès américain pour ses crimes contre l’humanité.
Péter Magyar, le visage de l’opposition à Orbán, a évité de condamner la visite de Benjamin Netanyahou
Ce n’est pas une première. En 2023, le chef de cabinet d’Orbán avait déjà confirmé que la Hongrie n’arrêterait pas Vladimir Poutine si celui-ci venait à se rendre dans le pays, bien qu’il soit lui aussi recherché par la CPI pour crimes de guerre en Ukraine. Tout en se posant en chantre de la paix sur la scène intérieure, Orbán sabote les principes de justice et d’État de droit en ouvrant les bras aux criminels de guerre les plus notoires de la planète.
Quid des critiques progressistes d’Orbán ? Elles brillent par leur silence. Le fameux « plus jamais ça » semble n’avoir plus aucune portée en Hongrie. La visite de Netanyahou aurait pu être l’occasion de protester contre l’accueil d’un criminel de guerre. Mais plutôt que de défendre le droit international, l’ensemble du spectre politique hongrois a préféré l’indifférence – ou la complaisance. Un silence qui, comme auparavant dans l’histoire du pays, risque de laisser sur la conscience collective la marque d’une complicité avec les entreprises fascisantes et génocidaires.
Moment critique
La visite de Netanyahou intervient en pleine période de tensions politiques en Hongrie. Le mois dernier, Viktor Orbán a annoncé son intention d’interdire les « marches des fiertés » dans tout le pays. Pour justifier cette attaque frontale contre les droits des personnes LGBTQ, il a invoqué la « protection de l’enfance ». Une défense des mineurs qui, visiblement, ne trouve rien à redire au massacre de dizaines de milliers d’enfants à Gaza.
Le projet d’interdiction a déclenché une vague d’indignation en Hongrie comme au sein de l’Union européenne. Des manifestations massives ont eu lieu pour défendre les droits LGBTQ et les libertés constitutionnelles. Les militants hongrois ont organisé plusieurs actions, notamment en arborant le triangle rose — symbole utilisé par les nazis pour persécuter les personnes homosexuels — sur les principaux monuments de Budapest. Dans ce contexte, la venue de Benjamin Netanyahou, combinée à cette nouvelle attaque contre les minorités et la liberté de réunion, pose aussi un défi à Péter Magyar, le nouveau visage de l’opposition.
Ancien membre du parti Fidesz, Magyar dirige le parti Tisza, une formation de centre droit relativement récente, qui enregistre de bons scores dans les sondages. À l’image des précédents adversaires d’Orbán, il adopte une stratégie que l’on peut qualifier de « centriste radicale », refusant de prendre position sur nombre d’enjeux considérés comme sensibles, afin de séduire l’électorat progressiste tout en mordant sur les conservateur. Pour l’instant, il s’est gardé de défendre les homosexuels hongrois face à cette attaque frontale contre leurs droits, recevant paradoxalement le soutien des libéraux – au lieu des critiques que pourraient générer sa lâcheté. Magyar a également évité de condamner la visite de Netanyahou, malgré les mandats d’arrêt lancés par la Cour pénale internationale.
Représente-t-il une quelconque alternative pour défendre les principes démocratiques et humanitaires en Hongrie ?
Blanchir l’antisémitisme
La relation ambiguë entre Orbán et Netanyahou — utilisée comme outil de blanchiment de l’antisémitisme passé du Fidesz — avait déjà fait couler beaucoup d’encre. Mais la visite du Premier ministre israélien en Hongrie illustre plus que jamais à quel point les postures pro-israéliennes peuvent parfaitement avec un antisémisme latent. Paradoxe devient d’autant plus brûlant à l’heure où Donald Trump instrumentalise la crainte de l’antisémitisme pour justifier une nouvelle vague de répression maccarthyste — allant jusqu’à l’arrestation et la déportation de personnes critiques à l’égard d’Israël. L’affaire Mahmoud Khalil constitue un cas d’école sur la décomplexion de la droite pro-israélienne : jusqu’où est-elle prête à aller — et que peut-elle se permettre sans être inquiétée ?
Cette prétendue lutte contre l’antisémitisme est devenue le prétexte au déploiement d’un agenda ultra-conservateur. Une litanie d’« envahisseurs étrangers » — immigrés, musulmans, progressistes, féministes, personnes queer, etc — menaceraient menacer les autochtones hongrois, dans une posture obsidionale qui n’est pas sans rappeler les justifications des colons israéliens.
Cette paranoïa suprémaciste autour du fantasme d’un « grand remplacement » est pleinement assumée par Orbán, tout comme Trump ou Netanyahou. Dans son discours du 15 mars, jour de fête nationale, Orbán déclarait : « La bataille qui se joue aujourd’hui est en réalité celle de l’âme du monde occidental. L’empire veut mélanger puis remplacer les populations natives d’Europe par des masses envahissantes issues de civilisations étrangères. » Il semble admirer Israël dans son processus de fascisation à marche forcée – dont le génocide en cours à Gaza est la manifestation la plus criante.
En mars dernier, des figures majeures de l’extrême droite européenne, dont des Hongrois, se sont rendues à Jérusalem pour une conférence organisée par le gouvernement israélien au nom de la lutte contre l’antisémitisme. De nombreuses organisations et personnalités juives ont boycotté l’événement, dénonçant la présence de figures notoirement fascisantes. Lors de la conférence, Netanyahou a salué la répression brutale menée par Trump contre les manifestations pro-palestiniennes, tout en soutenant son projet de nettoyage ethnique par expulsion à Gaza. Il a également attribué la montée de l’antisémitisme à « une alliance systémique entre l’ultra-gauche progressiste et l’islam radical ».
La Pologne s’est retrouvée écartelée sur la question d’une éventuelle arrestation de Netanyahou s’il se rendait à la cérémonie de commémoration d’Auschwitz.
La plupart des intervenants ont soigneusement évité d’évoquer l’antisémitisme d’extrême droite. Tandis que Netanyahou aide Orbán à blanchir l’antisémitisme du Fidesz, Orbán semble lui rendre la pareille en adoubant les projets d’épuration ethnique de Trump à Gaza. Selon le Times of Israel, Netanyahou chercherait à obtenir le soutien d’Orbán pour « bâtir une coalition de pays en faveur du plan de Trump pour Gaza ». En février, Donald Trump avait défendu l’expulsion des Palestiniens pour transformer Gaza en station balnéaire — une idée rejetée, d’après les sondages, par seulement 16 % de la population israélienne. D’autres intérêts pourraient cependant être en jeu.
De Pegasus aux pagers
Orbán n’a pas encore commenté ou soutenu les projets de Donald Trump pour Gaza. Il reste difficile de savoir à quel point il risquerait gros en adoubant une proposition aussi marquée, alors que l’exaspération grandit à son égard dans plusieurs capitales européennes. D’après un document obtenu par Politico, la coalition du chancelier allemand entrant Friedrich Merz entend pousser l’Union européenne à suspendre les fonds et les droits de vote des pays violant les principes fondamentaux du bloc — une directive qui vise sans ambiguïté la Hongrie. Mais l’Union elle-même reste divisée sur la question israélo-palestinienne.
Plus tôt cette année, la Pologne s’est retrouvée écartelée sur la question d’une éventuelle arrestation de Netanyahou s’il se rendait à la cérémonie de commémoration d’Auschwitz. Un sondage révélait que plus de 60 % des Polonais soutenaient une telle arrestation. Finalement, Netanyahou a renoncé à faire le déplacement. Alors, pourquoi prendre le risque de se rendre dans l’Union européenne pour rencontrer Orbán ?
En 2021, un rapport révélait que des journalistes et critiques du régime hongrois avaient été ciblés par Pegasus, logiciel espion israélien. Développé par NSO Group, cet outil — acquis et utilisé par divers régimes autoritaires pour surveiller journalistes et militants — permet d’activer à distance caméras, micros et de siphonner toutes les données d’un téléphone. Si les États-Unis ont depuis inscrit NSO Group sur liste noire, la Hongrie, elle, n’a jamais reconnu ni assumé ses achats du logiciel.
Les accusations d’abus liés à Pegasus se sont multipliées, alors que des voix palestiniennes alertaient depuis des années : la population palestinienne servirait de cobaye pour les technologies de guerre (y compris psychologique) israéliennes, testées à Gaza avant d’être exportées pour des usages répressifs à l’échelle mondiale.
En 2024, une entreprise hongroise a été impliquée dans la fabrication de « pagers explosifs » utilisés au Liban et en Syrie pour terroriser et éliminer des civils. BAC Consulting aurait fourni des milliers de ces appareils, qui ont tué au moins douze personnes — dont deux enfants — et blessé quelque 2 800 autres. Une enquête du New York Times révèle que le Mossad a créé plusieurs sociétés-écrans pour commercialiser ces appareils, dont l’une serait précisément BAC Consulting, basée en Hongrie.
Ces affaires dévoilent que la convergence entre la Hongrie et Israël dépasse les affinités idéologiques : elle s’enracine aussi dans des partenariats opaques. Alors même qu’Orbán annonce vouloir recourir à des technologies de surveillance sophistiquées pour réprimer les organisateurs et les participants des marches des Fiertés, Israël pourrait bien lui en fournir les outils.
Ainsi, l’opposition hongroise a choisi de ne pas poser les questions qui fâchent sur cette visite de Netanyahou — qui restera probablement l’un des épisodes les plus honteux de l’histoire hongroise du XXIe siècle. Qu’un criminel de guerre poursuivi au niveau international puisse se promener librement en Hongrie, sans la moindre opposition, ne témoigne-t-il pas du degré de fascisation de la société hongroise ?
Note :
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Viktor Orbán’s Shameful Embrace of Benjamin Netanyahu » et traduit pour LVSL.