À côté de la foule d’éloges qui a suivi le décès de Henry Kissinger, certaines voies timides ont rappelé les crimes dont sa carrière a été entachée – au Chili, au Laos ou au Cambodge – et les massacres commis par les alliés des États-Unis sous son secrétariat d’État – en Argentine ou au Timor-Oriental. Henry Kissinger n’a pourtant rien d’un monstre impérialiste. Il est une simple incarnation, sans faux semblants, de la politique étrangère américaine. Par René Rojas, Bhaskar Sunkara, Johan Walters, traduction et édition par Albane le Cabec [1].
Dans la tempête médiatique qui a suivi le décès de Henry Kissinger, dénonciations enflammées et souvenirs chaleureux se sont mêlés. Sans doute, aucun autre personnage de l’histoire américaine du XXe siècle n’a été aussi violemment vilipendé par certains et vénéré par d’autres.
Mais du moins, aucun de ses admirateurs n’oserait le qualifier de sex-symbol. Les temps ont changé. À l’époque où Kissinger était conseiller à la sécurité nationale, le Women’s Wear Daily publiait un portrait élogieux du jeune homme d’État, le décrivant comme « le sex-symbol de l’administration Nixon ». En 1969, selon ce même article, Kissinger a assisté à une fête mondaine de Washington, tenant sous son bras une enveloppe classée « Top Secret ». Devant la curiosité des invités, Kissinger aurait noyé le poisson avec une boutade : l’enveloppe contenait son exemplaire du dernier magazine Playboy.
Mais ce que contenait en réalité l’enveloppe était une ébauche du discours de Nixon sur la « majorité silencieuse ». Un discours tristement célèbre qui traçait une ligne de démarcation entre la décadence morale des pacifistes et la realpolitik sans failles de Nixon.
Au cours des années 1970 – alors qu’il ordonnait les bombardements des populations laotiennes et cambodgiennes et fermait les yeux sur les massacres au Timor Oriental et au Pakistan – Kissinger était connu comme « le playboy de l’occident ». Il aimait être photographié, et les photographes le lui rendaient bien. Il était d’ailleurs un incontournable des pages de gossip, en particulier lorsque ses liaisons avec des femmes célèbres ont été révélées au public.
Alors que Kissinger fréquentait la jet set de Washington, lui et le président – un duo si étroitement lié qu’Isaiah Berlin les a baptisés « Nixonger » – prétendaient mépriser l’élite progressiste, dont la moralité décadente, assuraient-ils, ne pouvait conduire qu’à la paralysie. Un mépris affiché pour les élites qui ne l’empêchait nullement de se complaire dans les soirées branchées de la haute société.
Cette élite, d’aucune sont prompts à l’oublier, l’aimait en retour, et cet engouement ne s’est pas arrêté dans les années 1970. En 2013, pour l’anniversaire de Kissinger, qui fêtait ses quatre-vingt-dix an, on comptait des invités bipartisans de choix : Michael Bloomberg, Roger Ailes, Barbara Walters, le « vétéran de la paix » John Kerry, ainsi que quelques trois cent autres stars. Un article paru dans Women’s Wear Daily, qui continuait à publier des portraits de l’homme politique, rapportait que Bill Clinton et John McCain avaient porté un toast ensemble pour complaire à l’invité d’honneur de la soirée. Le sénateur McCain a probablement parlé au nom de tous lorsqu’il déclarait qu’il ne connaissait « personne qui soit plus respecté dans le monde qu’Henry Kissinger ».
En réalité, le monde tendait plutôt à détester Henry Kissinger. L’ancien secrétaire d’État évite même soigneusement de se rendre dans plusieurs pays, de peur d’être arrêté et jugé pour crimes de guerre. En 2002, un tribunal chilien lui a demandé de répondre de son rôle dans le coup d’État de 1973. En 2001, un juge français a envoyé des policiers dans la chambre d’hôtel parisienne de Kissinger pour lui remettre une convocation à un interrogatoire où il devait être entendu sur le même coup d’État, au cours duquel plusieurs citoyens français ont disparu. Apparemment imperturbable, l’homme d’État a fui en montant à bord d’un avion pour l’Italie. À peu près au même moment, il a annulé un voyage au Brésil à la suite de rumeurs d’arrestation. Il est clair que Kissinger ne souhaitait pas s’étendre sur son rôle dans l’Opération Condor, le projet qui, dans les années 1970, a uni les dictatures sud-américaines afin de faire disparaître les opposants politiques. Un juge argentin enquêtant sur l’opération avait d’ailleurs déjà désigné Kissinger comme l’un des « accusés ou suspects » potentiels dans une future inculpation pénale.
Il n’y a qu’aux Etats-Unis que Kissinger est intouchable. C’est dans ce pays qu’est mort l’un des bouchers les plus prolifiques du XXe siècle, aimé des riches et des puissants de tous les bords politiques. La raison de la fascination bipartisane pour Kissinger est simple : il était un fin stratège lorsqu’il s’agissait de défendre le capitalisme américain à un moment critique du développement de cet empire.
Il n’est pas étonnant que l’establishment ait vu en Kissinger un si précieux atout. Il incarnait ce que les deux partis au pouvoir avaient en commun : leur volonté de garantir les conditions les plus favorables pour les investisseurs américains de par le monde. Kissinger a su maintenir l’empire américain dans sa situation de suprématie mondiale, même lorsque cette prédominance semblait sur le point de s’effondrer.
Et pour cause : avant la Seconde guerre mondiale, préserver le capitalisme était une affaire relativement simple. Les rivalités entre les puissances capitalistes avancées conduisaient périodiquement à des guerres spectaculaires, mais elles perturbaient relativement peu la marche en avant du capital à travers le monde. En prime, elles offraient des opportunités régulières de renouvellement des investissements – une manière de retarder les crises de surproduction du capitalisme.
Bien sûr, à mesure que les puissances capitalistes affermissaient leur contrôle sur les territoires dont elles s’emparaient, l’impérialisme rencontrait une opposition de plus en plus intense. Mais les luttes de libération aboutissaient rarement à autre chose qu’à la domination par une nouvelle puissance capitaliste. Tout au long de cette période, le colonialisme – comme le capitalisme – apparaissait comme un système indestructible.
Mais après la Seconde Guerre mondiale, l’axe de la politique mondiale a changé. Lorsque la guerre a cessé de faire rage en Europe, les élites ont découvert un monde méconnaissable : Londres en ruine, l’Allemagne en morceaux, divisée par deux de ses rivaux, et l’Union soviétique, dont le développement économique et industriel avait connu une percée jamais vue dans l’histoire, jouissait désormais d’une forte influence géopolitique. Enfin, les États-Unis avaient, en quelques générations seulement, supplanté la Grande-Bretagne en tant que puissance militaire et économique sans rivale sur la scène mondiale.
Mais plus important encore, la Seconde Guerre mondiale envoyait un signal aux peuples colonisés : l’impérialisme pouvait être vaincu. La domination européenne était à l’agonie. Une période historique caractérisée par des guerres entre puissances du Nord a cédé la place à une période de conflits anticoloniaux soutenus par les pays du Tiers Monde.
Les États-Unis, sortis première puissance mondiale de la Seconde Guerre mondiale, auraient été les perdants de tout réalignement mondial restreignant la libre circulation des capitaux. Dans ce contexte, le pays assume donc un nouveau rôle géopolitique, celui de garant du système capitaliste mondial.
Mais garantir la santé du système dans son ensemble ne se réduit pas à assurer la domination des entreprises américaines. Il s’agit d’administrer un ordre mondial propice au développement et à l’épanouissement d’une classe capitaliste internationale. Aussi les États-Unis sont-ils devenus les principaux architectes du capitalisme atlantique d’après-guerre – un régime commercial qui liait les intérêts économiques de l’Europe occidentale et du Japon aux stratégies des entreprises américaines. En d’autres termes, pour préserver un ordre capitaliste mondial qui défendait avant tout les entreprises américaines, les États-Unis devaient favoriser le développement capitaliste de leurs rivaux. Cela signifiait créer de nouveaux centres capitalistes, comme le Japon, et faciliter le rétablissement d’économies européennes saines.
Les pays européens ont rapidement perdu leurs colonies, et les mouvements de libération nationale menaçaient les intérêts fondamentaux que les États-Unis s’étaient engagés à protéger, perturbant le marché mondial unifié que le pays souhaitait coordonner. La promotion des intérêts américains a donc acquis une dimension géopolitique plus large. L’élite au pouvoir à Washington s’est engagée à vaincre les obstacles à leur hégémonie partout où ils surgissaient. À cette fin, la sécurité nationale des Etats Unis a déployé une série de moyens : soutien militaire aux dictatures ; sanctions économiques contre les gouvernements socialistes ; ingérence électorale ; manipulations commerciales ; commerce d’armes tactiques ; et, dans certains cas, interventions militaires.
Tout au long de sa carrière, ce qui a le plus inquiété Kissinger a été la possibilité que des pays subordonnés agissent de leur propre chef pour créer une sphère d’influence et de commerce alternative. Les États-Unis n’ont pas hésité à mettre un terme à de telles initiatives indépendantes lorsqu’elles ont émergé.
Les politiques poursuivies par Kissinger visaient donc moins à promouvoir les profits des entreprises américaines qu’à garantir des conditions florissantes pour le capitalisme. C’est un point important, souvent négligé par les études sur l’impérialisme américain. Trop souvent, les analyses critiques supposent qu’il existe un lien direct entre les intérêts de certaines entreprises américaines à l’étranger et les actions de l’État américain. Et dans certains cas, cette hypothèse peut être étayée par l’histoire – comme par exemple le renversement par l’armée américaine en 1954 du réformateur social guatémaltèque Jacobo Árbenz, entrepris en partie grâce au lobbying de la United Fruit Company.
Mais dans de nombreux cas, cette hypothèse obscurcit plus qu’elle n’éclaire. Après le coup d’État contre Salvador Allende au Chili, l’administration Nixon n’a pas fait pression sur ses alliés de la dictature militaire pour qu’ils restituent aux sociétés américaines Kennecott et Anaconda les mines précédemment nationalisées. Restituer les propriétés confisquées aux sociétés américaines aurait pourtant été une mince affaire mais l’objectif principal du duo « Nixonger » était de chasser Allende du pouvoir pour que la voie démocratique du Chili vers le socialisme ne menace plus le capitalisme dans la région.
Contrairement aux idées reçues, la lutte contre l’expansionnisme soviétique n’a guère été un facteur important dans la politique étrangère américaine pendant la Guerre froide. Les plans américains visant à soutenir le capitalisme international par la force ont été décidés dès 1943, alors qu’il n’était pas encore sûr que les Soviétiques survivent à la guerre. Et même au début de la guerre froide, l’Union soviétique manquait de volonté et de capacité pour s’étendre au-delà de ses satellites régionaux.
Les mesures prises par Staline pour stabiliser le « socialisme dans un seul pays » sont apparues comme une stratégie défensive, la Russie cherchant alors à consolider un cercle d’États tampons pour la protéger des invasions occidentales. Pour cette raison, une génération de militants de gauche en Amérique latine, en Asie et en Europe interprète la soi-disant « guerre froide » comme une trahison en série de Moscou envers les mouvements de libération à travers le monde. Malgré les discours publics de Kissinger en faveur de la « civilisation de marché occidentale », la menace d’expansion soviétique n’a été en réalité qu’un outil rhétorique dans la politique étrangère américaine.
Il est donc compréhensible que la structure de l’économie mondiale n’ait pas radicalement changé après la chute de l’Union soviétique. Le tournant néolibéral des années 1990 a représenté une intensification du programme mondial que les États-Unis et leurs alliés avaient toujours poursuivi. Et aujourd’hui, l’État américain continue de jouer son rôle de garant mondial du capitalisme et du libre échange – même lorsque les gouvernements du Sud, craignant les répercussions géopolitiques, évitent d’affronter le capital américain. Par exemple, à partir de 2002, Washington a commencé à soutenir les efforts visant à renverser le président populiste de gauche vénézuélien, Hugo Chávez, alors même que les géants pétroliers américains poursuivaient leurs forages à Maracaibo et que le pétrole vénézuélien continuait d’affluer vers Houston et le New Jersey.
En fin de compte, le bilan macabre de Kissinger doit être étendu au-delà de son adhésion aux atrocités commises au nom de la puissance américaine. Il faut cesser de considérer Kissinger comme un monstre impérialiste, mais plutôt tel qu’il était : une simple incarnation de la politique américaine. Cela favoriserait une critique de la politique étrangère américaine qui subvertit systématiquement les ambitions populaires au nom de la protection des intérêts élitaires, américains et étrangers.
Notes :
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « The Verdict on Henry Kissinger »