Dimanche dernier survenait un coup d’État en Bolivie. Trois semaines après la réélection d’Evo Morales, l’armée et la police ont contraint le leader du MAS (Movimiento al Socialismo) à la démission. Alors que de nombreux témoignages s’accumulaient, ne laissant guère planer le doute sur la nature de la situation, la plupart des médias français ont dans un premier temps complètement travesti l’événement et escamoté son caractère foncièrement anti-démocratique.
L’armée et la police qui poussent un président à la démission, des arrestations et des prises d’otage de dirigeants ou de membres de leur famille, une ingérence probable des États-Unis : cela ressemble fortement à un putsch, surtout lorsqu’on se remémore l’histoire de l’Amérique latine scandée par de nombreux coups d’État militaires, souvent soutenus par l’Oncle Sam. Mais visiblement, même si tous ces éléments ont été très tôt portés à la connaissance des rédactions, aucune n’a osé parler de coup d’État – mis à part lorsqu’elles citaient les propos de Morales lui-même ou de ses partisans.
Puisque l’illégitimité prétendue du président (accusé de fraude électorale et contesté par une partie de sa population depuis trois semaines) semblait acquise pour les journalistes, sa chute ne pouvait être décrite que comme une libération pour le peuple bolivien – fût-elle implicitement la résultante d’un coup d’État.
Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Parisien, La Croix… tous les grands titres nationaux (à l’exception notable, mais peu surprenante, de L’Humanité) ont failli à leur mission d’information. Le 10 novembre au soir, alors qu’avait eu lieu plus tôt dans la journée ce que l’on peut difficilement qualifier autrement que de « coup d’État », le lecteur de l’un de ces quotidiens apprenait la simple « démission de Morales », dans des articles dont aucun ne donnait la mesure de la gravité de la situation. On apprenait que c’était suite aux « suggestions » de l’armée qu’Evo Morales ainsi que ses plus proches soutiens ont subitement démissionné en cascade (notamment son vice-président Álvaro García Linera et la présidente du Sénat Adriana Salvatierra, que LVSL avait récemment interviewés : voir respectivement ici et ici).
Aucune mention n’est faite des violences perpétrées par les acteurs du coup d’État.
Sur France Info, le travestissement de la réalité atteint des sommets et confine à la désinformation : photos d’une foule en liesse célébrant la chute de Morales à l’appui, les journalistes de la quatrième chaîne radiophonique de France se croient autorisés à affirmer que c’est « l’unité des Boliviens » qui a permis de « libérer » la Bolivie. S’il est indéniable que les manifestations contre le gouvernement Morales ont été massives au cours des dernières semaines et que certains secteurs de la population se réjouissent de son départ, c’est en revanche une contre-vérité évidente que d’évoquer « l’unité des Boliviens » alors que le pays est au contraire déchiré entre partisans et opposants à Morales.
Non contents de donner ainsi une image faussée de la situation en Bolivie, les journalistes de France Info en rajoutent en tronquant les propos du président : alors que Morales avait conclu son discours de démission en appelant son peuple et la communauté internationale à la vigilance, car « des groupes violents oligarchiques [conspiraient] contre la démocratie », son avertissement est retranscrit de la façon suivante : « le peuple bolivien doit savoir que la communauté internationale et des groupes oligarchiques conspirent contre la démocratie ». Les paroles du président démissionnaire, falsifiées de cette façon, le dépeignent comme enfermé dans un complexe obsidional et tombant dans des délires complotistes à l’égard de la communauté internationale. Évidemment, présentées ainsi, on peut difficilement leur accorder crédit et le lecteur peu vigilant en conclut que toutes ces histoires de coup d’État ne sont que le fruit de l’imagination du président déchu.
Enfin, France Info tronque non seulement les paroles mais altère aussi les faits. En évoquant les violences et notamment les incendies qui ont eu lieu dans la journée de dimanche dans l’unique paragraphe consacré aux partisans de Morales, on laisse sous-entendre que ces derniers en sont responsables, alors que c’est l’inverse qui semble vrai : la maison de la sœur de Morales a été incendiée, celle de Morales lui-même saccagée et des manifestants le soutenant ont été kidnappés par les groupes armés de l’opposition.
Bien sûr, aucune mention n’est faite des violences perpétrées par les putschistes, comme les prises d’otage et les arrestations d’anciens dirigeants et de membres de leur famille, l’humiliation infligée à Patricia Arce, une maire du parti de Morales, ou encore des groupes racistes d’extrême-droite qui brûlent le drapeau wiphala (symbole des indigènes) et s’en prennent physiquement aux Indiens.
On pouvait s’y attendre : la rengaine habituelle selon laquelle les présidents socialistes latino-américains seraient tous peu ou prou des dictateurs en puissance resurgit, et les éditorialistes s’en donnent à cœur joie (on se souvient de François Lenglet qui n’avait pas hésité à qualifier Evo Morales de « corrompu » – sans la moindre preuve évidemment). On compare la Bolivie au Venezuela, alors que la situation des deux pays est totalement différente : si le Venezuela connaît actuellement une grave crise économique et politique, la Bolivie a au contraire connu une croissance record et plus généralement une stabilité politique sans précédent au cours des trois mandats d’Evo Morales (à tel point qu’on a pu parler, ici et là, d’un « miracle bolivien »).
Sur le plateau de David Pujadas (LCI), Vincent Hervouët explique quant à lui doctement que les coups d’État sont une bonne chose pour la démocratie ; cette théorie audacieuse mériterait sans nul doute que son auteur la développe plus longuement…
La presse régionale n’était pas en reste : « Le président Evo Morales démissionne sous la pression de la rue », titraient par exemple les Dernières nouvelles d’Alsace. Dans le corps de l’article, l’on pouvait lire en revanche que « l’armée, la police et l’opposition [avaient réclamé] son départ » et que « Luis Fernando Camacho, dirigeant le plus visible et radical de l’opposition [par ailleurs évangéliste fondamentaliste et leader raciste d’extrême-droite, ndr] s’était rendu au siège du gouvernement à La Paz pour y remettre symboliquement une lettre de démission à signer par Evo Morales, ainsi qu’un exemplaire de la Bible ».
Un schéma similaire s’observait dans la plupart des articles évoqués : un titre et un chapô qui ne laissaient en rien soupçonner qu’un coup d’État avait eu lieu puis, plus loin dans l’article, de brèves allusions qui faisaient entrevoir la nature véritable de la situation. Certes, aujourd’hui, les journalistes sont tenus de réagir rapidement et n’ont pas toujours le temps d’approfondir leurs analyses. Mais en l’occurrence, comprendre qu’on assistait à un véritable coup d’État ne semblait pas demander des efforts de réflexion disproportionnés – d’autant plus que toutes les informations nécessaires pour cela étaient connues des journalistes, qui parfois même les relayaient, sans pour autant tirer la conclusion qui en découlait logiquement.
Une élection manipulée ?
Arrivé à la présidence de la Bolivie en 2006, Morales mène un ambitieux programme de réduction des inégalités et de la pauvreté, de l’analphabétisme et du pouvoir des multinationales américaines, mais aussi de reconnaissance des indigènes – la Bolivie devient en 2009 un État plurinational. Ces orientations, malgré toutes les limites de leur réalisation concrète, ne plaisent guère aux élites économiques boliviennes : Morales doit faire face à des tentatives de déstabilisation et même d’assassinat en 2008 puis en 2009, auxquelles il parvient à résister grâce au fort soutien populaire dont il jouit alors.
Largement réélu en 2009 puis en 2014 et désireux de briguer un quatrième mandat, il organise en 2016 un référendum pour modifier la Constitution de 2009 qui le lui interdit. Il perd le référendum – avec 51,3 % de « Non » et à la suite d’une campagne d’accusations dirigées contre lui (accusations dont la fausseté n’a été démontrée qu’après le scrutin) –, mais décide finalement de passer outre et d’invoquer le verdict du Tribunal suprême électoral l’y autorisant pour se présenter à l’élection de 2019. Cette décision – légale, mais discutable – de se présenter une quatrième fois à un scrutin présidentiel est critiquée par l’opposition, mais aussi dans son propre camp.
Les partisans traditionnels de Morales, comme les syndicats, les communautés indigènes et les classes populaires, ne le soutiennent plus aussi nettement qu’auparavant.
L’opposition à Morales est disparate : les élites urbaines blanches, les propriétaires terriens, certaines communautés indigènes qui lui reprochent de n’avoir pas assez protégé l’environnement, une classe moyenne aisée qui s’est paradoxalement constituée en partie grâce aux politiques de redistribution mises en œuvre par Morales, mais qui réclame désormais des politiques plus libérales, et bien sûr les défenseurs d’un ordre réactionnaire et néolibéral comme le premier opposant Luis Fernando Camacho. Ces derniers avaient prévenu qu’ils ne reconnaîtraient pas les résultats du scrutin, quels qu’ils soient. Les partisans traditionnels de Morales, comme les syndicats, les communautés indigènes et les classes populaires, ne le soutiennent plus aussi nettement qu’auparavant. Ils lui reprochent notamment sa décision de se présenter à une quatrième mandature.
C’est donc sur fond de contestation sociale et d’érosion de sa base électorale que se tiennent les élections, le 20 octobre. Dans le système électoral bolivien, le candidat arrivé en tête est directement élu s’il obtient plus de 50 % des voix, ou s’il a une avance d’au moins dix points de pourcentage sur ses adversaires (sinon, un second tour est organisé). La tenue d’un second tour ne garantissait en rien la victoire de Morales, puisqu’il aurait alors dû affronter Carlos Mesa, le candidat de centre-droit, qui aurait probablement bénéficié des reports de voix. Il était donc crucial, pour Morales, de l’emporter dès le premier tour. Le résultat final, qui lui donne 47,1 % de voix contre 36,5 % à Mesa, est pourtant contesté par les autres candidats, arguant du fait que ce n’est que tardivement dans le décompte des voix que l’avance de Morales a dépassé les dix points de pourcentage. Or, cette victoire in extremis pourrait être simplement liée au fait que les bulletins des zones rurales et des Boliviens de l’étranger, qui sont deux électorats traditionnellement plus favorables à Morales que le reste du pays, sont décomptés en dernier.
La validité des accusations de fraude électorale soulevées par ses adversaires a été sérieusement questionnée par l’étude du Center for Economic and Policy Research. Celle-ci montre que rien ne permet d’affirmer, comme l’a fait de manière péremptoire l’Organisation des États Américains (OEA) qu’il y a effectivement eu des « fraudes massives » au cours de ces élections – précipitant en cela la chute de Morales. Le verdict de l’OEA est pourtant repris sans aucun recul critique par la quasi-totalité des médias français, ce qui contribue à « justifier » ou du moins à minimiser la gravité du coup d’État aux yeux de l’opinion publique – puisque Morales aurait dès lors été le premier à sortir de la légalité.
Mais même si critiquer l’impérialisme américain semble passé de mode, il eût été judicieux de s’interroger sur le degré d’objectivité des rapports de l’OEA, surtout lorsqu’on sait que cette organisation est financée à 60 % par les États-Unis et qu’elle a historiquement souvent servi leurs intérêts. D’ailleurs, l’administration Trump a réagi immédiatement à l’annonce de la chute de Morales en applaudissant l’intervention des forces armées ; des enregistrements audio semblent de plus établir que des sénateurs américains ont comploté avec les acteurs du coup d’État. Mais tout cela n’a pas été jugé digne d’intérêt par les principaux médias français.
Un autre élément que n’ont relevé que très peu de médias, mais qui n’est peut-être pas pour rien dans l’explication du coup d’État, est que Morales avait annoncé vouloir nationaliser les mines de lithium de son pays, et annulé une semaine auparavant un accord avec le fournisseur allemand de Tesla, ACI Systems Alemania, pour leur exploitation. La Bolivie détient en effet plus de la moitié des réserves mondiales de lithium, un matériau de plus en plus convoité et notamment utilisé dans les batteries des voitures électriques. L’action de Tesla a d’ailleurs connu une nette hausse après l’annonce de la chute de Morales, témoignant du soulagement des actionnaires, désormais sûrs que l’approvisionnement en lithium de l’entreprise d’Elon Musk ne pâtira pas des velléités souverainistes de l’ex-président bolivien.
Des réactions internationales timorées
Au niveau international, les réactions au coup d’État bolivien n’ont pas non plus été à la hauteur de la gravité de l’événement. Le caractère indéniablement anti-démocratique de celui-ci sautait aux yeux, mais peu d’États ont osé se prononcer contre : beaucoup de pays d’Amérique latine bien sûr, mais aussi l’Espagne, par exemple. Le gouvernement français n’a pas daigné s’exprimer sur le sujet – à part la secrétaire d’État aux affaires européennes Amélie de Montchalin qui, en séance à l’Assemblée nationale, se contente « [d’appeler] au calme et à la retenue toutes les autorités de transition », tout en se refusant de nommer et condamner ces dernières.
Cet aveuglement collectif est sans nul doute à mettre au compte, au moins en partie, du refus obstiné de la presse française à reconnaître ce coup d’État pour ce qu’il était, au moins dans un premier temps. Lorsque France Info, dans l’article cité ci-dessus, écrit que « de nombreux responsables de la gauche latino-américaine ont qualifié dimanche de « coup d’État » les événements qui ont conduit à la démission du président bolivien Evo Morales », on peut facilement croire que l’accusation de coup d’État n’est qu’une stratégie partisane des alliés de Morales. Et en effet, le fait que seuls les « amis » de Morales ou les responsables politiques avec qui il entretenait des proximités idéologiques aient pris position contre le coup d’État a pu renforcer l’idée que les deux camps en présence étaient également coupables de la situation.
Heureusement, depuis le début de la semaine, les médias évoluent vers une analyse plus nuancée de la situation – parfois en essayant de faire oublier leur première réaction. Le Monde, par exemple, a remanié de fond en comble l’article initialement paru et dans lequel l’expression de « coup d’État » est apparue comme par magie. Le Huffington Post fait paraître une mise au point, dont le titre est cette fois on ne peut plus explicite : « Ce que vit la Bolivie n’est pas une contestation populaire mais un coup d’État ». On peut cependant regretter que la plupart des médias continuent de tenir pour acquise la fraude électorale dont les adversaires de Morales l’accusent, alors qu’elle n’est pas avérée et semble au contraire être un mensonge.
Le destin de la Bolivie reste en suspens. Jeanine Añez, la seconde vice-présidente du Sénat bolivien, s’est autoproclamée présidente mardi malgré l’absence du quorum parlementaire requis. Elle qui conviait en 2013 les Indiens – majoritaires en Bolivie – à « retourner sur leurs plateaux » a reçu le soutien de Carlos Mesa et de Luis Fernando Camacho, ainsi que des États-Unis. Elle promet d’organiser des élections dans les 90 jours qui viennent, mais refuse que Morales s’y présente et le menace de poursuites judiciaires s’il revient du Mexique, où l’asile politique lui a été accordé. De plus, selon Libération, la nouvelle cheffe d’État « envisagerait la fermeture du Parlement pour contourner le parti d’Evo Morales, le Mouvement vers le socialisme (MAS), qui y est majoritaire dans les deux chambres, afin de gouverner par décrets présidentiels ». Au moment même de l’écriture de cet article, l’AFP annonce la mort de cinq manifestants pro-Morales, tués par les policiers lors de manifestations à propos desquelles la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) a dénoncé dans un communiqué « l’usage disproportionné de la force policière et militaire ».
Le coup d’État a bien abouti, et le silence des médias, partiellement responsable de l’absence de réaction ferme de l’opinion publique et de la communauté internationale, n’y est pas pour rien.