Supposé être le joyau de l’armée de l’air américaine, le F-35 est en proie à des dysfonctionnements et à des dépassements de coûts depuis des années. Pourtant le Congrès continue d’en commander de nouveaux exemplaires. Une hérésie qui illustre le poids du lobby militaro-industriel sur la politique américaine. En effet, le pouvoir acquis par les sociétés d’armement, dont Lockheed Martin, explique le consensus bipartisan préférant financer des armes plutôt que de mettre en place une protection sociale minimale. Article de Michael Brenes, historien à l’Université de Yale et auteur chez notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.
En décembre dernier, les images spectaculaires du crash d’un avion Lockheed Martin de type F-35B sur une base de l’armée de l’air à Fort Worth (Texas), ont fait le tour d’Internet. La vidéo de trente-sept secondes montre l’avion en vol stationnaire au-dessus d’une piste suivie d’un atterrissage, d’un rebond et du déboîtement de la roue avant, ce qui conduit l’avion à piquer du nez et à se mettre à tourner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Incapable de reprendre le contrôle de l’appareil, le pilote finit par s’éjecter, mais subira des blessures graves. Cet accident tragique n’est que le dernier d’une longue série de crashs de F-35 : deux autres ont été recensés en 2022, dont un en octobre sur une base de l’Air Force dans l’Utah.
#Breaking New much clearer video, courtesy Kitt Wilder, of STOL variant F35 B model landing JRB Fort Worth, and pilot ejects. Condition of pilot still unknown. @CBSDFW pic.twitter.com/BeERIeyhtO
— Doug Dunbar (@cbs11doug) December 15, 2022
Si la séquence est devenue virale, c’est sans doute à cause de la manière déconcertante et absurde dont le crash s’est produit : le F-35 y ressemble plus à un avion en papier ballotté par la brise qu’à un bijou de technologie valant 100 millions de dollars. En outre, le F-35 est devenu le symbole des mauvaises priorités politiques des Etats-Unis : l’empressement, tant chez les Républicains que chez les Démocrates, à financer des outils de guerre plutôt que de faire d’autres choses plus socialement productives avec les fonds fédéraux, comme développer des logements abordables, s’attaquer aux inégalités, instaurer des congés maternité et des services de crèche…. Vu sous cet angle, les échecs du F-35 deviennent un miroir des nôtres, de l’éternelle incapacité des États-Unis à se tourner vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur pour résoudre ses problèmes. Les innovations dans le domaine de la guerre sont exigées pour satisfaire nos angoisses face à la « concurrence » avec la Chine, ainsi que nos angoisses quant à l’avenir de la suprématie américaine.
« Nous avons dépensé 1,7 trillion de dollars (soit 1.700 milliards, ndlr) sur ce F-35 », a tweeté le commentateur Kyle Kulinski en réponse au crash. Pas tout à fait. Certes, ce chiffre correspond au coût total prévu sur 66 ans, qui n’est donc pas encore réel. Mais un chiffre aussi élevé – équivalent au montant du projet de loi sur les dépenses récemment approuvé par le Congrès pour maintenir le fonctionnement du gouvernement fédéral l’année prochaine et au total de la dette étudiante sous forme de prêts fédéraux – en dit long sur la gabegie financière du Pentagone. Toutefois, on ne saurait résumer le F-35 à son coût exorbitant. Son histoire est emblématique du complexe militaro-industriel américain.
Le Congrès impuissant face à Lockheed Martin
La saga du F-35 a débuté il y a maintenant plus de vingt ans. Après la guerre froide, l’armée de l’air souhaitait remplacer les avions de chasse F-16 devenus désuets. Après avoir reçu des offres concurrentes de Lockheed et Boeing, le Pentagone a passé commande auprès de Lockheed pour un nouvel avion de combat en 2001. Le F-35 fait ses débuts en 2006. Mais depuis plus de quinze ans que les F-35 sortent des chaînes de production, les difficultés s’enchaînent : le poids de l’avion, son logiciel, et même sa capacité à manœuvrer correctement posent problème. En 2015, après plus d’une décennie d’investissements, alors que l’avion devait encore coûter moins de 1.000 milliards de dollars, le F-16 se révélait toujours être plus performant.
Pourtant, les problèmes qui ont affligé le F-35 n’ont rien d’une anomalie. Le F-35 est en effet le pur produit du fonctionnement du système de défense américain, du processus d’acquisition auprès de grands groupes et des relations public-privé entre l’armée, les entrepreneurs de la défense et le Congrès. Un système qui s’est mis en place au début de la Guerre froide.
Les articles sur les dysfonctionnements du F-35, les dépassements de coûts pour résoudre ces problèmes et les audiences du Congrès qui réprimandent – avec une certaines légèreté, voir de la sympathie – le Pentagone et les dirigeants des entreprises de défense pour ces retards et les dépenses excessives, rappellent ceux du C-5A Galaxy. Emblématique des « gaspillages » de l’armée américaine durant la Guerre froide, le C-5A avait une envergure de la taille d’un terrain de football. Il ne s’agissait pas d’un avion de combat avancé comme le F-35, mais d’un avion de transport destiné à déplacer deux cent mille livres de fret. Lockheed Martin décroche le contrat pour le C-5A dans les premiers mois de la guerre du Vietnam en 1965, un contrat de 3 milliards de dollars qui s’est transformé en une dépense de 9 milliards de dollars pour le gouvernement fédéral au début des années 1970. Le C-5A avait des fissures dans les ailes et s’est finalement avéré incapable de remplir son objectif, ne parvenant qu’à supporter environ la moitié de la charge pour laquelle il était conçu. Lockheed aura beau dépenser des millions de dollars supplémentaires pour résoudre ces problèmes, rien n’y fera.
En raison de son inefficacité et de son coût, l’Air Force réduit ses commandes de C-5A en 1970, laissant Lockheed dans l’embarras. En 1971, les dépassements de coûts du C-5A, ainsi que ceux du L-1011 TriStar, un avion de ligne commercial, amènent Lockheed au bord de la banqueroute. Au printemps 1971, les banques privées cessent de prêter à Lockheed et il était fort probable que l’entreprise fasse faillite.
Seul le gouvernement fédéral pouvait sauver Lockheed. La société a demandé au Congrès un renflouement sous forme de garanties de prêts d’un montant total de 250 millions de dollars. Si elle n’obtenait pas ces fonds, Lockheed s’effondrerait et emporterait avec elle « 25.000 à 30.000 emplois » dans trente-quatre États américains, sans parler de son importance pour la sécurité nationale américaine. La demande de Lockheed était donc un ultimatum au Congrès ; elle a en quelque sorte menacé le législateur avec un revolver. Le congressman démocrate William Moorhead (Pennsylvanie) résume très bien la situation : « C’est comme un dinosaure de quatre-vingts tonnes qui se présente à votre porte vous dit : « Si vous ne me nourrissez pas, je vais mourir et qu’allez-vous faire avec quatre-vingts tonnes de dinosaure puant dans votre cour ? » Ainsi, Lockheed est devenue l’une des premières entreprises « too big to fail » (trop importantes pour faire faillite, ndlr), comme l’a suggéré le politologue Bill Hartung dans son livre Prophets of War.
Après un débat litigieux et serré au Sénat – qui se déroule durant l’apogée de l’opposition publique à la guerre du Vietnam – les garanties de prêt demandées par Lockheed sont adoptées. Le Congrès ne voulait pas perdre son investissement dans l’avion, ni supprimer des emplois alors que l’économie entrait en récession et que l’inflation progressait. Le C-5A a donc continué à opérer dans les conflits menés par les Américains, pour finalement être rééquipé et amélioré pour devenir le C-5B, puis le C-5C. Il vole maintenant sous le nom de C-5M.
Comme avec le C-5A, l’armée de l’air américaine est désormais en train de revoir son engagement envers le F-35 et se demande si elle doit réduire ses achats prévus de l’avion. Est-il donc possible que le F-35 soit le successeur du C-5A dans le sens où ses dépassements de coûts conduiront à l’insolvabilité (une fois de plus) de Lockheed, et obligeront à un examen minutieux, voire à une réévaluation du complexe militaro-industriel ? Malheureusement, cela paraît très improbable.
Chantage à l’emploi
Ceux qui souhaitent réduire et réformer le budget de la défense et annuler des programmes comme le F-35 – sans parler de démilitariser l’économie américaine – se heurtent à plusieurs obstacles. Le plus évident est l’argument de l’emploi, l’affirmation selon laquelle l’arrêt du F-35 enverra les Américains droit vers le chômage. La production de l’avion C-5A avait affecté les travailleurs avant tout dans une poignée d’États : la Géorgie, la Californie et le Wisconsin. Les pièces du F-35, en revanche, sont fabriquées dans quarante-cinq États et à Porto Rico. En incluant les divers sous-traitants travaillant sur le F-35, cela donne un total d’environ trois cent mille emplois. Certes, ce n’est pas énorme comparé aux 163 millions d’Américains dans la population active. Mais la dispersion des emplois à travers tout le pays dissuade même les législateurs les plus progressistes, comme le sénateur indépendant du Vermont Bernie Sanders, d’arrêter la production du F-35 dans leur État.
Les ventes de F-35 à des pays étrangers sont également essentielles à la manière dont les États-Unis mènent leurs affaires diplomatiques. Les États-Unis ont autorisé des ventes de F-35 à des pays comme la Pologne et envisagent d’en vendre à la Turquie pour y contenir l’influence de la Russie. Ces ventes – et la perspective de ventes supplémentaires – sont devenues encore plus importantes pour les intérêts de la politique étrangère américaine depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022. De plus, l’explosion du commerce mondial des armes depuis les années 1970 – un sujet traité par l’historien Jonathan Ng – a fait du F-35 un outil central de la construction d’alliances à une époque de concurrence entre grandes puissances.
Ensuite, il y a bien sûr le rôle que les entreprises de défense jouent dans l’économie politique au sens large. Dans un article pour le New york Times paru en 2019, la journaliste Valerie Insinna, qui a réalisé d’excellents reportages sur le F-35 pour Breaking Defense et Defense News, révélait comment Lockheed Martin a exercé son influence – directe mais discrète – sur l’avenir budgétaire du F-35, et comment le processus contractuel a permis à Lockheed de gérer en toute liberté un produit gouvernemental. En quelque sorte, les renards surveillaient le poulailler. Comme l’a écrit Insinna :
« Un des facteurs qui n’a cessé de faire dévier le programme F-35 de sa trajectoire est le niveau de contrôle que Lockheed exerce sur le programme. L’entreprise produit non seulement le F-35 lui-même, mais aussi le matériel d’entraînement pour les pilotes et les techniciens de maintenance, le système logistique de l’avion et son équipement de soutien, comme les chariots et les plateformes. Lockheed gère également la chaîne d’approvisionnement et est responsable d’une grande partie de la maintenance de l’avion. Cela donne à Lockheed un pouvoir important sur presque toutes les parties de l’entreprise F-35. “J’ai eu l’impression, après mes 90 premiers jours, que le gouvernement n’était pas en charge du programme”, a déclaré le lieutenant de l’armée de l’air Christopher Bogdan, qui a assumé la supervision du programme en décembre 2012. Il semblait “que toutes les décisions majeures, qu’elles soient techniques, qu’elles concernent le calendrier, qu’elles soient contractuelles, étaient vraiment toutes prises par Lockheed Martin, et que le département gouvernemental chargé du programme se contentait de regarder”. »
Le F-35 de Lockheed, contrairement au C-5A, est produit à une époque où l’industrie de la défense est de plus en plus privatisée depuis les années 1970. Comme l’affirment les historiens Jennifer Mittelstadt et Mark Wilson dans un essai récent publié dans leur ouvrage The Military and the Market, la privatisation de l’armée au cours des dernières décennies fut bien « un projet politique … décidé à la fois en raison de positions idéologiques rigides en faveur de l’entreprise privée et par la recherche intéressée de profits plus importants par la prise de contrôle de ressources et de fonctions gouvernementales ».
Ajoutons enfin à cela le climat actuel de la politique étrangère, où les craintes d’une guerre avec la Chine affolent les Américains, et les avions de chasse F-35 deviennent des outils nécessaires à déployer si et quand les Chinois décident d’envahir Taïwan. Les dirigeants de l’Air Force font également preuve de déférence à l’égard du potentiel du F-35, plutôt que de ses capacités actuelles, estimant que les défauts du F-35 pourront être corrigés en temps voulu.
Ces différents ingrédients constituent la recette idéale pour un gaspillage continu des ressources fédérales et de l’argent des contribuables. Mais du point de vue de Lockheed, cette recette est un succès. Car pendant que le F-35 fait l’objet de moqueries en ligne, Lockheed ricane aussi en regardant son compte en banque bien garni. Le principal défi auquel les progressistes américains sont confrontés est donc de trouver le moyen d’exercer un contrôle démocratique sur une structure aussi peu démocratique. Et s’ils commençaient par cibler le F-35 ?