Les mythes ont la vie dure. Celui d’un « tournant » libéral des États-Unis sous Ronald Reagan jouit assurément d’une fortune particulière. Influencé par les économistes Milton Friedman et Friedrich Hayek, le président républicain aurait supposément consacré toute son énergie à baisser les impôts et réduire le déficit budgétaire. L’examen détaillé de son bilan, en particulier de ses réformes fiscales, révèle pourtant l’exact inverse : c’est plutôt une forme particulière de keynésianisme qui a prévalu sous sa présidence – et même une politique industrielle cachée, centrée sur la hausse sans précédent du budget du Pentagone. Loin de signer le triomphe du laissez-faire, les deux mandats de Reagan ont consolidé un capitalisme monopolistique, déterminé moins par une quelconque doctrine que des intérêts stratégiques nationaux. De quoi relativiser les discours sur le « retour de l’État stratège » supposément initié par Joe Biden, dans le sillage de la crise Covid-19 et de l’invasion russe en Ukraine…
Au milieu des années 1980, tandis que François Mitterrand et la social-démocratie française capitulaient face au « mur de l’argent », Ronald Reagan, icône planétaire de la déréglementation néolibérale, présidait à une succession inédite de hausses d’impôts dans l’histoire des États-Unis. Au-delà des légendes noires et des légendes dorées, ces deux expériences de gouvernement illustrent le primat des rapports de force géopolitiques sur « l’idéologie ».
En France, peu de souvenirs politiques s’imposent tant à l’imaginaire collectif que celui du tournant de la rigueur du premier mandat de François Mitterrand. L’histoire retient qu’élus en mai 1981 sur la promesse de « changer la vie », Mitterrand et sa majorité passèrent, au terme d’un ou deux ans de résistance, sous les fourches caudines de la droite et de la finance internationale. Aux nationalisations d’industries stratégiques et du secteur bancaire, à la hausse du SMIC et des prestations sociales, à la retraite à 60 ans, succédèrent le blocage des salaires, l’austérité budgétaire, l’augmentation des impôts indirects et – gâteau sous la cerise – les privatisations entamées après la défaite aux législatives de 1986.
Contrairement à ses engagements de campagne, lorsque Reagan quitte la Maison blanche, la dépense publique a augmenté de 70 % – du fait entre autres d’une hausse, record en temps de paix, du budget de la défense.
L’épisode a profondément marqué le paysage idéologique, en France et au-delà : preuve, pour les uns, de l’absence d’alternative au capitalisme mondialisé, pour les autres, de l’impossibilité de changer les bases de la société par les voies de la démocratie bourgeoise. L’économiste Milton Friedman déclara, cynique, que l’échec de sa politique de relance fit de Mitterrand le bourreau du Parti travailliste britannique et la planche de salut de Margaret Thatcher pour sa réélection en juin 1983 [1].
D’un retournement l’autre
Ce que l’histoire n’a pas retenu c’est qu’au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, s’opérait un revirement sans doute moins prévisible encore. Sept mois avant l’élection de Mitterrand, Ronald Reagan, ancien acteur de cinéma et syndicaliste à Hollywood, électeur du Parti démocrate propulsé gouverneur républicain de la Californie, devient président des États-Unis. Dans une primaire taillée pour lui, Reagan devance Bush père sur une ligne libérale dure – que l’on retiendra sous le surnom de Reaganomics – de baisse des impôts, du coût du travail et de la dépense publique. Le sortant démocrate Jimmy Carter, accablé par la stagflation et la crise des otages américains en Iran, est balayé par 489 grands électeurs contre 49.
À la veille de l’élection, la santé de l’économie américaine inquiète les marchés obligataires. Le premier choc pétrolier a ouvert près d’une décennie à 8 % de chômage et 15 % d’inflation par an, contre moins de 5 % de chômage et 4 % d’inflation en moyenne entre 1950 et 1970. Selon l’expression du sociologue Giovanni Arrighi, les États-Unis plongent dans une « crise d’hégémonie » tandis que les Européens, secoués par l’effondrement du système de Bretton Woods, relancent la dynamique d’unification monétaire à l’ouest du vieux continent. Le propos d’un secrétaire au Trésor sous Nixon, « Big John » Connally, lancé à une assemblée d’économistes après l’annonce de la fin de la convertibilité du dollar en or, illustre l’état d’esprit des décideurs américains : « Les étrangers veulent nous baiser, il nous faut donc les baiser en premier ».
Pour les « faucons monétaristes » de Washington, la conjoncture appelle des mesures drastiques. La première fut la hausse rapide, à partir de mars 1980, des taux d’intérêt de la Réserve fédérale par son nouveau directeur Paul Volcker. La seconde fut la mise en branle, dans les premières semaines de la nouvelle administration, d’une grande réforme fiscale dont le candidat Reagan avait fait son cheval de bataille. L’objectif assumé est d’attirer les capitaux étrangers – y compris de la France « socialiste » – vers l’économie américaine, moins dans une logique de guerre froide que de défense tous azimuts des intérêts nationaux.
URL incorrecte !N’ayant sans doute en mémoire que le début de son premier mandat, la plupart des commentateurs présentent Reagan comme le guide – avec son alter ego britannique Thatcher – de la révolution néolibérale des années 1980. Répression du mouvement syndical, réduction de la dépense publique aussi massive que les baisses d’impôt, le tout sur fond d’un anti-communisme de combat : tel est d’après la vulgate le bilan des présidences de Reagan. Or, cela reviendrait à ne retenir de quatorze ans de présidence Mitterrand que les premières mesures du gouvernement Mauroy. Si la brutalité à l’égard du monde du travail est largement connue – l’on pense au bras de fer d’août 1981 avec les contrôleurs aériens en grève, que Reagan fit radier à vie et remplacer par des militaires – à examiner dans le détail sa politique économique, le legs reaganien apparaît pour le moins ambigu.
Contrairement à ses engagements de campagne, lorsque Reagan quitte la Maison blanche en 1989, la dépense publique a augmenté de 70 % passant de 678 à 1144 milliards de dollars – du fait entre autres d’une hausse, record en temps de paix, du budget de la défense. Plus étonnant, à partir de 1983, les recettes fiscales ont progressé chaque année durant ses deux mandats. Le 4 aout 1981, quatre mois après une tentative d’assassinat de laquelle il se rétablit avec une rapidité miraculeuse, Reagan fait passer en force la reforme fiscale qu’il avait promise à son électorat. C’est un aplanissement historique de l’impôt sur les salaires, les revenus du capital, le foncier et les bénéfices des entreprises – les principes régulateurs de l’économie américaine depuis le New Deal semblent définitivement abolis.
Reagan s’entoure d’économistes inspirés par la « théorie du ruissellement ». Or les conséquences du « choc fiscal » d’août 1981, frappant de plein fouet les catégories les plus fragiles, firent grincer des dents jusque dans les rangs du Parti républicain. À peine un an après son investiture, plus d’un tiers de ses électeurs ne souhaitent pas que Reagan se représente. Surtout, la réforme est un désastre sur le plan macroéconomique. Contrairement aux prévisions de ses conseillers, la dépense publique ne baisse pas au même rythme que les rentrées fiscales. Les données du Bureau de la gestion et du budget font état d’un trou de 128 milliards de dollars – contre 45 milliards initialement prévus – dans les finances de l’État fédéral. Informé de la situation par son directeur du budget, Reagan aurait déclaré : « En fin de compte, c’est Tip O’Neill [président marqué à gauche de la Chambre des représentants] qui doit avoir raison » [2].
Celui que les médias surnomment le « grand communicateur » mange son chapeau de cow-boy. « Reagan était certainement un partisan de l’allègement fiscal […] sur le plan idéologique », observe l’historien Joseph Thorndike, « mais il lui était difficile d’ignorer le coût de ses baisses d’impôts ». Le 19 août 1982, le Congrès vote une réforme peu connue du grand public mais que les observateurs ont qualifiée de plus importante hausse d’impôts de l’après-guerre. Stupéfaits, les lobbyistes en souliers de luxe qui hantent les couloirs du Joint Committee on Taxation ne sont pas au bout de leurs surprises. À un collègue lui faisant remarquer qu’il y avait « du Gucci de tous les côtés » au comité des finances du Sénat, son président républicain Bob Dole répliqua : « ils seront nombreux à être pieds nus quand on en aura terminé » [3]. En 1984, un rapport indépendant relève que plus de la moitié des 250 entreprises américaines les plus profitables n’ont payé aucun impôt fédéral au cours d’au moins une des trois années précédentes. En 1984 puis 1986, le Sénat républicain fait passer deux lois finissant de défaire l’essentiel des niches fiscales créées par Reagan en 1981.
Ces nouvelles lois ciblent à la fois les contribuables les plus aisés et les grandes entreprises : le taux d’imposition sur les revenus du capital est élevé à hauteur de celui sur les salaires, tandis que les durées d’amortissement comptable sont très fortement réduites. La réforme de 1986 s’attaque même aux avantages du secteur des hydrocarbures, important donateur du Parti républicain mais gorgé de profits par les crises énergétiques des années 1970. Le résultat est immédiat : en 1987 et 1988, les recettes bondissent comme rarement depuis la fin de la guerre.
La politique de Reagan fut-elle réellement inspirée par les fantaisies d’un Milton Friedman ? Ou, comme ce fut le cas de Mitterrand, obéissait-elle à des nécessités plus profondes ?
Aux contre-réformes de 1982, 1984 et 1986 – Reagan signera dix hausses d’impôts cumulées en tant que président – s’ajoute un renforcement considérable des moyens de l’administration fiscale : le budget de l’IRS, l’agence en charge de la collecte des cotisations, augmente de 10 points dans les dépenses non militaires, tandis que 30 000 agents supplémentaires sont recrutés sur la période 1982-89 – 10 000 pour la seule année 1987. Le budget de l’IRS n’a cessé de baisser depuis – en raison directe des recettes – malgré l’alternance des deux partis au pouvoir.
« L’idéologie » à l’épreuve des intérêts stratégiques nationaux
Si en France le Parti socialiste n’a jamais vraiment refermé la « parenthèse libérale » ouverte en 1983, aux États-Unis Reagan ne fut pas le dernier président à pratiquer un keynésianisme dissimulé de cette nature. « Les responsables politiques sont pragmatiques », analysait l’économiste américain James K. Galbraith. « Ils sont bien conscients du fait que les électeurs n’aiment pas le chômage et que les récessions sont impopulaires. L’instinct du politique est de répondre aux récessions par un « plan de relance ». Sous les présidents républicains, on a appelé cela « économie de l’offre » – Reagan l’a beaucoup pratiquée, tout comme George W. Bush entre 2001 et 2004. Il s’agit d’un keynésianisme à courte vue, déguisé, toujours assorti de professions de foi budgétaires et de promesses que la « responsabilité fiscale » reviendra dès le rétablissement des conditions économiques normales. Ça reste toutefois du keynésianisme – des interventions étatiques au profit de la dépense totale, en particulier par le recours aux achats publics, dans le domaine militaire ou ailleurs, pour sortir l’économie du gouffre. »
Une question subsiste : les « tournants » opérés par Mitterrand et Reagan au début des années 1980 furent-ils imposés par les soubresauts de l’économie mondiale ? Ou s’inscrivaient-ils plutôt dans la continuité d’orientations stratégiques de long terme ? S’agissant de la France, de nombreux historiens nuancent à présent le « tournant » qu’aurait constitué mars 1983. En effet, le cadre des « dé-nationalisations » avait été posé bien avant la défaite aux législatives de 1986. La loi bancaire de janvier 1984 – en préparation depuis 1980 au sein du club Échange et Projets, que préside le futur ministre de l’Économie Jacques Delors – harmonise les statuts des différents établissements et introduit de ce fait le principe de la concurrence généralisée dans le secteur bancaire. Le projet de loi sur la « respiration du service public », présenté en novembre 1982, puis la loi de janvier 1983 sur les « titres participatifs », organisent quant à eux le retour des capitaux privés dans le secteur public. Dès février 1982, Jean-Pierre Chevènement toujours en charge de l’Industrie prônait la rentabilité et une « gestion assainie » pour les entreprises d’État. Comme l’observa un ancien conseiller technique de Giscard, cité par Pierre Bourdieu et Rosine Christin dans un article consacré à la libéralisation de la politique du logement, « tout ça, il [fallait] un gouvernement de gauche pour le faire passer ».
De l’aveu d’un proche conseiller de Mitterrand, le but des nationalisations ne fut pas tant de rendre aux travailleurs la propriété de l’appareil productif que de resserrer le tissu économique autour de conglomérats industriels et bancaires cohérents, capables de prendre leur part – au nom de la France – dans la nouvelle division internationale du travail. En témoigne le refus du gouvernement de nationaliser l’empire Michelin, pourtant troisième producteur mondial de pneumatique sur lequel, comme le souligna Georges Marchais, régnait « une seule famille, voire un seul homme ». Le gouvernement ne toucha pas non plus à la filière – stratégique s’il en est – du pétrole, tel le groupe franco-américain Schlumberger dont le PDG Jean Riboud, ami intime du président, comptera parmi les fameux « visiteurs du soir » de l’Elysée.
Début mars 1983, Mitterrand affiche dans la presse son hésitation entre la ligne « européenne » – ou « fataliste » – des Delors, Rocard et Attali, et ce qu’il appela « l’autre politique » portée par Chevènement, Pierre Bérégovoy, Jean Riboud et son frère Antoine, PDG du futur Danone. « Du bluff, pour l’essentiel », opinera trente ans plus tard le journaliste François Ruffin – afin d’arracher à l’Allemagne d’ultimes concessions dans les négociations sur le Système monétaire européen. Plutôt qu’un « tournant de la rigueur », l’historien libéral Jean-Charles Asselain évoquera avec ironie « l’incartade socialiste de 1981 ». « Attention à ne pas jeter l’enfant avec l’eau du bain ! », avertissait déjà le journal Le Monde le 4 mars 1983. Or face au seuil symbolique de trois millions de chômeurs franchi en 1993, que reste-t-il une décennie plus tard des acquis sociaux de la période 1981-83 ? La retraite à 60 ans, votée le 16 mars 1983. « La façade », fulmine Ruffin.
Rendre la planification acceptable
Quid de Reagan ? Sa politique lui fut-elle réellement inspirée par les fantaisies d’un Milton Friedman ? Ou, comme ce fut le cas de Mitterrand, obéissait-elle à des nécessités plus profondes ? Au tournant des années 1980, la puissance américaine est confrontée à l’émergence des « quatre dragons asiatiques » que sont le Japon, la Corée du Sud, Singapour et Taïwan. Le vieux bassin industriel du Midwest, qui connut son apogée durant la Seconde Guerre mondiale, est rendu obsolète par le progrès technique. Le choix s’impose d’orienter l’activité vers les domaines à haute valeur ajoutée. Sans la participation active de l’État, la transition promet d’être lente et difficile et le risque est grand de voir se creuser un écart irrémédiable avec les pays les mieux préparés – en particulier le Japon et son tout-puissant ministère du Commerce international et de l’Industrie (mieux connu sous l’acronyme anglais MITI).
Après la défaite cuisante de Carter et du Parti démocrate en 1980, l’expression « politique industrielle » apparaissait durablement discréditée. Dans le climat idéologique de ce que l’on allait appeler la « seconde guerre froide », l’idée d’un gouvernement allouant des ressources à sa discrétion possède d’insupportables relents planistes. Or si Reagan s’est bien gardé bien d’y faire mention publiquement, ce sont à l’évidence les contours d’un plan que dessine sa pratique du pouvoir.
L’impeccable pedigree anti-communiste de Ronald Reagan conférait une immunité à sa politique économique : « seul Ronald Reagan pouvait rendre respectable l’économie planifiée », écrira le futur secrétaire au Travail sous Clinton
Le premier objectif de cette « politique industrielle cachée » fut d’atrophier les secteurs industriels de base – biens standardisés, automobiles, métaux simples. Ces industries, dont la rentabilité implique une production de masse, sont particulièrement vulnérables à la concurrence par les prix. Par conséquent le moyen le plus sûr d’en réduire la surface est de faire croître leur prix sur les marchés mondiaux, plombant ainsi leurs exportations et poussant les consommateurs américains vers les produits étrangers plus abordables. Et pour provoquer cette hausse des prix, rien de tel qu’un renforcement du dollar – ce à quoi s’applique Volcker depuis sa nomination à la tête de la Banque centrale. La hausse du taux directeur entre 1979 et 1982 fit bondir de 19% le cours de la devise américaine.
Cette stratégie s’avéra d’une efficacité redoutable : quelque deux millions d’emplois d’usine dans la métallurgie, la sidérurgie, la chimie ou encore le textile seront sacrifiés au cours du premier mandat de Reagan. Chacun à sa manière les successeurs de Reagan à la Maison blanche marcheront sur les pas de cette politique. Reagan, Bush père et fils diminuèrent chacun de 9% en moyenne la part de l’emploi industriel, tandis que Clinton signa l’accord de libre-échange avec le Mexique et présida à l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce. Si des économistes de renom comme Anne Case et Angus Deaton commencent à prendre la mesure du coût humain de la désindustrialisation, leurs analyses ne vont toutefois pas jusqu’à désigner des responsables puisqu’aucun de ces noms – Reagan, Bush ou Clinton – n’est mentionné dans leur travail [4].
Quant aux patrons de la vieille industrie, la hausse du dollar les poussa à former des co-entreprises avec des concurrents étrangers – General Motors avec Toyota, Chrysler avec Mitsubishi – ou à délocaliser, soit vers les maquiladoras mexicaines, soit les Zones économiques spéciales en Chine créées à partir de 1979 sous Deng Xiaoping. Le coup de grâce viendra de la simplification du code fédéral des impôts, menée tambour battant par l’administration Reagan à partir de 1984. L’élimination des niches et autres incitations à l’investissement dans les secteurs industriels de base – estimée à 200 milliards de dollars de pertes fiscales au total – empêchèrent les filières concernées de se moderniser.
En parallèle, l’État américain s’employa à soutenir les industries de pointe : microprocesseurs, lasers, fibres optiques, polymères, biotechnologies, etc. Les taux d’imposition particulièrement avantageux appliqués à leurs activités de recherche et développement furent systématiquement préservés. Par-dessus tout, ces secteurs profitèrent de l’explosion des dépenses militaires justifiées par la course à l’armement avec l’Union soviétique. Le budget de défense passa de 180 milliards de dollars en 1980 à près de 300 milliards en 1988 – maintenant une moyenne annuelle autour de 6% du PIB. Le comté de Santa Clara, alias la Silicon Valley, dont Reagan fut un ardent promoteur en tant que gouverneur de Californie, en fut le troisième plus important bénéficiaire, recevant chaque année jusqu’à 5 milliards de dollars de contrats du Pentagone.
La signature des accords du Plaza, en septembre 1985, couronnait le plan reaganien de transition industrielle. James Baker, avocat texan fraîchement nommé secrétaire au Trésor, acta avec ses quatre homologues – Japon, Allemagne de l’Ouest, France et Royaume-Uni – le rééquilibrage du dollar vis-à-vis des autres monnaies des pays du G5. La réévaluation du Yen fut concédé par Tokyo sous la menace de voir appliquer à ses produits des droits de douanes prohibitifs à l’entrée des Etats-Unis, son principal marché d’export depuis 1945. Ce tour de force diplomatique ne sauva pas pour autant l’industrie automobile américaine – elle demeurait nettement moins compétitive que ses concurrents nippons, malgré des restrictions « volontaires » de leurs exportations consenties à la demande des grands groupes de Détroit. Les accords du Plaza permirent cependant aux fabricants de puces comme Texas Instruments, l’un des plus importants fournisseurs du département de la Défense, de conquérir 20% du très hermétique marché japonais.
Dans cette guerre commerciale préfigurant celle contre Huawei ou Airbus, les entreprises américaines de haute technologie reçurent un soutien appuyé de leur gouvernement. En 1987 le géant japonais de l’électronique Toshiba fut poursuivi par le Congrès des États-Unis pour avoir vendu, via l’une de ses filiales, du matériel servant à produire les turbines des sous-marins nucléaires soviétiques. Toshiba plaida qu’un groupe français, Machines françaises lourdes, avait le premier fourni à l’URSS des outils équivalents. Sans succès : plusieurs cadres dirigeants de Toshiba seront condamnés à la prison par la justice japonaise, tandis que les produits du groupe furent interdits à la vente aux Etats-Unis pour une période allant de deux à cinq ans selon les branches d’activité.
En marge du vote, une poignée de parlementaires alla jusqu’à mettre en scène, sur les pelouses du Capitole, la destruction à coups de masse d’un radiocassette de la marque japonaise… Dans le rôle du bon flic, le député Chuck Schumer – aujourd’hui chef de file des démocrates au Sénat et grand architecte du CHIPS Act récemment promulgué par l’administration Biden – déclara au New York Times que les sanctions contre Toshiba ne s’appliqueraient pas nécessairement, et qu’elles seraient conditionnées à l’ouverture du marché japonais à la concurrence étrangère. « Je crois qu’ils peuvent [s’]ouvrir encore davantage », affirma-t-il. « Il n’y a rien qui les en empêche ».
Congressmen smash a Toshiba radio after they sold submarine milling machines to the Soviet Union. (1987) pic.twitter.com/sjWyXsZKcY
— crazy ass moments in american politics (@ampol_moment) July 21, 2022
Face à la vague réactionnaire de la fin des années 1970, l’intervention soviétique en Afghanistan, l’émergence des néoconservateurs et la montée en puissance du courant évangélique, grand soutien du candidat Reagan lors des campagnes de 1980 et 1984, l’on peine à imaginer un élu démocrate poussant l’ambition réformatrice aussi loin. L’impeccable pedigree anti-communiste de Ronald Reagan, sa rhétorique libertarienne mêlée de populisme conservateur – « le gouvernement n’est pas la solution, le gouvernement est le problème » – conférait l’immunité complète à sa politique économique. « Seul Richard Nixon pouvait ouvrir les relations avec Pékin », écrira le futur secrétaire au Travail sous Clinton, Robert Reich, en référence au rapprochement surprise entre les Etats-Unis et la Chine populaire au début des années 1970 ; « et seul Ronald Reagan pouvait rendre respectable l’économie planifiée. »
Notes :
[1] Difficile en outre, sur un temps plus long, de ne pas relever un lien de cause à effet entre l’échec du Programme commun et la lente émergence du populisme de gauche. En 1985, la parution du livre Hégémonie et stratégie socialiste d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe proclamait « l’irréductible pluralité du social », annonçant du même coup la rupture avec l’analyse concrète de la situation concrète qui caractérisait la pensée radicale de gauche depuis le début de XXème siècle.
[2] Monica Prasad, Starving the Beast: Ronald Reagan and the Tax Cut Revolution, Russel Sage Foundation, 2018.
[3] Alan Murray et Jeffrey Birnbaum, Showdown at Gucci Gulch: Lawmakers, Lobbyists, and the Unlikely Triumph of Tax Reform, Vintage, 1988.
[4] Anne Case, Angus Deaton, Deaths of Despair and the Future of Capitalism, Princeton University Press, 2020.